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Sous des ciels rougeoyants
(Sujet créé par Mélisande l 21/02/11 à 17:18)
non favori


Puisque la Pierre se remet à battre de l'aile, c'est le moment de réveiller aussi nos ardeurs littéraires non ?
Je fête donc mon retour avec un texte qui trainait dans mes tiroirs depuis quelques mois, écrit à l'origine pour un appel à texte.



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Mélisande
18/10/2010 22:00
Modératrice
Aes Sedai épluche-légume

Une main posée sur le volant, l'autre manipulant les chaînes de la radio, Marlène fixait la route et la file de voitures qui semblaient s'étendre à l'infini devant elle. De minute en minute, elle voyait se renforcer la menace d'un embouteillage et elle soupira d'agacement. Le faible espoir qu'elle conservait d'arriver avant la nuit s'effilocha et disparut. Elle savait avant même de partir que les choses prendraient cette tournure, -personne de sensé n'espère pouvoir rouler autrement qu'au pas pour sortir de cette ville un premier jour de vacances, même en dehors des périodes de départs massifs qu'étaient juillet et août- mais elle fulminait tout de même à voix basse. Contre les vacanciers. Contre son patron qui l'envoyait à la dernière minute à un rendez-vous primordial à l'autre bout de la France alors qu'elle était censée avoir un jour de congé. Cet homme ne se souciait pas de la vie privée que pouvaient bien avoir ses subordonnés. Et puis, elle fulminait contre elle-même, pour n'avoir pas de projets privés à opposer aux désirs -aux ordres- de son chef. Elle s'en voulait de tout ce qui l'avait conduit là, sur cette autoroute encombrée.
Marlène le savait, elle n'était qu'une personne médiocre, pas vraiment belle, pas vraiment intelligente. Elle n'était pas assez pugnace pour réussir à monter les échelons dans l'entreprise et ses résultats dans les dossiers qu'elle devait traiter étaient toujours moyens. Mais elle se contentait de sa petite place de subalterne et de son salaire moyen et regardait avec désintérêt les autres grimper à toute allure les échelons. Elle savait qu'elle ne bougerait pas de son petit bureau, qu'elle serait parmi les premiers licenciés en temps de crise. Elle n'avait presque pas de relations en dehors de ses collègues et ne se voyait pas en couple dans un avenir proche ou lointain. Pour cela, il faudrait encore qu'elle fasse des efforts pour sortir, parler avec les autres. Mais elle ne le faisait pas. Elle végétait là où elle était et cela lui convenait.
Du moins, presque.

Le grésillement de la radio fit enfin place à la voix désincarnée d'un présentateur. Marlène lâcha le bouton et reporta son regard vers les voitures devant elle, comme si son regard excédé pouvait suffire à les faire disparaître. Le journaliste à la radio récitait d'un ton lénifiant un texte se voulant rassurant sur la situation. La journée était classée rouge mais la situation devrait s'améliorer dans les prochaines heures. Un accident avait eu lieu quelques kilomètres après l'infernal péage qu'elle essayait d'atteindre, mais la situation était sous contrôle et tout devrait se résorber rapidement. Derrière le communiqué rassurant, la réalité perçait malgré tout. Les autoroutes étaient entièrement paralysées sur plus de la moitié du territoire. Elle avait vraiment l'impression d'être prise pour une idiote en écoutant le présentateur. Quelque chose dans la voix de celui-ci donnait la sensation que chaque personne qui avait eu la bêtise de prendre le volant aujourd'hui n'avait que ce qu'elle méritait. Mais elle n'avait pas demandé à être là. Elle n'était pas un de ces moutons qui se précipitent vers le sud en fuyant la capitale dès le moindre rayon de soleil ou au moindre week-end prolongé.
La barrière de péage apparut enfin derrière une courbe de l'autoroute. Malheureusement, elle était encore infiniment loin et tant de voitures attendaient que la franchir en moins de deux heures paraissait une gageure. Marlène ne pouvait que prendre son mal en patience. Qu'importait sa rage d'être là, elle était bien forcée d'attendre et de regarder l'espace entre elle et le péage se rétrécir doucement, mètre par mètre.
Une fois la barrière passée, elle relâcha pleinement la tension qui l'avait écrasée pendant cette trop longue attente. Elle poussa un coup d'accélérateur brutal et dépassa deux véhicules avant de se retrouver à nouveau coincée par un ralentissement provoqué par un accident. La jeune femme ralentit et regarda la scène d'un air fasciné. Les deux voitures semblaient s'être embouties à une allure infernale, au point que l'une d'elle s'était presque repliée sur elle-même. Des morceaux de verre et de carrosserie tapissaient la route, et des pompiers finissaient de recouvrir un corps ensanglanté. Tout ce qu'elle distinguait de sa place au volant était un bras tordu selon une forme invraisemblable, percé de morceaux de verre. Plus loin, un homme se faisait couvrir la tête par un bandage déjà rougi par le sang. Il y a des gens qui détournent le regard devant un accident, comme si d'éviter de regarder la scène pouvait leur épargner un destin semblable. D'autres sont empreints d'une fascination morbide et Marlène savait qu'elle était de ceux-là. Elle regardait le spectacle avec une incompréhension des raisons qui poussent les hommes à se jeter à toute allure sur la route au mépris du danger, le cherchant même. Elle se disait alors qu'elle ne comprenait pas sa propre espèce et observait ses semblables comme on contemple des phénomènes de foire. D'une certaine manière, elle n'arrivait pas à se sentir vraiment humaine. Elle se sentait comme étrangère à sa propre espèce.

