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LES MAÎTRES MARCHANDS
(Sujet créé par Aelghir l 27/08/07 à 01:11)
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Nouvelle histoire... titre peut-être provisoires selon évolution
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Aelghir
27/08/2007 01:11
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

Prologue

Cette forêt n'est pas comme les autres. C'est une forêt interdite, un lieu secret.
Parmi les chênes âgés de mille ans et plus, tordus par une souffrance ancienne, un chemin se fraie un difficile passage. La sente serpente entre les fourrés sombres entrelacés de lianes épineuses. De leurs aiguillons crochus suinte un venin plus foudroyant que celui des aspics couronnés. Quiconque s’égratigne à ces dards n’a pas le temps de seulement entamer une imploration. Mais nulle créature sensée ne se hasarderait en ce lieu secret.
Pourtant, sur le sentier au sol égal, une ombre progresse parmi les ombres. Certains, parfois, transgressent l’interdit. Leurs motifs sont inavouables. Très peu en reviennent. Ou peut-être plus que l’on ne croit. Car qui irait raconter qu’il a un jour franchi la Limite et accompli le maléfique pèlerinage ? Qui serait assez stupide pour se vanter d’un exploit qui lui attirerait les foudres des Intègres ? Qui risquerait de se retrouver dans les terribles geôles de l’Intégrité pour le plaisir surfait de quelques rodomontades ?
Le visiteur ne se glorifiera donc pas de son incursion dans la forêt interdite. Son escapade est aussi secrète que le chemin emprunté, aussi interdite que la forêt. Ses pieds chaussés de bottines souples foule en silence la terre lissée.
C’est une femme. Une cape brune la couvre entièrement. Un vaste capuchon garde son visage dans une obscurité plus profonde que la nuit qui l’environne.
La lune luit froidement à travers les frondaisons à demi dépouillées par l’automne. Sa face crayeuse contemple le chemin où la femme avance d’un pas pressé.
Le vent se lève. Il gémit entre les branches tourmentées. Il module une plainte glaçante. Ne serait-ce pas un avertissement à ne pas aller plus avant en ce lieu hermétique et prohibé. Mais la femme ne l’écoute pas. Elle s’enfonce plus loin encore au cœur de la forêt maudite. Elle est déterminée à aller au terme de son voyage.
Sur sa poitrine, elle serre un enfant. Ce n’est qu’un nourrisson de quelques jours à peine. Elle ne ressent rien à son égard, ni tendresse, ni compassion. Ce n’est pas son enfant. Elle ignore quelle femme l’a porté et mis au monde. Son majordome le sait sans doute mais elle ne lui a posé aucune question lorsqu’il lui a remis le poupon endormi. Ce dernier n’est pour elle qu’un innocent messager. Il est pur, sans défaut et donc indispensable.
Des sentiments, la femme en éprouve pourtant. Elle connaît l’amour tout autant que la haine. Ce sont eux qui guident ses pas sur le sentier infâme et l’empêchent de trébucher alors qu’elle marche vers l’indicible.
La femme se retient de cracher sur le sol vitreux, vaguement luminescent. Rien ne souille cette pureté glacée. Le vent lugubre emporte au loin les brindilles et les feuilles mortes.
Elle accélère encore le pas. C’est comme une brûlure au creux de ses reins. Elle est prête à tout.
La femme est dure et fière. Elle est de bonne race mais pas suffisamment. De là vient sa douleur. Elle ne sera bientôt plus seule à souffrir. Elle avance tête haute. Elle n’a pas la Loi pour elle. Mais elle réclame justice. Le parjure sera puni ! Et nul, jamais, ne la soupçonnera.
Elle devrait avoir peur. Mais elle ne craint rien parce que sa colère lui sert d’armure. Sa haine est une lame incandescente. Elle brandit son droit comme un bouclier. Le Peuple Obscur ne peut qu’approuver son audace. Il acceptera son offrande.
Dans l’obscurité du capuchon, un sourire balafre son visage. Elle a été belle. Elle le redeviendra sans doute lorsqu’elle sera retournée parmi les siens. En ce moment, elle est, non pas vraiment laide, mais effroyable. La détermination modèle sa face, creuse ses joues, fait saillir ses pommettes, découvre ses dents. Elle ne flanchera pas.
Il lui semble marcher depuis des heures voire des jours. C’est peut-être le cas. Le temps est différent dans la forêt interdite. Certains prétendent qu’il n’existe même pas en ces lieux dédiés au Peuple Obscur. Elle n’en dispose pas, elle. C’est pour cette raison qu’elle en est venue à cette terrible extrémité. Une fois enfanté et nourri dans son cœur, le noir dessein l’a ébloui jusqu’à n’être plus qu’une idée fixe. Elle a aussitôt éprouvé la hâte de la mettre en œuvre. Elle a goûté, durant des jours, à cette saveur d’acier sur sa langue, comme si elle s’était mordu l’intérieur des joues jusqu’au sang. Elle a enfin surmonté son appréhension, elle est allée consulter Grüna l’ancienne dans sa grotte. A l’heure où les ombres se tissent à la nuit qui monte du sol, après une rude ascension, elle s’est présentée, cœur battant, devant la bouche noire où gîte la guérisseuse. Nombreux sont ceux qui tiennent la vieille pour démente. Mais Grüna est plus vieille peut-être que le chêne vénérable qui orne la Grand Place et plus savante que le Général des Intègres. N’entretient-elle pas elle-même la fable de sa folie ? Les Intègres ont d’autres chats à fouetter qu’une pauvre folle qui, à l’occasion, sait remettre en place un membre brisé ou soigner les maux des paysans. Peu savent, et c’est un secret bien gardé, que l’ancienne connaît bien plus que les anodins pouvoirs des plantes. Elle possède les clefs qui mènent au Peuple Obscur.
La femme ricane. Le prix exigé par Grüna était élevé mais elle était prête à payer dix fois plus. Reculer n’était déjà plus possible si même elle en avait eu envie. La peur qui tordait ses entrailles s’était évanouie tandis qu’elle redescendait vers la cité endormie. En fait, ce qui l’avait terrifié, ce n’était pas l’alliance hérétique qu’elle envisageait mais le fait que l’ancienne ait pu refuser de la recevoir. Sans ses conseils, elle n’aurait pu pénétrer bien loin dans la forêt maudite.
Le chemin malsain s’étire, à l’infini semble-t-il. Le Peuple Obscur joue-t-il avec elle ? S’amuse-t-il de son attente et de ses espoirs ? Va-t-elle errer pour l’éternité parmi les ombres vénéneuses des arbres silencieux ?
Elle a tout le loisir de remâcher sa rancœur. Elle doit être insoupçonnable. Elle le sera. Un accident, une maladie pourraient paraître suspects malgré toutes les précautions. Tandis qu’avec la contribution qu’elle va réclamer en échange de son offrande, qui pourra la désigner du doigt lorsque le malheur s’abattra sur son ennemi ?
L’enfant se met à pleurer. Elle le berce machinalement. Il s’apaise mais cela ne dure guère. Il doit avoir faim. Les pleurs du nourrisson agacent la femme. Elle plaque une main sur le minuscule visage. Les vagissements cessent mais l’enfant suffoque. Jurant, elle retire sa main. Un petit cadavre ne lui serait d’aucune utilité. Pis encore : elle devrait donner sa propre vie pour prix de son intrusion en ces lieux hors de la norme et hors du temps.
Elle ne retient pas un soupir de soulagement lorsqu’un espace dégagé s’ouvre brusquement devant elle. Elle s’immobilise à l’orée de la vaste clairière parfaitement circulaire. Son regard en fait lentement le tour. Une herbe rase, gris foncé sous la luminosité glaciale. La lune, pleine, surplombant le cercle enclos de troncs droits et épais, sans autre issue que le chemin par lequel elle est arrivée. Un frisson soudain parcourt son dos. Elle jette un coup d’œil par-dessus son épaule. Le sentier a disparu. Il ne lui reste plus qu’à avancer. Elle sait qu’elle doit se placer au centre du cercle. Elle prend une profonde inspiration puis progresse lentement dans l’herbe qui crisse sous ses pas comme de la neige fraîche. Ainsi que le lui a indiqué Grüna, elle parvient auprès d’une dalle blanche de médiocres dimensions. Elle y pose le pied droit puis le gauche et s’y tient sans bouger. Elle attend.
— Tu réclames notre assistance. Que nous as-tu apporté en échange, fille du Peuple Arrogant ?
Elle se retient tout juste de sursauter. Il vaut mieux ne pas laisser transparaître la moindre trace de peur. La voix, désincarnée, l’a saisie. Elle est inhumaine, bien évidemment. Ses inflexions sont si caressantes qu’elles semblent masquer une totale malveillance.
La femme se reprend. De quoi aurait-elle crainte ? N’a-t-elle pas pénétré dans la forêt interdite pour entendre l’un de ses habitants lui demander ce qu’elle désirait de lui ? Elle répond d’une voix assurée :
— Seigneur, je me présente devant vous avec la plus prisée des offrandes. Un enfant humain, un garçon né la nuit de la nouvelle lune.
Un rire s’élève sur la gauche de la femme, à l’opposé de la voix. C’est un son musical mais aussi impitoyable qu’un garrot de soie sauvage.
— Dépose-le à tes pieds. Sans quitter la pierre des implorants.
Un peu maladroitement, elle s’accroupit. Elle pose le nourrisson dans l’herbe. Il dort, confiant. Quel sort lui réserve le Peuple Obscur ? Sera-t-il sacrifié à quelque effroyable divinité ? Sera-t-il dépecé et dévoré ? Peu lui importe. Sous ses yeux, l’enfant disparaît. Ce n’est pas brutal. Le petit corps endormi dans sa couverture s’efface, devient translucide puis transparent et enfin invisible.
— Ton offrande est acceptée, femme. Quel est ton souhait ?



DEUX FRERES

Tête studieusement penchée sur les registres comptables, Yestîn étudiait les colonnes de chiffres qui couvraient les pages en papier chiffon. Père tenait à ce que les livres qui proclamaient la santé florissante de ses entreprises soient d’excellente qualité. L’encre violette, fabriquée à partir de goudron de houille, ne pâlirait pas avec le temps au contraire de l’encre noire. Le maître marchand aurait volontiers utilisé de la pourpre pour tracer les intitulés en haut de chaque colonne si cette teinte n’était réservée aux Intègres. Il se contentait donc de rouge de cochenille pour inscrire de sa propre main les différentes activités commerciales dans lesquelles son intelligence aiguisée et sa rouerie faisaient merveille.
Yestîn parcourut rapidement le compte-rendu chiffré de la semaine qui venait de s’achever. La fortune de la lignée marchande des Tann Baerath prenait régulièrement de l’ampleur. L’argent appelait l’argent. On transférait les richesses au détriment de ceux qui subissaient l’échange... ou dont on pillait les ressources. Les grandes lignées marchandes de Géraisie et des royaumes voisins n’avaient pas débuté autrement. Earl Tann Baerath et ses semblables en tiraient une sombre fierté. Les premiers navires à affronter la grande mer étaient à la fois des vaisseaux de guerre et de transport qui avaient ouvert de nombreuses voies maritimes et agrandi l’espace économique. Avec leurs richesses, les fondateurs s’étaient achetés la respectabilité et la puissance. Intermédiaires indispensables, ils s’étaient introduits dans les conseils municipaux, influant sur la conduite des affaires de la ville et bien sûr, menant un politique fiscale tout à leur avantage. Trois des six navires familiaux venaient de rentrer au port, chargés jusqu’au pont de marchandises qui trouveraient rapidement acquéreurs. La compagnie détenait aussi des parts sur le fret de navires appartenant à des associés, parfois même à des concurrents. Père se tenait à l’affût des appétits de l’aristocratie et de la bourgeoisies et se trouvait ainsi parmi les premiers à proposer de quoi les satisfaire. La qualité de ses produits transformait vite les désirs en nécessités. Et il prêtait aussi l’argent dont les nobles acheteurs avaient besoin pour satisfaire leurs caprices.