Ce deuxième bouchon enfin franchi, Marlène accéléra et slaloma entre les voitures pour s'arrêter à la première aire de repos qu'elle rencontra. Dans un bruit de freins strident elle se gara, monopolisant à elle seule deux emplacements. Si elle releva le fait en sortant hors de son véhicule et en claquant la portière, elle ne tenta pas de se garer plus correctement. L'aire était bondée, mais cela lui importait peu d'empêcher d'autre gens de stationner. Ces vacanciers, ces nuisibles, pouvaient bien patienter. Avec des gestes saccadés et énervés, elle saisit son paquet de cigarettes et s'assit sur le capot poussiéreux pour lâcher sa première bouffée de fumée. Conduire la mettait toujours dans un état de nervosité intense, surtout après qu'elle se soit arrêtée. Pendant qu'elle était au volant, elle était parfaitement maîtresse d'elle même. Sauf, bien sûr, lorsque elle se retrouvait confrontée à une file de moutons humains bêlants et stupides comme ceux d'aujourd'hui.
Ce n'était pas qu'elle n'aimait pas conduire, pas vraiment. Prendre la route ne la dérangeait pas. Sa conduite était, normalement, détendue, fluide, et calme. Ce qu'elle n'aimait pas dans la conduite, c'était le déplacement. Pour elle, la route était un non-lieu, un néant ; un voyage, seulement du temps perdu. On ne peut pas lire, pas travailler, pas aimer. On ne vit plus pendant un trajet, la vie s'arrête, le temps s'étire. Elle ne faisait alors plus qu'accomplir des gestes machinaux : changer de vitesse, ralentir, freiner, allumer les phares, accélérer. Dès qu'elle allumait le contact et jusqu'au moment où elle ôtait la clé, pour elle le monde s'arrêtait. Même quand ce n'était pas elle qui conduisait, Marlène était incapable de faire quoi que ce soit, même dormir, penser. Certaines personnes disent qu'elles aiment conduire, que cela les apaise. Elle, chaque fois qu'elle se trouvait dans une voiture, un train, un avion, dans un de ces moments de passage, elle sombrait dans une sorte de brouillard. Chaque geste, chaque pensée devenait automatique jusqu'au moment où elle pouvait -enfin- sortir du véhicule et recommencer à vivre. Elle ne ressentait aucune pression, aucune angoisse durant le trajet mais, après, elle se retrouvait à chaque fois à fumer un paquet complet de clopes, qu'importe la durée de son déplacement. C'était le seul moyen pour elle d'évacuer la tension. D'autres disent aimer conduire car cela permet de faire voyager l'imaginaire et d'admirer des paysages toujours nouveaux. Pour Marlène, un paysage n'en était un que lorsqu'il était possible de l'admirer à loisir, pendant des jours ou des heures, sans avoir un bestiau de plus d'une tonne d'acier et d'aluminium qui attend derrière vous en ronronnant pour vous rappeler sa présence, le temps qui tourne et le fait que vous allez à nouveau devoir vous enfermer dans cette prison roulante. Et puis un paysage, cela peut s'admirer dans son fauteuil en frôlant des doigts des photos conservant un instant parfait, une lumière idéale.
Tout en fumant sa cigarette -la septième, ou peut-être la huitième-, elle tenta d'établir des pronostics sur le temps qu'il lui faudrait pour arriver à destination. A onze heures du matin, elle n'avait pas encore effectué le quart de son trajet. Dans ces conditions de route, elle n'espérait pas arriver à destination avant que la nuit soit tombée depuis longtemps. Ce qui signifiait chercher un hôtel abordable -le patron ne lui avait donné aucune avance et ne lui payerait surement pas l'hôtel- alors que ses réserves étaient déjà des plus maigres et que toute cette vague de derniers vacanciers avait déjà dû réserver depuis belle lurette. La seule solution qui lui restait pour ne pas prendre de retard était de manger maintenant pour pouvoir conduire au moment où tous les voyageurs s'arrêteraient comme un seul homme pour envahir les aires de repos et s'alimenter.
Elle écrasa une dernière cigarette sous son talon en notant mentalement d'en racheter après avoir mangé. Le paquet n'en contenait plus qu'une seule, les mégots des précédentes tapissant le sol autour de sa voiture. Elle descendit du capot pour se diriger vers le petit restaurant de l'autoroute, ignorant les insultes d'un automobiliste qui exigeait d'elle qu'elle déplace sa voiture pour libérer une place. Qu'il se débrouille. Quand elle pénétra dans le bâtiment, elle fut abasourdie par le bruit. La partie café était remplie de monde. Les gens sirotaient qui un chocolat, qui un thé dans un brouhaha incessant. Des enfants criaient, un bébé brayait comme un goret dans l'indifférence totale de ses parents. Mais lorsqu'elle se fut servie, elle constata que pas une personne n'avait eu l'idée de manger plus tôt pour être tranquille. Elle mangea seule, en regardant d'un air narquois le troupeau agglutiné de l'autre côté du bâtiment.
La nourriture était, comme elle s'y attendait, insipide. La viande était noire et trop cuite, les pâtes à peine chaudes. Le gâteau, quant à lui, devait être mastiqué longtemps pour être autre chose qu'un amas de chocolat caoutchouteux. Elle avait désormais un mauvais goût sur la langue mais ne pouvait rien y faire. Elle resta quelques minutes à fixer son assiette encore à moitié pleine puis se leva brusquement et repartit vers le parking. Il était inutile de s'attarder plus que nécessaire dans cet endroit sinistre et bruyant.
Le ciel était désormais chargé et lourd, ne laissant passer qu'une lumière glauque. Après quelques heures de route, la pluie se mit à tomber en un rideau ininterrompu, forçant les voitures à rouler au pas. L'horloge de sa voiture indiquait à peine quatre heures de l'après-midi mais on aurait dit que la nuit commençait à tomber. Devant et derrière Marlène, toute une file de voitures s'illuminait en mettant en route les phares en une vaine lutte pour gagner en visibilité. Elle avait désormais deux heures de retard sur ses pronostics, malgré le fait qu'elle n'ait pas hésité à dépasser les limites de vitesse autorisées à plusieurs reprises.
Il lui paraissait inutile de s'entêter à essayer de continuer d'avancer sur cette route. Le mieux qu'elle avait à faire c'était de sortir de l'autoroute, chercher un bar ou un hôtel et dormir quelques heures avant de repartir de nuit pour arriver à destination à l'aube. Plus elle y réfléchissait, plus elle trouvait cette idée raisonnable. Aussi, à la première sortie qui se présenta, elle tourna brusquement le volant sans regarder vers quelle ville ou village elle se dirigerait. Peu lui importait les panneaux, seul comptait la halte qui l'attendait. C'était une sortie donnant sur une route secondaire, en mauvais état et la pluie formait des flaques dangereuses sur le bas-côté. Lorsqu'un tracteur surgit dans le sens inverse, la jeune femme comprit immédiatement que l'accident était inévitable. Elle n'était pas concentrée sur la conduite, comme à son habitude, et elle était même étonnée que cela ne lui soit jamais arrivé avant. Elle pouvait encore redresser les roues, minimiser les dégâts.
Elle lâcha le volant.