Earl Tann Baerath notait scrupuleusement les arrivées tant par mer que par voie de terre ainsi que les bénéfices réalisés. Les Intègres vérifiaient fréquemment les comptes de chaque marchand afin que ne leur soit pas dissimulé le moindre douzain de leurs recettes. La dîme était tout aussi régulièrement prélevée en espèce ou en nature. Les Intègres n’échappaient pas à l’envie d’orner leurs demeures de laques et de nacres d’Astiria, de manger dans de la porcelaine bleue de Chansie, de se vêtir, l’hiver, de laine mousseuse d’Ander, et l’été, de soie sauvage provenant de la lointaine Pôn.
Yestîn haussa un sourcil et posa un doigt sur la quantité de soie pône consignée la veille par son père. Il revint ensuite plusieurs mois en arrière dans le registre, à la recherche de la dernière cargaison de ce tissu fort apprécié en Géraisie. A la lecture de ce que père avait alors inscrit, au cours du mois de tabor, son intuition se confirma : l’actuelle cargaison ne s’élevait pas à la moitié de la précédente. Quelque maladie avait dû affecter les vers à soie. Mais le jeune homme pouvait faire confiance à père, ce déficit apparent ne grèverait pas les bénéfices même s’il s’agissait d’un de leurs plus importants investissements à égalité avec les épices. Earl Tann Baerath augmenterait tout bonnement les prix de vente. Les riches clients rechigneraient peut-être mais ils ne voudraient en aucune façon paraître aux yeux de leurs pairs revêtus des mêmes atours de l’année passée. Et il ne leur viendrait même pas à l’esprit de se faire confectionner des habits de cotonnade. Quel qu’en soit le prix, ils resteraient fidèles à la soie.
Yestîn soupira, appuya son dos au dossier de sa chaise et s’étira longuement. Il ferma les yeux et fit jouer les muscles de ses épaules, presque jusqu’à la douleur. En relevant ses paupières, il s’aperçut que le jour baissait. Un coup d’œil à la fenêtre lui confirma que le crépuscule n’était pas bien loin. Earl Tann Baerath n’allait pas tarder à rentrer du port en compagnie de Trent si le Taureau avait accosté. Le navire devait regagner sa base ces jours-ci, au début du printemps, après avoir passé l’hiver en Grauvénie. C’était encore une des tactiques de père : envoyer un bateau vers la lointaine terre des ours et des baleines juste avant que la mer ne soit plus navigable. L’équipage passait l’hiver à remplir les cales de graisses animales, de peaux et de fourrures, de goudron et de béryls bleu-vert pour reprendre la navigation dès que la fonte des glaces libérait le passage vers le sud. Les marchandises ainsi convoyées se trouvaient les premières sur le marché.
C’était le premier hiver que Trent passait en Grauvénie. Yestîn évoqua le beau visage sombre de son frère. Il ne parvenait toujours pas à démêler l’écheveau complexe de ses sentiments à l’égard de Trent. Se réjouissait-il de le revoir ou appréhendait-il leurs retrouvailles ?
Le jeune homme repoussa le registre avec un grognement agacé. Il avait passé une bonne partie de la journée à le relire et à le comparer avec les différents manifestes des navires et des trains de chariots comme père l’exigeait. Au cas où une erreur s’y serait glissée. Mais Earl Tann Baerath était si minutieux qu’un loup deviendrait berger avant que Yestîn relève un seul écart. Et puis, il ne l’avouait qu’à lui-même, tout cela l’ennuyait. Il frotta fortement ses tempes douloureuses. Son destin était tout tracé : héritier de la puissante lignée marchande des Tann Baerath, il succèderait à son père et comme lui, serait utile au roi, aux aristocrates, aux riches et à tous le peuple, mais avant tout à sa propre famille, poursuivant l’enrichissement entrepris près de deux cents années auparavant par son ancêtre Bilgal Tann. Il avait acquis la connaissance des coutumes et les droits commerciaux des différentes régions du monde avec lesquelles ils traitaient. Il pratiquait presque couramment les langues étrangères les plus utilisées, le Chansien et le Flainois. Et père lui serinait qu’il lui faudrait se tenir toujours sur ses gardes. Yestîn étudiait sans cesse. Bientôt, au début du brûlant mois de Ban, il aurait vingt ans. Mais père estimait qu’il n’en connaissait pas assez pour affronter l’univers sans pitié des pratiques commerciales.
« Pour l’heure, ricanait Earl, tu n’es qu’un petit poisson qui se ferait dévorer aussitôt par le premier requin venu. Et je sais de quoi je parle. »
Le Maître Marchand était en effet un squale de première envergure. Et il tâchait d’inculquer à son héritier cette dureté dans les affaires qui faisait de lui un des plus puissants marchands de Géraisie.
Yestîn frappa du plat de la main sur le bureau de chêne massif. Si encore il ne s’agissait pas de s’enfermer dans une pièce encombrée de registres et de dossiers, de gratter du papier et de recevoir à longueur de journée des fournisseurs, des clients, des commanditaires, des changeurs ou des emprunteurs ! Le jeune homme aurait voulu affronter les mers du nord et du sud, remonter des fleuves sauvages, rencontrer des peuples étrangers voire hostiles. Quitter l’ennui mortel de ce bureau poussiéreux où s’édifiait la fortune familiale qui, à son avis, était largement suffisante. Et vivre !
Sa mère lui avait donné le goût d’autre chose que d’accumuler des richesses pour le seul plaisir de posséder. Grâce à elle, il avait découvert l’art. Elle peignait admirablement, et jouait à merveille de la harpe. Yestîn s’était avéré sans beaucoup de talent un pinceau à la main. Mais il avait aisément appris à apprivoiser les cordes d’une guitare ou le souffle enchanteur d’une flûte. Après le brutal décès de sa mère, survenu alors qu’il n’avait que dix ans, les visites régulières et affectueuses que lui rendait la sœur cadette de celle-ci lui avaient permis de continuer à progresser. Il savait rimer des chansons qu’il mettait lui-même en musique. Il chantait joliment, passant à la mue d’un soprano un peu nasillard à un ténor léger bien timbré. Mais sa jeune tante avait quitté Briesse pour se marier. Et surchargé d’occupations, Yestîn ne se livrait plus que de loin en loin à ces plaisirs.
Sur une impulsion, il ferma sèchement le registre, le rangea dans un tiroir qu’il ferma à clef, glissa celle-ci dans une poche de son pourpoint bleu nuit et sortit en trombe du bureau de son père. Il manqua renverser un commis qui remontait du sous-sol où l’on conservait derrière une porte bien close les métaux précieux, les épices les plus rares, les soieries les plus délicates. Le vieil homme émit un petit cri de souris et fixa le fils du Maître sans cacher sa désapprobation. Celle-ci était toutefois tempérée par une réelle affection.
- Leüs, je cours au port voir si le Taureau est à quai ! jeta Yestîn sans cérémonie. Il était déjà dehors avant que le premier commis ne hasarde une remarque sur son attitude peu en accord avec ses responsabilités.
Le jeune homme contrôla son pas tant qu’il se trouvait dans la cour qui séparait la maison, presque un palais, de la rue passante. La porte cochère était grande ouverte car Earl Tann Baerath avait fait atteler la voiture pour se rendre sur les quais. Le port de commerce n’était pas si loin mais il aurait été impensable pour père de côtoyer le tout venant dans les rues animées de Briesse. Depuis qu’il avait succédé à son propre père, vingt-deux années auparavant, ses pieds n’avaient jamais plus foulé les pavés de la plus grande ville du sud de la Géraisie. Il ne seyait pas à un membre du Municipe de se déplacer autrement que dans un carrosse. En tant que bourgeois, il n’avait pas le privilège détenu par les aristocrates de faire peindre à son chiffre les portières de celui-ci mais il y prenait place comme si vingt quartiers de noblesse soutenaient sa prétention. Les Intègres ne pouvaient toutefois que lui reprocher une tendance à l’orgueil, infraction passée sous silence grâce à de généreuses donations à la Sainte Intégrité.
Yestîn aurait pu faire seller un cheval mais il ferait aussi vite de se rendre à pied jusqu’au quai privé des Tann Baerath, d’autant plus que les rues en pente étaient encombrées par de nombreux Briessains. Les ouvriers et les apprentis regagnaient leurs domiciles dans les quartiers de la périphérie, les vendeurs des rues criaient leurs marchandises, des artisans ou des commis de boutique couraient livrer une dernière commande, des enfants bruyants jouaient dans le ruisseau en attendant que leurs mères les appellent pour le repas du soir. Et plusieurs jolies femmes profitaient de la douceur de la soirée pour se promener, accompagnées d’une servante et escortées par les regards masculins. Dont celui de Yestîn qui n’hésitait pas à apprécier à sa juste valeur la silhouette gracile ou plantureuse qui s’offrait à lui au hasard de sa marche rapide. Un petit soupir soulevait sa poitrine puis il reprenait son chemin. Il n’avait guère le temps de fréquenter la plus agréable moitié de l’humanité depuis que père avait rempli ses journées d’activités profitables pour son avenir et celui de la compagnie. Et Earl Tann Baerath sélectionnerait lui-même la future épouse de son héritier, la fille bien pourvue, en dot évidemment, d’un de ses associés. Le jeune homme grimaça. Il avait récemment rencontré deux de ces demoiselles au cours du banquet annuel de la Guilde. Elles avaient été placées de part et d’autre de lui de sorte qu’il s’était senti pris en otage tout au long de l’interminable soirée. Attendait-on qu’il fasse son choix entre les deux insipides caqueteuses ? S’il ne tenait qu’à lui, il préférait demeurer célibataire et pour tout dire puceau !
Il manqua trébucher sur le pavé disjoint et évacua de son esprit ce mauvais souvenir. Il serait bien temps d’y penser lorsque père le mettrait devant le fait accompli.
Des senteurs d’iode et de poissons morts se mélangeaient désormais aux parfums des fleurs dont beaucoup de Briessaines aimaient orner leurs fenêtres. Yestîn approchait du port ouest que Earl Tann Baerath partageait avec les deux autres Maîtres Marchands les plus puissants de Briesse, Philp Griss et Bonnay Cur Valtein. D’autres odeurs, plus appétissantes, filtraient par les portes entrouvertes des auberges, nombreuses depuis que le jeune homme avait laissé derrière lui les quartiers résidentiels puis les rues longées par les immeubles plus ou moins délabrés où vivait la population industrieuse de Briesse.
Yestîn négligea l’appel de son estomac. L’heure du repas de la mi-journée était loin, surtout pour un garçon dans la force de l’âge mais il n’avait pas le temps de s’arrêter pour engloutir debout une friture de poissons ou une tourte de viande. Et même s’il n’avait pas été pressé de parvenir au but de sa promenade impromptue, il ne disposait pas de l’argent nécessaire pour s’offrir un repas. Telle était l’une des contradictions auxquelles il devait faire face : lui, le fils d’une des familles les plus riches du royaume, il ne disposait d’aucun avoir personnel. Père envoyait son commis lui acheter le peu qu’il demandait, payait le tailleur et le bottier qui venaient à demeure prendre ses dimensions et ses desiderata, lui offrait parfois un divertissement anodin mais il ne lui accordait pas même un douzain d’argent de poche !
Au détour d’une ruelle du port, tortueuse comme toutes ses semblables, les plus anciennes de la cité, Yestîn découvrit la mer. L’agonie du soleil éclaboussait de sang les vaguelettes qui venaient mourir contre le marbre. Deux siècles auparavant, alors que Briesse n’était qu’un port de pêcheurs plus ou moins pirates, les quais étaient tous en bois et il fallait souvent les réparer après la saison des tempêtes. Puis les Maîtres Marchands avaient fait édifier des débarcadères en marbre gris d’Austurie pour preuve de leur enrichissement et symbole de leur puissance. Les appontements où s’amarraient les pêcheurs, dans le vieux port, étaient, eux, toujours en bois.
L’héritier des Tann Baerath parvint presque au pas de course dans les docks familiaux. Le Taureau était à quai. C’était un cogge, court, large et haut de bord. Sa coque en bois de frêne et sa bordée de chêne avaient un peu souffert de son long voyage mais, après un séjour dans le bassin de radoub de la compagnie, il n’y paraîtrait plus. Son immense voile carrée avait déjà été ramenée et des débardeurs vêtus de pantalons et de gilets sans manches en laine grossière vidaient les profondes cales du navire. Au nombre de caisses, de barils et de ballots s’entassant sur le quai dans l’attente d’être transportés dans les entrepôts, Yestîn estima que le déchargement était presque terminé. Il aperçut père, engoncé dans son manteau aux longs poils de loup comme si le printemps ne parvenait pas à le réchauffer. Une balle de peaux était déroulée à ses pieds. Une discussion animée semblait l’opposer à un homme de haute taille, mince et musclé à la fois dans son justaucorps de cuir tanné par les embruns. Ses longs cheveux bruns étaient attachés au sommet de son crâne à la manière des marins et retombaient sur sa nuque orgueilleuse. Yestîn sourit. Comme son frère lui avait manqué au cours d’un hiver interminable !
- Bon accueil à Briesse, Trent ! s’écria-t-il joyeusement.

Trent tourna la tête vers le nouveau venu et sourit largement. Yestîn s’avançait vers lui en agitant la main droite à hauteur de son oreille en signe de bienvenue. Le plaisir des retrouvailles se lisait sur son visage juvénile. A vingt ans et malgré les leçons de père, le plus jeune des fils Tann Baerath n’avait pas encore appris à dissimuler ses sentiments. Mauvais point pour un futur Maître Marchand ! Mais au moins, Trent ne doutait pas de l’amour fraternel que lui vouait Yestîn. Pas plus d’ailleurs que du malaise contre lequel celui-ci luttait depuis que père avait définitivement tranché entre ses deux fils et désigné pour lui succéder le plus jeune, le fils de l’épouse légitime.
Trent ouvrit les bras et reçut contre lui l’impétueux garçon. Tandis qu’il l’étreignait, il ressentit l’affection qu’il n’avait jamais cessé d’éprouver pour son cadet. Mais la rage ne s’était pas pour autant effacée de son coeur. Il en voulait à père de l’avoir préparé à diriger la compagnie puis de l’avoir brusquement évincé au profit de Yestîn. Et il ne pouvait s’empêcher d’en garder rancune à ce dernier même s’il savait pertinemment que le garçon n’y était pour rien. Il était juste le fils de la femme légitime alors que lui, Trent, n’était que le rejeton d’une concubine.
- Je suis si heureux de te revoir, s’exclama Yestîn, la voix un peu étouffée contre l’épaule robuste de son frère. Celui-ci l’écarta de lui et le tint à bout de bras.
- Moi aussi. Tu m’as l’air en pleine forme.
- Je n’ai pas été du tout malade cet hiver.
Le fin visage de Yestîn confirmait son dire. Il était un peu pâle mais passer le plus clair de la journée penché sur des registres comptables ou des manuels d’étude ne fleurissait certainement pas le teint. Longtemps la santé de Yestîn avait été chancelante. Plusieurs fois, les fièvres l’avaient amené aux portes de la mort. Ce qui expliquait pourquoi Earl Tann Baerath avait formé son bâtard à lui succéder, éveillant en lui de faux espoirs. Trent n’avait jamais souhaité la mort de son demi-frère mais il s’était senti trahi et terriblement humilié lorsque père avait ratifié devant témoins le document qui faisait de Yestîn le seul héritier de la compagnie.
- Magnifique ! commenta-t-il avec sincérité.
Maintenant qu’il était de retour à Briesse, il allait s’occuper de sortir et de divertir le garçon. Un peu de couleur ne déparerait pas les joues de celui-ci. Il esquissa le geste d’emmêler affectueusement les boucles blondes de son frère lorsque la voix sèche de père l’interrompit.
- Yestîn ! Est-ce là la conduite que j’attends de toi ? Mon héritier doit-il courir dans les rues comme un vulgaire commis ? As-tu terminé le travail de vérification que je t’ai confié ?
Le jeune homme baissa la tête comme un voleur de pommes pris sur le fait. Trent en éprouva de l’embarras pour lui. Avant que son frère ne surgisse, un peu haletant après sa course, c’était lui que père tançait comme un gamin malgré ses presque vingt-sept ans. Tout ça pour une ou deux balles de peaux qui avaient pris l’eau de mer ! Père ne passait rien à l’un ou l’autre de ses fils. D’une certaine façon, cela était à mettre à son crédit.
- Père, j’en avais assez de rester enfermé et puis, vous tenez les comptes de façon si précise que c’est superflu de les vérifier, se défendit Yestîn.
Le vieil homme émit un bruit de bouche dédaigneux. Il lissa longuement sa barbe où le blanc désormais dominait le noir puis laissa tomber sa sentence :
- N’as-tu pas compris que cette vérification que je t’impose, c’est dans le seul but de t’apprendre à tenir les registres comptables et non pour contrôler mes écritures qui, comme tu le reconnais, ne sauraient être prises en défaut ?
- Je suis désolé, père, bredouilla le garçon, son enthousiasme refroidi par la sévérité d’Earl Tann Baerath.
Ce dernier fronça ses sourcils fournis et encore noirs qui surplombaient des yeux alourdis par des paupières tombantes et des poches boursouflées. Son regard n’en était pas moins perçant et sans concession. Rien ne comptait plus pour le Maître Marchand que sa compagnie.
- Il ne suffit pas d’être désolé ! N’ai-je jamais rien entendu de plus stupide ! Rentre-toi dans le crâne que tu dois tirer profit de mon enseignement à chaque seconde de ton existence ! Mon héritier ne doit pas me faire honte. Le nom des Tann Baerath est parmi les plus honorables en Géraisie et il le restera après ma mort, tu peux en être certain !
Sous l’algarade, d’autant plus blessante qu’elle avait lieu en public, les larmes montèrent aux yeux de Yestîn. Il les refoula sous le regard compatissant de son frère. Trent avait tâté en son temps des rudes méthodes éducatives de père. Celui-ci rabaissait souvent et félicitait rarement. S’il n’usait pas du fouet comme le faisaient la plupart des maîtres d’école, ses paroles cinglaient aussi sûrement qu’une lanière de cuir s’abattant sur des épaules dénudées. L’aîné n’intervint pas car il n’aurait fait que jeter de l’huile sur le feu. Earl Tann Baerath profitait seulement de l’occasion fournie par son héritier pour lui assener l’une de ses coutumières leçons. Il valait mieux attendre que père ait épuisé ses flèches, ce qui malgré tout pouvait prendre un certain temps. Son carquois regorgeait de maximes et de sentences aussi définitives que pertinentes.
Lorsqu’il était encore considéré par père comme son probable continuateur, Trent avait appris à montrer un front humble sous l’avalanche d’instructions et à n’écouter que d’une oreille. Mais, privé jeune de la tendresse d’une mère, Yestîn n’était pas armé pour résister à la forte ascendance de père. Il laissait trop souvent sa sensibilité prendre le pas sur son discernement.
- Je vous promets, père, d’être plus assidu à votre enseignement, s’engagea-t-il maladroitement.
Le Maître Marchand leva les bras d’un geste exaspéré comme s’il prenait le ciel à témoin de la stupidité de son héritier.
- Que valent les promesses ? Les paroles s’éloignent, les écrits témoignent. Combien de fois me faudra-t-il te le répéter ? Tout, tu m’entends, tout doit être noté ! De retour à la maison, tu iras dans ta chambre et tu mettras par écrit tes résolutions à commencer par celle de ne jamais commettre deux fois la même erreur. Tu ne paraîtras au repas que si tu en as terminé. Si ton devoir ne reçoit pas mon approbation, tu le recommenceras jusqu’à ce qu’il me convienne. Est-ce bien compris ?
- Oui, père.
- Maintenant, suis-moi tandis que je termine mon inspection. Et prends-en de la graine ! Trent !
- Oui, père ?
- Supervise la fin du déchargement et règle leur salaire aux intérimaires, ordonna Earl Tann Baerath sans regarder son fils aîné. Les yeux du Maître Marchand étaient fixés sur le Taureau qui se balançait doucement sur les eaux calmes du bassin. L’homme paraissait bien plus fier de celui-ci que de ses deux fils. Le navire avait affronté la grande houle du nord et défié les récifs de roche noire. Il était revenu chargé de marchandises de valeur dont s’emplissaient en ce moment même les vastes entrepôts de la compagnie. Il n’avait jamais déçu son propriétaire. Trent se retint de hausser les épaules. Quoi qu’il fasse, il ne serait jamais à la hauteur des exigences de père. Peut-être Yestîn, l’héritier, parviendrait-il un jour à contenter Earl Tann Baerath. Mais c’était loin d’être gagné.
Sans attendre de réponse, père s’éloigna, entraînant son plus jeune fils. Un instant, Trent suivit celui-ci du regard. Yestîn n’était pas bien fort et sans être vraiment maigre, il avait besoin de s’étoffer. Mais il était joli garçon. De taille un peu au-dessus de la moyenne, il avait peu en commun avec lui, si ce n’était leurs yeux gris qu’ils tenaient de leur grand-mère flainoise. Trent secoua la tête. Yestîn aurait-il assez de cran pour supporter la pression ? Et s’il craquait, Earl Tann Baerath tournerait-il à nouveau son attention vers son bâtard ?
L’aîné gagna la passerelle sur laquelle s’affairaient encore les porteurs. Il laissa descendre deux hommes lourdement chargés puis monta à grandes enjambées sur le pont. Il frôla du bout des doigts la bordée de chêne patiné par la mer et sourit mélancoliquement. Les quelques mois passés sur le Taureau avaient eu un goût de liberté comme il n’en avait jamais connu avant d’embarquer. Il en gardait encore la saveur salée sur sa langue. Le retour à terre, malgré la joie de revoir sa mère et son demi-frère, avait quelque chose d’un réveil brutal interrompant un rêve agréable. Le Taureau n’avait rien d’un navire de guerre même s’il était équipé de plates-formes sur les gaillards avant et arrière d’où l’on pouvait repousser les pirates. Sa silhouette trapue n’avait pas la beauté racée des galères fines et rapides comme des lévriers mais il était admirablement conçu pour parcourir les mers et transporter dans ses flancs solides les productions de nombreux pays. Trent lui accordait son estime et sa confiance.
Le jeune homme se secoua et interpella l’homme à qui il avait servi de second durant la traversée.