Quand elle ouvrit les yeux, Marlène fut d'abord surprise par une lumière rouge éblouissante. Elle plissa les paupières pour faire le point sur son environnement et regarda autour d'elle. Elle était allongée sur un petit talus d'herbe rendue boueuse par la pluie qui continuait à tomber avec une régularité déprimante. Ses vêtements étaient complètement imbibés d'eau et elle grelottait. Elle tenta de bouger ses membres pour vérifier qu'elle n'avait rien de cassé et la douleur qui résulta d'un seul mouvement la mena au bord de l'évanouissement. Lorsqu'elle eut repris son souffle, une deuxième vérification lui apprit qu'à part une cheville foulée, la douleur était surtout musculaire, causée par le choc de l'atterrissage sur le talus. Elle était persuadée d'avoir attachée sa ceinture mais avait elle avait visiblement oublié. Elle avait dû être éjectée par l'impact, ce qui avait causé toutes ces écorchures qu'elle avait sur les bras et le visage. Elle frissonna en imaginant la chance qu'elle avait eu de ne pas avoir été défigurée en traversant la vitre et de ne pas avoir atterri dans un fossé caillouteux. Une fois son examen terminé, elle regarda autour d'elle pour chercher sa voiture et voir si elle était encore en état de rouler. Et puis, elle allait devoir faire le constat avec le conducteur du tracteur. L'idée seule la faisait grogner.
Ni sa voiture, ni le tracteur n'étaient en vue. De quelque côté qu'elle regarde, elle n'apercevait que des collines de faible dénivelé qui s'évasaient sur sa gauche avant de devenir des montagnes et elle ne voyait aucune trace de la route qu'elle avait empruntée. Le paysage, quand à lui, n'était pas celui qu'elle traversait quelques minutes ou quelques heures plus tôt. Même si elle n'y avait pas prêté attention, elle aurait juré avoir roulé dans une forêt de conifères et avoir longé des plaines de champs cultivés. Le panorama autour d'elle évoquait plutôt les contreforts des Alpes. C'était là un spectacle déroutant, mais le pire à ses yeux était le ciel. Il n'était pas bleu, ou en l'occurrence du gris anthracite qu'il était censé avoir étant donné la pluie qui tombait toujours avec autant de force, mais d'un rouge sombre, presque pourpre. Ce n'était pas non plus le rouge mêlé de jaune, d'orange, et de rose que le ciel qu'elle connaissait adoptait au crépuscule, non ; c'était un ciel chargé de nuages et à travers lequel passait malgré tout une faible lueur de fin d'après-midi d'automne. Mis à part sa couleur, il n'avait rien d'anormal. Mais elle savait que le ciel n'est rouge qu'au soir et dans certaines conditions. En journée le ciel ne devrait adopter que des nuances de bleus et de gris. Elle n'était pas scientifique, mais cela, elle le savait. Cette couleur la perturbait au point qu'elle préférait diriger son regard vers le sol. La voûte au-dessus d'elle était véritablement par trop oppressante.
D'une voix érayée par la pluie et le froid elle appela à l'aide, plusieurs fois, mais personne ne répondit. Elle semblait être seule sous ce ciel pourpre. Finalement, elle réussit à se lever malgré sa jambe qui tremblait sous son poids et chercha des traces de l'accident. Mais il n'y avait rien, ni voiture, ni tracteur, pas de traces de pneu, aucune marque dans la boue à part l'empreinte de ses pas. Elle était seule sur ce petit coin de monde. Seule, sans aucune possibilité d'aide. Son portable était resté dans sa boite à gants, elle n'avait pas ses papiers sur elle et rien pour panser ses plaies qui continuaient à saigner. Elle avait froid, peur et se sentait au bord d'une crise de nerfs. Alors même qu'elle tentait désespérément de réfléchir, une partie d'elle même gémissait de façon ininterrompue, l'empêchant de formuler un raisonnement intelligent. Une cigarette aurait pu l'aider à se calmer mais elle n'en avait pas sur elle. Enfin, elle décida de quitter les lieux et d'essayer de trouver une habitation où demander de l'aide avant de tomber en hypothermie. Il fallait qu'elle marche avant que le froid ne l'engourdisse. Elle partit vers ce qui lui semblait être le sud-est et les montagnes. Après tout, se disait-elle, c'était dans cette direction qu'elle se dirigeait avant l'accident, autant ne pas faire demi-tour.