- Capitaine Ransom, les cales sont-elles vides ?
- Il s’en faut de peu, monsieur Trent. Je crois qu’il ne reste que quelques billes de bois de fer. Nous avons eu très peu de dommages. La tempête que nous avons essuyée au retour n’était que la dernière de la saison hivernale, rien de plus qu’un petit grain.
Evidemment, Ransom avait assisté depuis le navire à l’altercation qu’avait interrompue Yestîn. Trent avait été sur le point de s’emporter car les reproches de père étaient infondés et excessifs. Le vieux n’avait-il jamais perdu une partie de sa cargaison au cours d’un des voyages qu’il effectuait lorsqu’il était plus jeune ? Devenait-il avaricieux avec l’âge ? La survenue inopinée de son frère avait retenu Trent de proférer les propos acerbes qui lui brûlaient les lèvres.
- Oui, capitaine. Nous avons fait là un fructueux voyage. J’espère repartir avec vous pour la prochaine expédition. Le Taureau est un sacrément bon navire !
- Un sacrément bon navire ! répéta Ramson en souriant car le jeune homme venait d’employer à dessein une des ses expressions favorites. Et, ajouta-t-il avec un clin d’œil complice, il vous apprécie autant que vous l’appréciez.
Trent inclina la tête. En silence, ils regardèrent les débardeurs achever de vider le navire de son fret lointain. Par moment, ils se désintéressaient de ce monotone spectacle et contemplaient avec des sentiments mitigés le croissant du port et l’amphithéâtre de la cité s’étageant derrière les innombrables entrepôts. La nuit semblait monter de l’eau et grimpait un à un les gradins couverts de maisons aux murs blancs. Partout des lampes s’allumaient aux fenêtres et dans les rues. Le conseil municipal imposait aux habitants d’éclairer la portion de rue sur laquelle donnait leur demeure. Des serpents de lumignons tremblotants montaient ainsi doucement jusqu’à la crête boisée dominant Briesse. Parmi les arbres, lorsque la nuit serait pleinement installée, des lumières resplendiraient à la manière de feux de joie. C’était là, à l’écart du bruit et de la foule, que les aristocrates avaient fait édifier leurs somptueuses demeures.
La cité portuaire apparaissait belle et même grandiose aux deux hommes mais pour qui avait navigué des semaines durant sur l’immensité marine, elle avait quelque chose de restreint, d’achevé voire d'accablant qui les mettait mal à l’aise.
Lorsque la dernière bille fut déchargée, Trent serra la main du capitaine et descendit sur le quai. Il entreprit de distribuer la paie aux travailleurs occasionnels que la compagnie engageait en plus de ses employés quand le volume de la cargaison le nécessitait. Il tira les doubles de cuivre d’une bourse que père lui avait tendue peu après l’arrimage du Taureau en même temps qu’un bref salut qu’on n’aurait guère pu qualifier de chaleureux.
Le dernier débardeur rétribué, Trent jeta un regard en direction du magasin le plus proche. Dans le bâtiment de bois doté d’un toit à une pente, on entreposait le fret sous bonne garde. De grands chiens originaires du Tesbéti y étaient lâchés durant la nuit. Puis les diverses marchandises seraient réparties dans les boutiques appartenant à la compagnie, sur les foires et les marchés. Elles rapporteraient un joli bénéfice qui serait inscrit dans les registres que Yestîn devrait connaître quasiment par cœur.
A l’instant même, Earl Tann Baerath sortit de l’entrepôt, suivi de Yestîn et d’un commis dont Trent distinguait mal les traits dans la pénombre à peine trouée par la lampe à huile que ce dernier tenait à bout de bras. Par ailleurs, peu lui importait l’identité de cet homme. Le jeune homme ressentit brusquement la fatigue. Il lui tardait de passer le porche de la demeure familiale et surtout, de retrouver le réconfort de l’amour de sa mère.
Père lui fit signe de les rejoindre et se dirigea sans l’attendre vers l’attelage à quatre chevaux. Trent pressa le pas et monta lestement dans la voiture au moment où celle-ci s’ébranlait. Il se laissa tomber en soupirant d’aise à côté de son frère et face à père. L’humeur n’était pas au beau fixe, Yestîn affichait un air boudeur. Et Trent avait perdu en quelques mois l’habitude de se faire rabrouer à tout bout de champ par Père, jamais satisfait quoique fasse l’un ou l’autre de ses fils. Ne se préoccupant aucunement de la mine assombrie de ces derniers, le Maître Marchand consultait le carnet à la couverture de cuir dans lequel il avait noté précisément la nature et la quantité des balles nouvellement rangées dans ses entrepôts. Son expression satisfaite contrebalançait les reproches qu’il avait assenés à son aîné pour quelques fourrures perdues mais il n’irait pas jusqu’à accorder à celui-ci un seul éloge. La faible lueur des deux lampes suspendues au plafond, brinquebalantes de surcroît, ne semblait pas le gêner dans sa lecture. Mais Trent le soupçonnait d’avoir déjà parfaitement en mémoire tous les nombres qu’il inscrirait dans son grand livre de compte, le lendemain dès l’aube.

Aelghir
22/02/2008 09:41
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

Une mère


Le bruit des roues cerclées de fer résonnant sous la voûte de la porte cochère prévint les domestiques de l’arrivée du maître de maison. Earl Tann Baerath exigeait de ses serviteurs la même ponctualité que des commis de la compagnie. Il ne passait ni aux uns ni aux autres la moindre faute. Pour le récidiviste, la retenue sur gage ou sur salaire suivait le blâme et précédait la mise à la porte sans préavis. Et si les deux catégories d’employés se croisaient parfois dans la cour de la vaste demeure, ils ne se côtoyaient pas, Earl Tann Barath y veillait. C’étaient deux mondes distincts. Lui seul et accessoirement ses fils pouvaient en franchir la frontière. Les bureaux de la Compagnie occupaient l’aile gauche du bâtiment, tandis que la famille vivait dans l’aile droite. De plus, une entrée imposante les séparait, précédant les salles de réception.
Les écuries prolongeaient à angle droit la partie dévolue à l’entreprise de commerce et le hangar à voitures, au-dessus duquel logeaient le cocher et le palefrenier, lui faisait face, accolé à l’aile d’habitation. Il disposait d’ailleurs d’un accès direct à cette dernière. Le cocher, un homme taciturne que Trent avait toujours connu au service de père, fit habilement pénétrer la voiture à l’intérieur de la profonde remise. Puis il se précipita pour ouvrir la porte du carrosse. Earl Tann Baerath descendit le premier. Il n’aurait pas admis qu’il en soit autrement. Trent s’étira en bâillant puis sauta sur le sol dallé et méticuleusement balayé. Yestîn suivit son père et son frère avec un instant de retard. Tous trois se dirigèrent vers la volée de marches qui donnait accès à la maison proprement dite, tandis que le cocher entreprenait de dételer les chevaux. Par un corridor étroit, ils débouchèrent sur le hall privé. Trent parcourut du regard les murs blancs délicatement veinés de gris. Parmi les tableaux qui les ornaient, il en aperçut deux que père avait acquis après son départ en mer. Il s’approcha pour les examiner. Le premier figurait le Conseil réuni dans la grande salle du Municipe. Père y occupait une place de choix, au second rang, juste derrière les représentants de la noblesse et de la Sainte Intégrité. Les aristocrates arboraient leur air habituel de morgue accablée et semblaient ignorer que le vrai pouvoir reposait entre les mains de ceux qu’ils affectaient de ne pas voir. Le second était un portrait. Trent sourcilla. Quelle mouche avait piqué Earl Tann Baerath pour qu’il accroche près des portraits de ses aïeux l’image falote de sa défunte épouse ? De longs cheveux blonds, presque blancs, encadraient le visage ovale et les yeux inexpressifs de celle qui était morte, dix années auparavant, en donnant naissance à un garçon mort-né.
- Trent ! Ne traîne pas. Va te changer. Nous allons passer à ta table. Tu n’as pas oublié, j’espère, que je déteste attendre !
Le jeune homme se composa un visage indifférent et se tourna vers père. Ce dernier le considérait en le mettant au défi, semblait-il, d’élever la moindre remarque. Trent n’avait vraiment pas envie d’entamer une polémique. Il obtempéra.
- Bien, père. Je vous rejoins dans la salle à manger.
Il monta l’escalier quatre à quatre sous le regard sans doute désapprobateur de père. Yestîn avait déjà disparu pour aller se mettre au travail dans sa chambre.
- Mère !
La femme qui l’attendait sur le palier était le point d’ancrage de son univers. S’il partait sans crainte ni regret pour des terres lointaines, c’est sans doute qu’il savait pouvoir revenir auprès de celle qui lui avait donné la vie et la force de vivre.
- Trent ! Mon très cher fils !
Il se lova entre ses bras comme au temps de ses enfances. Fermant les yeux, il revit son sourire. Elle affichait son amour et sa fierté maternelle mais le pli profond creusé aux coins des lèvres trahissait la souffrance qui ne la quittait plus depuis le jour ou Père avait ramené à la maison une épouse légitime. La pâle et insignifiante fille de Philp Griss avait supplanté la flamboyante concubine. Pourtant, père n’était pas allé jusqu’à répudier Betshéba. Certains hommes d’influence n’hésitaient pas à renier leurs premières attaches sans qu’aucun opprobre ne retombe sur leur tête. Bien plutôt, la société stigmatisait les concubines rejetées. Issues du peuple ou de la classe moyenne, il ne leur restait plus qu’à retourner dans leur famille si celle-ci voulait encore d’elles. Quelques-unes parmi ces filles dont la beauté avait attirée un riche marchand ou un fils de famille oisif et luxurieux devaient se résoudre à se livrer à la prostitution pour survivre.
Père aimait réellement sa concubine. Mais ses intérêts et sa place dans le monde lui commandaient de s’allier avec une maison de niveau et de richesse équivalents. Philp Griss lui avait proposé sa fille alors qu’elle n’avait pas encore sept ans. La grandeur de la Compagnie n’exigeait-elle pas quelques sacrifices ? Père y avait consenti sans trop de chagrin. L’âge de la promise lui accordait une dizaine d’années avant les épousailles et l’idée de mettre un tendron dans son lit l’émoustillait. De plus, à seize ans, la jeune épousée ne serait pas de taille à lui tenir tête et à exiger le départ de la concubine de son époux et maître.
Tout s’était déroulé comme l’escomptait père. Pour avoir la paix au foyer, il n’en avait pas informé Betshéba dont il n’ignorait pas le fort caractère. Trois années après cet arrangement, sa concubine lui avait donné un garçon, beau et fort. Il l’avait considéré comme un héritier possible. Sa future épouse pouvait ne mettre au monde que des filles voire être bréhaigne. Un marchand avisé ne mettait pas ses œufs dans un même panier.
Puis il avait ramené Hélédina Griss à la maison le jour même de ses seize ans, mettant Betshéba devant le fait accompli. Evidemment, la mère de Trent se doutait qu’il y avait anguille sous roche mais que pouvait-elle y faire. Sans doute avait-elle espéré que l’amour qu’Earl Tann Baerath lui portait le pousserait à l’épouser malgré la mésalliance ou à tout le moins, qu’il ne prendrait pas une épouse dans sa caste.
Elle aurait pu partir mais son amour, bien que blessé, et surtout son fils, l’avaient retenue. Elle avait supporté les nuits qu’Earl passait dans le lit de sa toute jeune épousée, affriolé par la chair virginale que les intérêts de caste lui avaient jetée en pâture. Elle avait supporté la discrète présence de celle-ci. Soit par désintérêt soit par crainte de la puissante concubine, Hélédina n’avait jamais cherché à imposer son autorité d’épouse légitime. Mais les visites rapprochées de son époux dans sa couche n’avaient pas tardé à porter ses fruits. Yestîn était venu au monde dix mois après les épousailles. La parturiente était trop jeune, trop menue : l’enfant chétif avait mis du temps à naître et affaibli sa mère.
Earl n’avait jeté qu’un regard sur le berceau où vagissait le nouveau-né, aussi rouge et maigre qu’un lapin écorché et avait continué à considérer Trent comme son successeur. Betshéba avait retenu un sourire de contentement. Le petit Yestîn avait peu de chances de survivre à sa première année.
Pourtant, Earl n’avait pas cessé de fréquenter avec assiduité la couche de sa jeune épouse... sans pour autant délaisser celle de sa concubine. Sa constance avait eu pour fruits deux filles aussitôt placées en nourrice puis élevées dans les meilleurs pensionnats et un troisième fils qui n’avait pas vécu et avait emporté sa mère dans la tombe. La fragilité de Hélédina n’avait pas supporté ses grossesses successives. La concubine, quant à elle, savait quelles étaient les herbes qui empêchaient de concevoir. Elle savait où les cueillir, à la tombée de la nuit, en conjurant à voix basse le Peuple Obscur et comment préparer le philtre prohibé par la Sainte Intégrité. Un seul fils suffisait à son exclusif amour maternel. Et l’appréhension de se retrouver enceinte ne réfrénait pas la passion qu’elle mettait à susciter celle de son maître. Trent n’ignorait pas que sa mère tenait père autant par les sens que par les sentiments.
Earl Tann Baerath était fier de ses prouesses viriles. Et la mentalité commune aux Maîtres des Compagnies ne risquait pas de le dissuader d’honorer l’une et l’autre des femmes de sa maisonnée. Les nobles feignaient de mépriser la liberté de mœurs des Marchands, mais ils jalousaient secrètement la puissance de ces hommes qui affichaient concubines et maîtresses occasionnelles au même titre que leurs profits faramineux.
Père ne dédaignait pas non plus s’encanailler dans quelque bouge du quartier des entrepôts et des ports où il commerçait en personne avant de désigner Trent pour le remplacer dans ces voyages que l’âge venant commençait à lui rendre pesants. Le jeune homme se souvenait avec des sentiments contradictoires de la première fois où Père l’avait amené dans l’un de ces établissements à la réputation sulfureuse. La honte et l’émoi se partageaient encore les impressions que lui avaient laissées les attentions empressées et vénales des filles du lupanar. Père avait généreusement payé trois de ces femmes d’expérience pour qu’elles déniaisent son fils. Trent ferma son esprit à des pensées qui prenaient un tour lubrique. Il n’avait pas approché de femme depuis son embarquement à bord du Taureau pour le nord lointain. Demain, il se rendrait à la Rose Rouge où officiaient d’anciennes concubines. Une vague nausée lui vint à l’idée que sa mère aurait pu être l’une d’entre elles. Il chassa cette image mais celle qui la remplaça aussitôt ne valait guère mieux. La souffrance de sa mère rejoignait la sienne. En cet instant où elle serrait dans ces bras son fils, sans doute partageait-elle son amertume. Ne voyait-il pas, comme s’il avait fait soudain un bond dans le temps, son cadet timoré et falot lui donnant ses ordres, à lui, l’aîné, bien plus aguerri et expérimenté... et cela uniquement parce qu’il était issu d’un ventre légitime !
Il sentit sa mère se raidir comme si elle rejetait l’émotion qui les avait jetés dans les bras l’un de l’autre. Mais c’était sans doute plus une réponse instinctive à sa propre réaction. Ses muscles s’étaient durcis, presque douloureusement, car il lui avait fallu juguler son ressentiment. Père ne devait en aucun cas apprendre quelle exaspération brûlait le cœur de son fils bâtard. D’un seul mot, il pouvait lui ôter jusqu’à son nom et l’envoyer en exil.
- Mon fils, laisse-moi te regarder. Tu es la lumière de mes yeux. Ah ! Que cet hiver m’a paru interminable ! Je n’ai vécu que pour la joie de te revoir.
Elle avait défait leur étreinte sans toutefois cesser de le toucher. Ses mains posées sur les avant-bras robuste de Trent, elle emplissait son regard attendri de l’image un peu barbare qu’il lui offrait, rude marin de retour du grand nord. Il lui sourit avec affection.
- Tu m’as manqué, toi aussi, mère chérie.
- Va, va te changer maintenant. Earl n’aime pas attendre.
- Je le sais fichtre bien! s’exclama-t-il en piquant un baiser sur la joue encore lisse de Betshéba. Puis il se dirigea d’un pas vif vers sa chambre.
Une fois la porte refermée derrière lui, il s’adossa au battant et parcourut des yeux son domaine. Un soupir d’aise accompagna sa rapide inspection. Rien n’avait changé depuis son départ hormis les draps propres et sans doute neufs dont sa mère avait ordonné qu’on tende son lit. Le meuble de chêne ciré et patiné était toujours sous une fenêtre baptisée jadis ‘hublot’, dans l’angle de la pièce où il avait demandé qu’on le tire lorsqu’il avait douze ans et des rêves de voyage plein la tête. Il avait commencé à naviguer à seize ans et entre-temps, il avait construit les maquettes de tous les navires au mouillage. Il s’enfuyait sur le port et scrutait les moindres détails des vaisseaux au repos, cogues, galères ou frégates. Ensuite, revenu dans l’intimité de sa chambre, il reproduisait avec habileté les merveilleux coureurs des mers. Bien qu’arpentant maintenant, d’un pas sûr, le pont de navires grandeur nature par temps calme ou par tempête, il n’avait pas renié ses modèles réduits. Les vaisseaux miniatures ornaient de nombreuses étagères et des tablettes dispersées autour de la pièce. Des cartes marines achevaient la décoration des lieux.
Trent ôta sa veste de cuir et la jeta sur un fauteuil. Un grand coffre-armoire clouté de cuivre renfermait ses vêtements. Il l’ouvrit et choisit rapidement ce dont il avait besoin pour paraître au dîner. Père exigeait une vêture convenable, que l’on ait des invités ou pas. Le pantalon de toile et cuir bruni par le sel marin rata le fauteuil et s’étala sur le plancher doux aux pieds nus. Le jeune homme ne s’en soucia pas et enfila le haut de chausse prune qu’il avait sélectionné pour aller avec la chemise ocre rouge et la veste sans basques lie-de-vin. Quelques secondes devant le miroir accroché entre deux portulans * lui suffirent pour défaire sa queue de cheval et démêler avec les doigts ses longs cheveux. Il sourit narquoisement à son reflet. Il se savait beau garçon, sa mère le lui répétait à satiété mais n’attachait qu’une relative importance à son aspect physique. Pour autant, son visage à la mâchoire ferme et aux pommettes marquées lui parut fort avenant.
Peu après, il dévala l’escalier mais ralentit l’allure avant de pénétrer avec dignité dans la salle à manger où père, debout, sirotait un vin épicé dans un verre au pied torsadé. Le vieil homme s’entretenait avec Betshéba, au sujet sans doute du quotidien de la maison dont la concubine s’occupait avec efficience. Yestîn, bien sûr, n’était pas là puisqu’il devait terminer son pensum avant de pouvoir se joindre à eux. Earl accueillit l’arrivée de son fils aîné d’un bref signe de tête qui pouvait signifier autant : « Te voilà enfin ! » que « Passons à table ! ».
Le Maître Marchand s’installa posément à la place réservée au chef de famille au haut bout de la large table. La chaise face à la sienne était inoccupée et le demeurerait jusqu’au jour où il déciderait, peut-être, de se remarier. Certains de ses pairs l’y pressaient et il se murmurait que quelques nobliaux à demi ruinés étaient prêts à accorder au très riche Marchand une de leurs filles. Mais Earl Tann Baerath n’avait que faire d’une seconde épouse. Une femme de plus dans sa maisonnée ne pourrait qu’apporter des tracas dans une existence prévisible et plaisante. De fructueuses cargaisons emplissaient régulièrement ses entrepôts, ses deux fils assuraient l’avenir de la Compagnie, ses deux filles, jolies et surtout richement dotés, lui offriraient, se peut, une alliance avec l’aristocratie et Betshéba était aux petits soins pour lui. Que demander de plus ?
Trent, assis à la gauche de père, le regardait étaler sa satisfaction. Sa suffisance. Earl tenait pour négligeables les sentiments des autres, qu’ils soient étrangers ou proches de lui par le sang. Peu lui importait leurs états d’âme pourvu que la Compagnie prospère. Il avait donné à Trent l’espoir de lui succéder puis le lui avait retiré brutalement, sans explication. Il ne montrait pas plus de compassion envers son fils cadet, le houspillant continuellement afin qu’il se montre à la hauteur de ses exigences. Les deux sœurs de Yestîn n’étaient sans doute à ses yeux qu’une précieuse monnaie d’échange. Et s’il aimait Betshéba, ce dont Trent ne doutait pas, c’était toutefois à sa façon égoïste, pour le confort familial qu’elle lui apportait.
- Remercions la Triade sacrée pour les bienfaits qu’Elle nous dispense jour après jour. Que la bénédiction de Tammoz, Memmon, Astartia soient continuellement sur nos fronts. Par la Sainte Intégrité ! tonna enfin le maître de maison.
- Qu’il en soit ainsi ! lui fut-il répondu.
Betshéba frappa alors deux fois dans ses mains avant de prendre place à côté de son fils. Tandis qu’un domestique en tenue servait le premier plat, Earl commença à discourir :
- La Grauvénie. Excellent investissement ! N’ai-je pas eu un éclair de génie en t’envoyant passer l’hiver dans ce pays de sauvages ? Mes marchandises seront les premières sur le marché ! A bon prix puisque sans concurrence ou presque. Les marges seront plus que confortables sur les produits bruts que les artisans sous contrat vont manufacturer dès aujourd’hui. Les gilets de peaux brodés, les longs manteaux de fourrure, les bottes de cuir velouté, les bijoux d’or et de pierre vert bleu si à la mode en ces temps-ci, vont s’arracher, croyez-moi !
Le Maître Marchand attendit que le serviteur quitte la pièce pour ajouter, à mi-voix mais avec une intense satisfaction :
- Et n’oublions pas l’ambre que tu m’as ramené dans le plus grand secret !
La précieuse gemme ne se trouvait que dans quelques régions nordiques, dont la Grauvénie et sa rareté en augmentait grandement le prix d’autant plus que les Intègres y attachaient une valeur sacrée. Cette pierre d’origine mystérieuse symbolisait le feu divin que les prêtres entretenaient continuellement au centre de la Basilique. La connaissance résidait au cœur du foyer éternel et seuls pouvaient y accéder les Intègres. Ceux-ci portaient en pendentif une pierre orangée renfermant parfois un insecte ou une plante comme un trésor au milieu des flammes. Le Général des Intègres arborait un large pectoral d’or incrusté d’un nombre considérable de perles d’ambre. Et, dans une niche au creux du grand autel, reposait une gemme brute d’une taille impressionnante qui servait de pierre de touche dans les affaires judiciaires et les prestations de serment. Earl avait de quoi se réjouir, les prêtres ne marchandaient jamais lorsqu’ils acquéraient l’ambre sacré et Trent avait collecté sur la côte grauvénienne de magnifiques spécimens dont ils paieraient sans sourciller le prix élevé demandé par père. Les nobles s’arracheraient les plus petites gemmes que dédaignait le clergé.