Marlène aurait pu marcher des heures, des jours sans voir une seule habitation, sans croiser un seul être humain. Ce fut la nuit tombante qui la sauva, lorsque la lumière du jour eut suffisamment baissé pour lui révéler quelques lumières tremblotantes sur sa gauche. Un village, ou du moins quelques habitations devaient se trouver à proximité. Soulagée, Marlène dévia sa route vers le nord en luttant contre l'engourdissement. Seule la perspective d'un bon bain chaud l'empêchait de se laisser tomber sur l'herbe boueuse et de s'endormir dans ses vêtements trempés. Malgré la vigueur retrouvée que lui avait insufflée la vision de ces petites lumières, il lui fallut encore presque une heure pour rejoindre un chemin de terre battue et voir apparaître un groupe de bâtiments à la lueur de torches. Il y avait là deux bâtiments de forme longue, granges ou écuries, quelques maisons de petite taille en bois et une autre, plus imposante. Il s'agissait d'un hôtel en pierre et en bois ressemblant davantage à une auberge médiévale qu'à un bâtiment moderne : des torches encadraient l'entrée, une carriole stationnait près d'une des fenêtres du bâtiment et on distinguait plus loin un groupe de roulottes, ou quelque chose du même genre, autour desquelles des ombres bougeaient. Marlène frissonna. Elle se sentait si loin de tout ce qui lui était familier. S'il ne s'agissait pas d'un cauchemar ou d'un délire provoqué par la fièvre, elle ne voyait pas ce qui pourrait la ramener vers des lieux plus familiers. Elle était proche de s'effondrer nerveusement.
Lorsqu'elle franchit la porte, le bruit de conversations qu'elle entendait depuis l'extérieur s'éteignit et une vingtaine de paires d'yeux se fixèrent sur elle. Elle n'osait même pas imaginer la désastreuse image qu'elle devait offrir à ces gens, ses cheveux bruns dégoulinant d'eau et de boue sur ses vêtements trempés et déchirés, les bras et le visage couverts d'écorchures et d'ecchymoses. Elle se retenait péniblement de pleurer. Les gens en face d'elle semblaient eux aussi sortir du Moyen-Age ou de quelque vieille histoire avec leurs chemises et leurs pantalons de toile pour les hommes et leurs longues jupes de coton ou de laine pour les femmes. Elle allait parler lorsqu'une couverture grise lui fut posée sur les cheveux et que quelqu'un commença à la frictionner vigoureusement. Elle se retourna pour découvrir le visage maigre et bienveillant d'une femme d'une petite cinquantaine d'années.
«  Excusez-moi, balbutia Marlène d'une voix enrouée. Je suis perdue et...
— Bienvenue alors, Perdue, lui répondit la femme d'une voix maternelle. Marlène eut l'impression que dans sa bouche, « perdue » sonnait comme un nom propre.
— Merci, merci beaucoup, répondit-elle. Je ne m'appelle pas Perdue vous savez. Mon nom est Marlène, Marlène Vertut. Je ne sais pas trop où j'en suis mais...
— Ce n'est pas la peine de parler, la coupa la femme en lui mettant la main devant la bouche. Je sais ce que vous êtes. Vous n'êtes pas la première ni la dernière à vous Perdre ainsi. Suivez-moi, nous serons plus à l'aise là haut pour parler. Mais la priorité pour vous, c'est de prendre un bain et bon repas chaud. »
D'une main douce et ferme, elle guida Marlène vers un escalier de bois en colimaçon. Les conversations reprirent petit à petit alors qu'elles disparaissaient dans les étages de l'auberge.
Une demi-heure plus tard peut-être, elle se réchauffait en peignoir devant une cheminée de petite taille dans la chambre qui lui avait été offerte bien qu'elle n'ait pas d'argent Alors qu'elle était sur le point de s'endormir, bercée par la chaleur enveloppante, l'aubergiste vint s'assoir en face d'elle et commença à la jauger du regard.
« J'imagine que vous vous posez des questions, finit-elle par demander.
— Oui et des tas, répondit Marlène d'une voix énervée. Qu'est ce que c'est que cet endroit ? Je suis où exactement ? Vous n'allez pas me dire que c'est normal ce ciel rouge ? Comment est-ce que je peux rentrer chez moi d'ici ?
— Vous êtes une Perdue. Nous en voyons passer de temps en temps des gens comme vous qui s'égarent entre deux mondes. « ici » et « là-bas » se rejoignent parfois. C'est ainsi. Les mages étudient le phénomène depuis des siècles mais je ne connais pas leurs théories. Les choses sont comme elles sont et peu m'importent les raisons.
— C'est tout ? persifla Marlène. Vous n'allez pas me sortir un discours comme quoi je suis la sauveuse de votre monde ou quelque chose dans ce genre ? Je ne marche pas dans ce genre de combine absurde. Cessez cette plaisanterie et dites moi la vérité.
— C'est la vérité. Il n'y a aucune raison à votre présence. Vous vous êtes perdue voilà tout, il n'y a pas de sens ou de logique à chercher. Tout ce que vous pouvez faire c'est choisir de vous installer ici ou reprendre la route en espérant rentrer chez vous un jour. C'est ce que font tous les perdus et parfois, cela marche.
L'aubergiste se releva et épousseta ses jupes avant de se diriger vers la porte. Au moment de la franchir elle se retourna vers la jeune femme encore toute perdue au milieu de ces explications.
— Il y a des Manouchis qui campent près de l'auberge, vous avez dû en voir dans la salle en bas. Vous partirez demain avec eux. La règle ordonne à tous d'accepter d'héberger tout Perdu qui se présente pour une nuit. Pas plus. Je vous prierai de ne pas descendre ce soir. Je viendrais vous réveiller quand les Manouchis seront sur le départ. »