Trent huma le potage safrané aux moules puis avala coup sur coup plusieurs cuillérées avant d’abonder :
- Je peux vous certifier que nos concurrents ne pourront mettre la main que sur peu de belles pierres. J’ai littéralement écumé le pays durant l’hiver, malgré un vent à arracher les arbres s’il y en avait et un froid à faire éclater la roche !
Il n’attendait guère de compassion de la part de père qui l’avait quasiment exilé dans la rude Grauvénie à la pire des saisons. Les jours lui avaient paru aussi longs que des mois, dans une obscurité presque perpétuelle. Le soleil se contentait de caresser l’horizon pour replonger rapidement dans une nuit glaciale. Le froid mordait le visage malgré les profondes capuches bordées de fourrure. Mais les femmes étaient accueillantes et c’était une façon comme une autre de se réchauffer et de passer le temps.
- C’est bien.
Trent porta sa cuillère à sa bouche et dégusta à la fois l’excellent consommé et la lapidaire louange. Il savait qu’il n’avait rien de plus à attendre de père, aussi avare de compliments qu’il était prodigue en reproches. Sa mère le gratifia d’un bref sourire attentif qui valait bien les mots creux qu’aurait pu lui jeter Earl Tann Baerath, comme un os à ronger. Il s’imagina sous l’aspect d’un chien de chasse espérant une caresse en récompense du gibier ramené et ne fut pas loin d’éclater d’un rire amer. Toute sa vie, il rabattrait les riches proies pour d’autres que lui, son père et ensuite son frère. Il aurait sa part du festin mais ne serait jamais celui qui donnerait les ordres. Yestîn deviendrait le Maître de la Compagnie lorsque Earl Tann Baerath aurait rejoint ses ancêtres. Peu importait tout ce qu’avait déjà accompli Trent. Le pire, pensa-t-il en levant les yeux de son assiette où les moules le fixaient comme autant de regards narquois, c’était que père l’avait élevé en héritier. Si ce dernier ne lui avait pas donné de faux espoirs, il se serait contenté de son rôle subalterne. Peut-être...
Earl Tann Baerath avait déjà terminé son potage. Père mangeait avec le même appétit qu’il mettait à amasser des richesses. Affichant un air satisfait, il s’essuya les lèvres d’un coin de la serviette en lin brodée à ses initiales. La mode venue de l’aristocratie commençait à se répandre parmi les roturiers fortunés. Les nobles ne voyaient pas d’un bon œil ceux-ci singer leurs us et coutumes mais des hommes tels que Tann Baerath, entamaient peu à peu le pouvoir jusqu’alors tout entier dévolu aux descendants des quelques dizaines de compagnons du premier roi géraisien. Les broderies tarabiscotées ornant les nappes ou les rideaux n’étaient que la partie visible de l’avancée des Maîtres Marchands dans la gestion du royaume. Le tableau que Trent avait vu exposé dans le hall privé, représentant une réunion du Conseil dans la salle du Municipe, témoignait de l’importance prise par ceux qui détenaient l’argent au détriment de ceux qui se glorifiaient de leurs illustres ancêtres.
Betshéba frappa à nouveau dans ses mains. Earl détestait attendre entre deux plats. « Tout mon temps est précieux ! » clamait-il. Yestîn, un peu décoiffé, précéda de peu l’entrée de deux serviteurs, l’un chargé d’un plat de viandes odorantes et l’autre, d’une terrine de légumes de saison. Le garçon tenait à la main une feuille couverte de son écriture fine et serrée et la tendit en direction de Earl.
- Père, j’ai terminé. Mon travail vous convient-il ?
L’air sombre du jeune homme laissait entendre qu’il s’attendait à être renvoyé dans sa chambre pour recommencer son devoir. Mais l’arrivée, juste derrière lui, de la suite du repas, lui sauva provisoirement la mise. Earl balaya d’un geste de la main la vague insistance de son cadet et lui enjoignit :
- Assieds-toi ! Je verrais ça après. Ne faisons pas languir ce succulent rôti dont le fumet me chatouille les narines. Ah ! Trent, je parie que le poisson séché et le lard de baleine ne te manquent absolument pas !
Le Maître Marchand éclata d’un grand rire qu’il interrompit presque aussitôt pour surveiller la découpe et le service de la viande généreusement arrosée d’une sauce aux huit épices. Yestîn prit place à la droite de père, face à Trent et lui adressa un sourire qui exprimait son soulagement. Les deux frères attendirent que père ait découpé un large morceau de veau et le porte à sa bouche pour s’attaquer à leurs propres assiettes. Pendant un moment, on n’entendit plus que des bruits de mastication et de déglutition plus ou moins discrets. Ce ne fut que lorsque Betshéba emplit elle-même les verres gravés du vin rouge sombre provenant de vignes acquises par Earl quelques années plus tôt, que ce dernier relança la conversation :
- Tu as bien évidemment droit à quelques jours de repos et de détente, Trent !
Un clin d’œil appuyé en direction de son aîné souligna le mot « détente », donnant à penser qu’il aurait bien aimé accompagner celui-ci à la Rose Rouge. Mais la suite prit une autre tournure au grand dam de Yestîn.
- Avant que tu ne reprennes le collier dans la Compagnie, j’ai une mission d’importance à te confier.
Un gros rire secoua père, au point qu’il manqua avaler de travers. Il posa son verre vide, fit signe à Betshéba de le remplir et s’essuya les yeux en gloussant.
- Il est plus que temps que ton frère devienne un homme véritable. Demain, tu le prendras avec toi. Les charmantes fleurs de la Rose Rouge transformeront cette molle chenille en viril papillon !
Yestîn rougit et s’absorba dans la contemplation du jus figé dans son assiette. L’hilarité de père s’accentua.
- Et tu as intérêt à accomplir des prouesses. Que l’on n’aille pas rapporter partout que mon héritier est une mauviette. Les femmes n’aiment pas les petites natures, n’est-ce pas, ma chère ?
Ainsi sollicitée, Betshéba se contenta d’un sourire complice que Trent jugea plutôt forcé. La trivialité d’Earl Tann Baerath n’agréait que peu à la concubine. Le fils aîné regarda à peine son cadet qui ne parvenait guère à cacher sa confusion et encore moins sa mère. Les rodomontades de père ainsi que l’expression qui les avait soulignées laissaient entendre qu’aussitôt après le repas, il entraînerait Betshéba dans ses appartements, au second étage. Penser à ces choses-là mettait Trent mal à l’aise. Il ne savait si sa mère aimait sincèrement Earl ou si elle se prêtait à ses étreintes pour éviter la répudiation. En fait, il ne voulait surtout pas le savoir. Il lui tardait de se lever de table lorsque père s’exclama :
- A propos de femmes ! Il en est une qui prétend se hisser à notre niveau ! Et personne à Briesse pour la remettre à sa place ! Ah Trent ! Bien sûr, tu n’es pas au courant.
Le jeune homme leva un sourcil, feignant un intérêt qu’il savait agréable à son père.
- De qui parlez-vous donc ?
- De cette femme scandaleuse qui est venue s’installer en ville, peu de temps après l’appareillage du Taureau.
Trent s’imagina brièvement que cette dernière avait ouvert une nouvelle maison de filles et nonobstant la discrétion indispensable à cette profession, étalait son commerce sur la place publique mais l’indignation de Earl Tann Baerath n’était pas jouée. Il fut rapidement détrompé :
- Cette étrangère, inconnue de tous en cette ville, est arrivée, il y a cinq mois jour pour jour, à la tête d’un convoi de chariots bâchés. Elle a loué aussitôt un entrepôt, puis rapidement un autre pour y entreposer les marchandises qu’elle a acheminée depuis son pays, l’Astiria, des caisses pleines d’objets en nacre, de laques, des meubles précieux. Et, comble de l’audace, elle a aménagé une boutique dans une rue fort passante du centre de la cité ! Elle y vend les productions tant prisées du pays dont elle se dit originaire. Et son commerce ne désemplit pas !
- Mais la Guilde l’a laissé faire ? s’étonna Trent, pour le coup captivé. L’affaire promettait d’offrir des perspectives intéressantes.
- Que crois-tu ? Nous lui avons envoyé un commis qu’elle a refusé de recevoir. Il n’a même pas été admis en sa présence ! Quelle arrogance de la part d’une simple femme ! Nous l’avons convoquée au Municipe. Elle ne s’est pas déplacée, rends-toi compte. Elle s’est contentée de nous faire tenir ses lettres d'agrément, paraphées par le Premier Conseiller du roi lui-même.
- En vérité !
- En vérité. Je connais bien le sceau et la signature du Haut Seigneur Darios Clamens. Que pouvions-nous faire sinon la laisser s’installer dans notre cité ?
L’exaspération de père s’expliquait. D’une part, il supportait mal, comme assurément tous ses pairs, qu’une femme veuille s’arroger le titre de Maîtresse Marchande. Avait-on déjà vu en Géraisie une telle indignité ! Mais encore, l’Astirianne lui faisait une concurrence qu’il jugeait tout à fait déloyale. Lui-même possédait une échoppe où se vendaient avec une marge confortable ces bols de laque rouge sombre, ces tables en bois odorant et ces secrétaires incrustés de nacre qui étaient si à la mode chez les aristocrates.
- Et les Intègres ? Comment ont-ils réagi à cette entorse aux us et coutumes de notre bon pays ? Je ne les crois pas partisans de l’accession d’une femme à une charge apportant pouvoir et richesse. Et à l’indépendance.
- Pas plus que nous autres, Maîtres Marchands, s’empourpra Earl.
Mais il baissa d’un ton car il éprouvait vénération et crainte envers les prêtres. Que ceux-ci apprécient plus le faste et le luxe que leur vœu de dénuement ne le dictait ne le dérangeait pas, du moment qu’il en profitait, leur vendant de quoi satisfaire leurs goûts très sûrs. Il reconnut avec circonspection :
- Aussi, une délégation d’Intègres s’est rendue auprès de l’Astirianne afin de la sonder. Ils l’ont trouvée en accord avec les préceptes de la religion. Elle a offert à la Basilique plusieurs ustensiles précieux afin de s’attirer la bienveillance des dieux.
« Et de son clergé !» estima Trent en se disant que l’étrangère avait sans doute donné aux prêtres plus que quelques coupes destinées à la liturgie. Il remarqua alors que Yestîn avait cessé de fixer son assiette vide et écoutait avec intérêt la discussion à propos de l’étrangère. Décidément, le garçon n’avait pas encore appris à dissimuler ses émotions. Trent allait devoir l’y engager car quel marchand médiocre il ferait s’il ne parvenait pas à garder un visage impassible face à ses interlocuteurs, quels qu’ils soient. La réaction de son cadet l’amena à demander :
- L’avez-vous vue, cette Astirianne ?
Père haussa les épaules mais son dédain ne parut pas pleinement sincère à son fils aîné.
- Il fallait bien que quelques-uns parmi nous, Maîtres Marchands de Briesse, aillent sur place pour juger de la conformité des marchandises proposées à la vente et pour percevoir le dépôt de garantie exigé auprès de tout commerçant, géraisien ou étranger. Mes pairs qui ont toute confiance en moi m’ont désigné ainsi que le vieux Griss et Jan Nabboth Telm afin d’accomplir cet office au nom de la Guilde. Je dois reconnaître que cette femme nous a reçus comme il se devait.
- Et... comment est-elle ?
Earl ricana.
- Bien plus jeune que nous nous y attendions. Comme toutes les Astiriannes, elle cache le bas de son visage avec un pan de mousseline mais montre moins de pudeur pour ce qui est du reste de sa personne... fort bien proportionnée, il faut l’avouer ! Lorsqu’elle sort dans les rues, elle fait quelque effort pour ne pas heurter la bienséance mais les voiles dont elle s’enveloppe suggèrent ses formes bien plus qu’ils ne les cachent !
Les yeux brillants de père démentaient son jugement apparemment sans appel. Le vieux libertin avait dû suivre l’Astirianne d’un regard plus égrillard que censeur. Trent croisa le regard de sa mère. Son air étrangement serein lui procura un frisson. Un secret hantait les yeux sombres de Betshéba. Un lent sourire détendit ses lèvres délicatement dessinées mais ne rassura pas vraiment son fils. Il manqua sursauter quand elle frappa dans ses mains. Un domestique entra aussitôt et disposa devant chaque convive une coupe de fruits glacés. Trent piqua un quartier d’orange et le dégusta en chassant de son esprit cette dérangeante pensée. Il était préférable d’imaginer à quoi pouvait ressembler la scandaleuse étrangère. A voir l’air rêveur de Yestîn, il était évident que les charmes évoqués par père ne le laissaient pas indifférent. Il était temps, effectivement, de faire découvrir au garçon les plaisirs de la Rose Rouge.



* Cartes des côtes et des ports











Aelghir
26/03/2008 10:14
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

Une femme.


Le carrosse tressauta sur les pavés inégaux. Yestîn se rattrapa à la poignée de la portière et se décida à demander :
— Où allons-nous ?
— Mon cher petit frère, je t’emmène à la Rose Rouge.
Yestîn écarquilla les yeux mais il n’était pas vraiment surpris. Père ne plaisantait pas hier au soir. D’ailleurs, Earl Tann Baerath n’était pas homme à plaisanter. Il voulait que son plus jeune fils prouve qu’il était un homme en toute chose. Qu’il démontre qu’il était son digne descendant. Et ce que commandait Père, ses fils avaient intérêt à l'exécuter. Yestîn était majeur depuis peu, ce qui ne voulait pas dire indépendant puisqu’il demeurerait sous la férule de Père jusqu’à la mort de ce dernier. Une pensée traversa son esprit. Lorsque Earl Tann Baerath aurait rejoint ses ancêtres, Yestîn serait vraiment libre parce que le Maître Marchand l’avait désigné comme son successeur. Au détriment de Trent. Si le vieil homme n’avait pas changé ses plans, Yestîn aurait été tout au long de sa vie le subordonné du fils de la concubine. Il se sentit soudain gêné vis-à-vis de son frère et se concentra sur la destination que celui-ci venait de lui dévoiler avec un sourire canaille.
— Te sens-tu d’attaque ? questionna Trent.
— Je me demandais quand j’aurai l’occasion de faire mes preuves ! fanfaronna-t-il, bien qu’il ne se sente en fait pas vraiment sûr de lui.
Evidemment, depuis qu’il avait ressenti les premiers élans de la chair, il suivait d’un regard charmé les cotillons dansant devant ses yeux mais ce n’étaient là qu’images affriolantes vite évanouies, destinées à nourrir des rêves embarrassants. Depuis peu, il s’inventait aussi des rencontres avec la plus belle des femmes, cette Astirianne qui, la veille, avait alimentée la conversation entre Père et Trent. Mais l’avait-elle seulement remarqué, celle qui le fascinait depuis quelques mois ? Il n’avait pas la prétention de le croire. En fait, ses véritables références féminines se réduisaient à sa mère morte si jeune, fragile femme-enfant et aux servantes avec lesquelles il n’avait que peu de relations. Père aurait vu d’un très mauvais œil des amours ancillaires. L’autre femme de la maison possédait une stature trop impressionnante pour qu’il n’y songe pas sans frémir. La mère de Trent, la puissante concubine de Père, se montrait trop distante, presque glaciale avec le fils légitime pour qu’elle entre dans sa galerie de portraits attachants. C’était plutôt le genre de femme à ôter l’envie de connaître plus intimement la partie la plus attrayante de l’humanité. Yestîn n’aurait pas été étonné qu’elle se révèle soudain appartenir au Peuple Obscur, cette race étrangère à l’humanité qui se terrait dans la forêt interdite. Les Intègres condamnaient à la décapitation tout être suspecté d’en être issu. Ce genre de spectacle était extrêmement rare car les deux mondes vivaient en marge l’un de l’autre sans chercher à se mêler. Haine et peur motivaient le rejet et étaient largement justifiées : le Peuple Obscur possédait des pouvoirs terrifiants, honnis par les humains. Enfin, pas par tous, car des rumeurs faisaient état d’hommes ou de femmes corrompus au point d’entrer en contact avec ces monstruosités. Betshéba ne pourrait-elle pas être une de ces créatures, ce qui expliquerait l’influence qu’elle possédait sur Earl Tann Baerarth, pourtant réputé pour son fort caractère ?
Rendant son regard amusé à Trent, Yestîn regretta d’avoir laissé son esprit envisager une telle absurdité. Son ressentiment à l’égard de la mère de son frère aîné lui avait soufflé cette grossière imputation. Il se tortilla sur la banquette de cuir, et Trent mit sans doute son attitude sur le compte de son embarras de puceau.
— Tu sais bien que Père veut que tu deviennes un homme, un vrai. Et il n’y a bien que les belles, saines et expérimentées pensionnaires de la Rose Rouge pour t’enseigner ce que tu dois savoir lorsque tu convoleras en justes noces avec l’une ou l’autre des filles des associés des Tann Baerath. Ce sera alors à ton tour de leur apprendre comment te contenter ! Parce que dans les couvents, on ne leur inculque que la broderie et les bonnes manières. On devrait bien plutôt leur faire étudier assidûment les arts de l’amour !
La plaisanterie de Trent n’amusa pas du tout son jeune frère. Son statut d’héritier l’obligerait bientôt à épouser l’une de ces pimbêches qu’on lui avait agitées sous les yeux, croyant sans doute l’appâter. Trent pouvait se permettre de rire, la décision de Père lui avait au moins épargné ce fardeau. Yestîn ne rêvait pas du tout de se retrouver dans le même lit que la fade Lallouna Griss ou la sotte Joedie Cur Valtein. Ses songes étaient le refuge de l’émoi qu’une femme à peine entrevue avait ensemencé en lui. Il avait plusieurs fois croisé le chemin de l’Astirianne mais elle ne l’avait même pas frôlé du regard. Son indifférence avait contrebalancé l’intérêt fervent qu’il avait vite dissimulé sous son front baissé. Il n’avait pas cherché à attirer son attention. Il savait qu’il comptait pour rien aux yeux de cette maîtresse femme qui avait réussi à s’imposer dans un monde d’hommes. Avec sa large carrure et son visage viril, Trent aurait bien plus de chances que lui d’être remarqué par la belle étrangère. Yestîn aurait été prêt à donner son héritage pour posséder le physique et l’assurance de son demi-frère. En fait, il ne tenait pas particulièrement à l’honneur que lui avait fait Père en le choisissant uniquement parce que le Maître Marchand avait pris sa mère comme épouse devant la divine Triade. Son existence était plus simple avant que Earl ne jette ce fardeau sur ses frêles épaules.
Et le jeune homme, sans jamais l’avouer, était conscient que Trent aurait été plus apte que lui à diriger un jour la Compagnie. L’aîné était compétent et chevronné mais voilà, il n’était que le fils d’une concubine. Toutes ces pensées qui s’agitaient sous son pauvre crâne le mettaient terriblement mal à l’aise. Il s’efforça de fixer son attention sur les délices qui l’attendaient à la Rose Rouge mais ce ne fut guère mieux : il doutait de se montrer à la hauteur. Ce n’était pas qu’il était totalement ignorant mais il se voyait déjà, timoré et gauche, s’attirer les moqueries des luronnes aux mains expertes desquelles son frère allait le livrer.
La voiture s’immobilisa bien trop tôt à son goût devant l’établissement où, sur ordre paternel, il allait quitter l’état de garçon. Pourquoi fallait-il que l’on mesure la valeur d’un homme à ses exploits virils ? Yestîn n’allait pas prétendre qu’il n’avait aucune envie de pratiquer cette activité qui égayait l’existence des hommes et des femmes et alimentait une part non négligeable de leurs conversations. Mais il aurait préféré que la tendresse sinon l’amour accompagne son initiation. La vénalité de l’acte dévalorisait celui-ci à ses yeux. Sans doute, la sensibilité héritée de sa mère le prédisposait-il à cette confusion qui ne semblait affecter ni Trent ni Père. Malgré lui, il éprouva du ressentiment à l’encontre de la défunte. Elle la lui avait léguée, tout comme ce qui faisait de lui un joli garçon au lieu d’un bel homme. Il fixa Trent avec la même amertume, parce que ce dernier était tout ce qu’il rêvait d’être. L’aîné se trompa sur l’expression de son frère. La pénombre régnant dans le véhicule jetait un voile sur le regard étréci et accentuait la moue boudeuse. Trent gloussa.
— Va, ne t’inquiète pas ! Ces pouliches vont faire de toi un superbe cavalier. Et tu en redemanderas.
— Ca va ! rétorqua sèchement Yestîn. Qu’est-ce qu’on attend pour y aller ?
Trent lui adressa un sourire en coin et sauta lestement hors du carrosse. Son jeune frère le suivit en feignant l’empressement du jeune coq bouillant de prouver sa virilité. La bâtisse à deux étages devant laquelle ils se trouvaient ne cachait pas sa fonction. La guirlande de fleurs en tissu rouge décorant le dessus de la porte servait d’enseigne et les lumignons disposés sur les appuis des fenêtres promettaient aux chalands délices et délassements. Un homme se tenait près de l’entrée, appuyé au mur chaulé. Il souleva légèrement sa casquette de cuir pour saluer les arrivants. Son regard incisif démentait son attitude nonchalante. Un sourire détendit ses lèvres minces, comme ouvertes au couteau.
— Monsieur Trent Tann Baerarth, vous voilà donc de retour ! Avez-vous accompli un bon et profitable voyage ?
— Très favorable, Zacharias, surtout pour mon estimé Père.
— Que la Triade continue à faire couler sur son front l’huile sainte ! s’exclama celui dont Yestîn se dit qu’il devait être le portier voire l’homme de main de l’établissement de plaisir.
Mais sous la traditionnelle bénédiction, l’ironie affleurait. Cet individu ne semblait pas craindre les puissants de la cité, ni leur accorder plus de respect qu’ils n’en méritaient à ses yeux. Ceux-ci voyaient les membres du Municipe se livrer à la bassesse de leurs instincts animaux lorsqu’ils venaient s’enivrer, s’empiffrer et forniquer sans souci de bienséance puisque tous ou presque adhéraient au même mode de vie.
Le jeune homme s’étonna des pensées qui lui venaient soudain à l’esprit, injurieuses à l’égard de Père et des membres de leur caste. La nausée menaçait de le rabaisser devant cet inconnu et pire, devant son frère. Il la combattit en se concentrant sur la chaleur qui montait dans ses reins. Il n’y avait rien de mal à satisfaire les besoins de la nature. N’avait-elle pas pourvu les hommes de tout ce qu’il fallait pour jouir de ses bienfaits ? Ne leur avait-elle pas offert la douceur des femmes, la saveur des mets et la joie du vin ?