L'aubergiste la réveilla à l'aube. Elle la fit manger et sortir rapidement, afin que les autres clients n'aient pas à subir sa présence, pensa Marlène. Quand elle fut dehors, un des « Manouchi », une espèce de gitan, lui indiqua par geste de monter sur le petit perron de la dernière roulotte et elle s'y assit, après avoir vainement tenter de pénétrer à l'intérieur. La porte était fermée à clé. Alors que le petit convoi se mettait en route, elle put voir les gens du hameau la regarder partir derrière leurs volets mi-clos. Leurs regards laissaient poindre le soulagement de la voir partir. C'est hébétée qu'elle vit les maisons disparaître derrière les collines. Elle s'enroula dans une couverture rêche mais sèche que les Manouchi avaient laissé à son intention et se pelotonna contre la paroi, cherchant le sommeil, mais elle était sans cesse réveillée par les cahots dûs au mauvais état de la route. Elle entendait des bruits de discussion étouffés dans la roulotte mais personne ne lui ouvrit. Lorsqu'ils s'arrêtèrent le soir, elle se joignit au cercle autour du feu de camp et elle fut servie comme les autres. Mais personne ne lui adressa la parole malgré ses questions. Elle se coucha sur son porche et laissa couler des larmes de rage. Elle était là, seule, entourée de gens qui la méprisaient et l'ignoraient. Une part d'elle même notait qu'elle même n'avait jamais considéré les tsiganes autrement qu'avec mépris. Elle était pleine de préjugés et l'avait toujours accepté. Mais l'idée que cela puisse être réciproque la gelait jusqu'à l'âme. Le désespoir qui rôdait près d'elle depuis qu'elle était arrivé dans ce monde s'abattit sur elle. Elle se mit à gémir pitoyablement, sanglotant mais sans sortir une seule larme.
Au matin, elle fut réveillée par le cahin-caha des roulottes reprenant leur route. Elle gémit en sentant ses courbatures revenir, exacerbées par l'inconfort de cette nuit. Elle cherchait une meilleure position quand la porte de la roulotte s'ouvrit. Une jeune fille de dix ou douze ans à la peau brune et aux grand yeux noirs lui sourit et lui fit signe d'entrer. Elle pénétra dans une sorte de minuscule salon aux murs de bois peints représentant des lieux et un bestiaire fantastiques : licornes dans des forêts aux arbres de cristal, cerbères et minotaures sous des ciels bleus, verts ou jaunes, d'autres créatures qui lui étaient inconnues... Lorsqu'elle se retourna vers le centre de la pièce, elle se sentit rétrécir sous le regard scrutateur d'une très vieille femme.
« Cela fait une journée que nous avons quitté Camarou, petite Perdue. Le temps du silence est terminé et nous pouvons te parler. Installe toi et mange. »
Étonnée et soulagée que quelqu'un lui parle enfin, Marlène se laissa tomber sur une chaise.

Une semaine passa, durant laquelle elle apprit à connaître les coutumes de ce peuple, même si elles lui restaient souvent incompréhensibles. Les Manouchi n'adressaient la parole à personne qui n'ait passé une journée loin des habitants des villages et des villes. Pour eux, ces gens étaient impurs et il fallait attendre une journée avant que le voyage ne les ait purifiés. Ils accomplissaient parfois des gestes de la main gauche pour conjurer des mauvais sorts, n'utilisaient que des couverts en bois, s'écartaient avant d'entrer dans une pièce afin que les fantômes de leurs ancêtres y pénètrent également. Elle avait toujours eu des préjugés envers ces « gens du voyage » comme on les nommait chez elle, pour ne pas choquer. Mais en elle, elle les avait toujours appelé « romanos » ou «  tsiganes » sans se soucier d'user d'un vocabulaire politiquement correct. Elle les avait vus comme une bande de voleurs, d'analphabètes. Et bien, les Manouchis l'étaient effectivement, illettrés. Mais ce n'étaient pas des gens frustes, ils vivaient juste différemment, dans un monde différent, avec davantage d'imaginaire. Elle aurait été bien en peine de dire quelles étaient leurs ressemblances et différences d'avec les tsiganes qu'elle connaissait si peu.
Elle apprit à s'habituer à se réveiller tous les jours avec un ciel rouge, oppressant, au dessus de sa tête. Cette couleur particulière donnait l'impression que la voûte céleste était beaucoup plus proche que chez elle. Mais même si elle y était désormais accoutumée, elle n'arrivait pas à l'aimer. Même si c'était un rouge un peu effacé, très clair, elle y voyait encore la couleur du sang, de la haine et de la mort. Les nuages pourpres y dessinaient des trainées écarlates , créant des vaisseaux rouges, des dragons vermeils comme dans un vrai ciel. Mais les monstres y paraissaient plus réels, et Marlène préférait marcher en regardant le sol, s'appuyant sur un bâton pour épargner sa cheville foulée.
Selon les Manouchis, elle retrouverait son chemin en continuant à avancer. Elle se faisait l'effet de Dorothée écoutant les Munchkins lui chanter de suivre la route de briques jaunes. Alors, en attendant, elle les accompagnait dans leur périple, clopinant à côté des roulottes qui avançaient à une allure poussive. Il était impossible de se détacher de la réalité comme elle le faisait en voiture. Il fallait être perpétuellement attentif aux cailloux, aux trous dans la route pour ne pas chuter, éviter les flaques causées par le déluge de la nuit de son arrivée. Elle était priée de ramasser les fruits sauvages qui bordaient le chemin en haies parfois impénétrables pour assurer la pitance du soir. Son statut d'étrangère au groupe ne la dispensait pas des tâches de celui-ci. Alors, pendant les longues journées de marche, elle discutait avec les femmes autour d'elle, apprenant leur mode de pensée et de vie, les enviant parfois mais, le plus souvent heureuse de ne pas faire partie des leurs. La vie moderne des villes lui convenait bien mieux. Mais elle finit par prendre plaisir à marcher, et apprenait à laisser son esprit vagabonder tout en cheminant. Elle cherchait à comprendre le pourquoi de son arrivée en ces lieux. Et, aussi, elle essayait de comprendre pourquoi, ce jour-là, elle avait lâché le volant. Elle n'était pas suicidaire. Du moins c'est ce qu'elle pensait. L'idée de mourir lui faisait peur plus qu'autre chose. Mais à cet instant-là, elle s'était sentie si lasse...
Elle avait préféré tout lâcher. Elle n'avait aucune raison, aucune explication. Ça lui avait tout simplement paru plus simple.

Le huitième jour de leur voyage, les Manouchis quittèrent la route. Voyant la file de roulotte se frayer son chemin parmi les hautes herbes des prairies qui grimpaient vers les montagnes, elle paniqua. N'était-elle pas censée suivre la route ? Elle s'en fut poser la question à la vieille femme qui l'avait recueillie dans sa roulotte. Celle-ci était en train de coudre malgré les soubresauts du véhicule.
« Crée toi ta propre route, lui répondit elle sans même la regarder. C'est un de nos vieux proverbes. On dit que tous les chemins sur lesquelles circulent les gens des villes ont été crées par notre peuple. Ils se contentent de repasser sur nos traces et de les solidifier avec leurs pierres et leurs graviers. Ils sont incapables de voyager si nous ne leur montrons pas la voie. Aujourd'hui, il est temps pour nous d'avancer sur un sentier nouveau. »
Marlène sortit de la roulotte pour reprendre sa place dans le groupe et sa marche vers un hypothétique retour. Tout en avançant, fatiguée, elle réfléchissait. Elle avait l'impression d'oublier un détail important, sans comprendre lequel. Et elle savait ou devinait qu'elle ne pourrait rentrer là d'où elle venait, là où un ciel bleu embrassait la terre de son étreinte douce, que lorsqu'elle aurait trouvé cette clé qui lui manquait. Elle cherchait désespérément, craignant de le découvrir trop tard, quand le voyage serait devenu son but comme pour les Manouchi. Alors, en attendant le jour où elle retrouverait la route vers cet ailleurs d'où elle venait, elle continuait à parcourir des chemins naissant sous des ciels de rouges écarlates.
hybrid
21/02/2011 17:18
errante......

Très sympathique comme texte, j'ai vraiment bien aimé ! C'est bien écrit, et pour peu qu'on adhère à l'histoire, ça se lit tout seul. Bonne pioche, c'est un genre que j'apprécie, donc s'il y a une suite, je suis preneuse. Je reste un peu sur ma faim, là...
Mélisande
22/02/2011 00:08
Modératrice
Aes Sedai épluche-légume

Merci beaucoup pour ce commentaire

En fait il n'y a pas, ni n'y aura à priori de suite. L'histoire n'a pas besoin que l'on sache ce qui s'est passé ensuite, à chacun de décider
hybrid
22/02/2011 21:04
errante......

Oué je me doute, c'est ça qui est frustrant et je suppose que c'est ce que tu recherchais maiiiiiiiiiis........... qui sait.................

Et désolée pour la pauvreté de mon commentaire... euh, pardon, "mes" commentaires. C'est juste que quand j'aime je suis pas bavarde. Je relève plus facilement ce qui me gêne
Legacer
07/03/2011 01:20
Lega ... C'est plus fort que toi!

Un très bon texte. Une petite nouvelle des plus sympathique, bien travaillée.

J'ai beaucoup aimé le début, la suite dans le monde "parallèle" est aussi très bien, mais elle manque un peu de consistance. Il aurait été intéressant de décrire un peu cet univers et de donner la possibilité au lecteur de suivre la marche de Marlène avec les Manouchis. Tu aurais ainsi pu dépeindre un univers particulier et permis à ton personnage de nous délivrer un peu plus ce qu'il avait en tête.

Par contre je ne suis pas de l'avis de hybrid concernant la fin de ton tetxe. Je trouve que c'est très bien ainsi, le lecteur n'à pas besoin de plus!
hybrid
12/03/2011 19:37
errante......

C'est juste que j'aime les histoires sans fin
Sinon il est très bien comme ça !
Magot
14/03/2011 17:25
Matrim Cauthon

Vraiment tres bien ecrit. J'ai eu du mal sur la premiere partie la mise en place du personnage et de l'environnement aurait pu etre plus efficace. mais j'ai fini par rentrer dans l'univers eet j'ai beaucoup apprecié ton texte. Felicitation
Mélisande
15/03/2011 13:26
Modératrice
Aes Sedai épluche-légume

Encore une fois, merci beaucoup pour tous ces commentaires

Je reconnais qu'elle manque un peu de profondeur, mais le cadre d'un appel à texte, avec sa limite de mots, rend difficile de s'éterniser autant qu'on le voudrai sur des détails. J'espère faire mieux une prochaine fois.
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