— Nous laisseras-tu entrer ? demanda Trent en plaisantant à moitié.
Apparemment, le cerbère disposait d’un pouvoir discrétionnaire. Le dénommé Zacharias se mit à rire, produisant un bruit grinçant tout à fait irritant.
— Je vois que vous avez amené votre jeune frère avec vous ! Comment pourrais-je avoir la cruauté de lui interdire l’entrant ?
Yestîn pinça les lèvres tandis que Trent lui attrapait l’épaule et le poussait en avant. Il n’était jamais venu dans ce quartier périphérique et ne s’attendait pas à être identifié. Mais le métier de ce Zacharias impliquait sans doute qu’il connaisse les personnes qui comptaient à Briesse. Yestîn n’était pas quelqu’un d’importance, du moins pas encore, mais Père était l’un des principaux Maîtres Marchands.
Les deux jeunes hommes pénétrèrent dans un vestibule brillamment éclairé par des caleils* en laiton posé sur des trépieds de fer forgé. Des tentures de fine laine teinte en rose et pourpre masquaient trois accès. L’une d’elles se souleva aussitôt pour livrer passage à une grande femme brune. Elle n’était plus de première jeunesse mais conservait les traces d’une beauté exceptionnelle et un maintien qu’auraient jalousé plus d’une parmi les épouses des riches habitués des lieux. Elle regarda les fils de Earl Tann Baerath avec un doux sourire qui plissait légèrement ses yeux sombres puis laissa retomber l’étoffe derrière elle et vint à eux, les mains tendues.
— Trent ! Ah ! Ce long hiver est enfin terminé ! Comme les hirondelles, vous voici revenu ! Je me suis languie de vous. Et je ne parle pas de Pervenche, de Jasmin et de Fleurdelys...
Elle laissa tomber sa voix d’une façon qui émut Yestîn avant de déposer un baiser sur la joue de Trent, très près de sa bouche. Puis elle reporta son attention sur lui.
— Vous êtes le frère de Trent, je présume ? Soyez le bienvenu dans ma modeste maison. Je veux que vous sous y sentiez comme au sein d’une famille chaleureuse. Je vais vous présenter mes filles.
La maîtresse de maison s’approcha de Yestîn, lui prit familièrement le bras et lui demanda d’une voix de gorge qui, jointe au parfum capiteux qui émanait de son abondante chevelure, acheva de le troubler :
— Puis-je vous appeler Yestîn ?
— Mais... bien sûr, bredouilla-t-il en parvenant toutefois à ne pas être tout à fait ridicule.
— Je m’appelle Eglantine et ma maison est la vôtre. Suivez-moi, lui ordonna-t-elle en pouffant. Mes très chères filles vont se réjouir d’accueillir un si beau jeune homme !
Elle souleva une autre portière que celle qui lui avait livré passage et entraîna le fils cadet de Earl Tann Baerath dans une salle qui parut à celui-ci à la fois immense et étouffante. Les murs peints à fresque de rosiers grimpants de toutes les couleurs la faisaient paraître plus vaste encore. Il la parcourut des yeux mais n’osa pas tout d’abord poser son regard sur les femmes en tenue légère qui la peuplaient. Enfin, décidé à paraître bien plus à l’aise qu’il ne se sentait, il se mit en devoir de les examiner. Il ne fut pas toutefois sans ressentir l’impression peu gratifiante d’être un maquignon en train d’évaluer des juments. Les pensionnaires de la Rose Rouge offraient sans pudeur leurs corps attrayants à peine voilés de saris de soie transparente dont les complexes nuances évoquaient les ailes fragiles des papillons. La plupart étaient étendues avec une indolence étudiée, faite pour susciter le désir. Trois d’entre elles circulaient parmi les sofas et les poufs, versant à boire dans les coupes tendues d’une main languissante. C’étaient sans doute des servantes ou des apprenties, mais elles n’étaient pas plus vêtues que leurs compagnes. Toutes ces chairs délectables exposées à sa concupiscence et à son inexpérience firent aussitôt monter le rouge aux joues de Yestîn. Eglantine, caressant presque maternellement son avant-bras, ne fit qu’ajouter à son embarras. Ses jambes se mirent à flageoler. Ce qui le sauva, ce fut le cri joyeux qu’émit l’une des pensionnaires de la Rose Rouge, une brunette, imitée instantanément par une blonde opulente. Toutes deux, aussi dissemblables que le printemps et l’hiver, rompirent leur oiseuse immobilité et se mirent à battre des mains.
— Trent ! Trent ! Que le temps nous a semblé long sans vous !
L’accueil réservé à son frère, à l’évidence client apprécié de l’établissement, permit à Yestîn de reprendre une certaine contenance. L’attention n’était plus concentrée sur lui. Non sans curiosité, il assista aux retrouvailles de son aîné avec ses favorites, sans doute Pervenche, Jasmin ou Fleurdelys. Trent enlaça les deux filles qui se collèrent à lui en gloussant et les embrassa goulûment comme s’il avait été abstinent tout l’hiver, ce dont Yestîn doutait. Puis il demanda :
— Jasmin n’est pas ici ?
— Elle nous a quittées voici un mois. Un nobliau raffolé d’elle l’a installée dans une maison discrète, pas très loin du logis où il vit en compagnie de sa chaste épouse et de ses nombreux rejetons. Jasmin n’a pas hésité longtemps mais elle était chagrinée de ne pouvoir vous dire adieu, lui répondit Eglantine.
Elle n’avait pas lâché Yestîn qui aurait bien aimé retrouver sa liberté mais n’osait se dégager. Elle désigna avec un grand sourire les jeunes femmes présentées comme autant de joyaux précieux, offrant une diversité appréciée par les riches clients de la maison : blondes, brunes, rousses, minces ou potelées, petites ou grandes... les hommes des hautes castes venant à la nuit tombée chercher les plaisirs que leurs épouses leur donnaient rarement, pouvaient choisir selon leurs goûts ou passer de l’une à l’autre pour varier les agréments. Ils trouvaient sur place de quoi dîner dignement, boire de grands crus et même prendre des bains en plaisante compagnie.
— Mon cher Trent, n’importe laquelle de mes filles sera ravie de remplacer Jasmin auprès de vous et de votre gentil frère. Voyez, elles sont presque toutes présentes car il est encore tôt dans la soirée.
Eglantine venait de ramener l’attention générale sur Yestîn. Les filles lui adressaient des sourires prometteurs et appréciateurs. Il n’était peut-être pas aussi bel homme que Trent mais il valait mieux que la plupart des habitués, vieux, bedonnants et guettés par la calvitie. Encouragé par cette pensée, il serra les dents et s’efforça de prendre un air dégagé. Trent hocha la tête.
— Comment choisir entre la beauté et la beauté ?
— Pervenche est brune, Fleurdelys blonde... pourquoi pas une rousse ? Corail par exemple !
A l’énoncé de son nom, la jeune femme adopta une posture qui mettait en évidence sa taille fine et son arrogante poitrine. Sa chevelure flamboyante ne devait rien à l’artifice et rehaussait son teint de porcelaine. Yestîn ne pouvait détacher son regard des appas généreusement offerts.
— Yestîn, qu’en dis-tu ? l’interrogea Trent, le rire à la bouche.
Le cadet déglutit.
— Heu... oui... Corail. Pourquoi pas ?
L’accorte maîtresse de maison lâcha enfin le bras du garçon et frappa dans ses mains, réjouie.
— Voilà qui est parfait ! Conduisez ces messieurs dans la chambre rouge et or, mes belles. Je vous fais monter un repas, bien sûr ?
Tenant toujours contre lui Pervenche et Fleurdelys, Trent acquiesça :
— Pâtés de gibier, terrines de poisson, tourtes de légumes, fruits frais et surtout quelques bouteilles de bon vin, du Pommay d’Ander par exemple ou un Grand Drieu de Flain.
— Vos désirs sont des ordres, capitaine !
Trent n’avait pas attendu pour entamer la montée de l’escalier menant à l’étage avec les deux jeunes femmes toujours accrochées à lui.
— Tu viens, Yestîn !
Celui-ci n’hésita pas longtemps. Corail avait sauté sur ses pieds et venait vers lui. Sa démarche dansante fascinait le jeune homme. La belle rousse passa son bras sous le sien et l’entraîna à la suite de Trent.
La chambre rouge et or méritait bien son nom. Un tapis de laine épaisse qui couvrait pratiquement tout le sol offrait un éblouissant camaïeu de rouges et les fresques qui ornaient les murs mais aussi le plafond représentaient des personnages nus et fort affairés sur fond cramoisi. Le regard de Yestîn glissa sur les peintures explicites, s’arrêtant malgré lui sur des scènes dont l’inventivité lui fit écarquiller les yeux. Les trois jeunes femmes n’accordaient aucune attention au décor, familier pour elles et Trent avait bien autre chose en tête que de s’extasier devant des représentations, aussi réalistes soient-elles. Corail tira Yestîn au centre de la pièce et il s’aperçut que seuls de larges coussins dorés meublaient celle-ci.
Trent lâcha la taille de ses deux compagnes et s’allongea sur les épais carreaux**.
— Voulez-vous qu’on danse pour vous ? lui demanda la blonde Fleurdelys en minaudant.
Trent eut un geste nonchalant de la main.
— Nous avons la nuit devant nous, mes toutes belles. Quoi de plus agréable pour la commencer que de vous admirer vous trémoussant sous nos yeux éblouis !
Corail poussa gentiment Yestîn au milieu du flot de coussins. Il s’y affala plutôt qu’il ne s’y assit. La matière dans laquelle ces derniers étaient tissés l’étonna car la soie était par décret interdite aux gens de peu et notamment aux pensionnaires des maisons de plaisir et par extension à l’ameublement de ces dernières. Mais à l’évidence, dans certains établissements, on enfreignait les lois somptuaires avec la complicité des clients les plus opulents, ceux-là mêmes qui avaient réclamé que soit édictée cette restriction. Le jeune homme ne se formalisa pas longtemps de cette entorse à la règle. Les trois jeunes femmes captèrent bientôt toute son attention. La rousse Corail venait de porter une flûte à ses lèvres pulpeuses et en tirait des sons mélodieux sur lesquels ses deux amies se mirent à danser. Elles jouaient habilement de leurs voiles multicolores et leurs gracieux mouvements de bras les assimilaient à des papillons folâtres, virevoltant autour des deux jeunes hommes attisés par leurs gestes allusifs. La bouche de Yestîn lui parut soudain sèche comme de l’amadou. Il se serait volontiers désaltéré mais nulle bouteille ou cruche ne traînait dans la pièce. De toutes façons, il n’aurait pas osé quitter sa place. Trent, à côté de lui, frappait des mains en rythme, un grand sourire affiché sur son visage. Il était si à l’aise que Yestîn en ressentit une bouffée de jalousie. Arriverait-il un jour à acquérir l’assurance que son frère aîné affirmait en toutes choses ?
Le puîné avait hâte que la danse s’achève mais en même temps, il était terrifié. Il se força à suivre la ligne mélodique de la flûte. La jeune femme rousse avait un réel talent de musicienne et la simplicité de l’air qu’elle jouait n’était qu’apparente. Yestîn comprit qu’elle créait la mélodie pour accompagner les évolutions des deux autres filles et non l’inverse. Avec virtuosité, elle adaptait son art aux variations de la chorégraphie inspirée de Fleurdelys et de Pervenche. Quel dommage que son don soit confiné à l’intérieur d’une maison de plaisir et destiné aux oreilles d’hommes venus en ce lieu pour satisfaire d’autres sens que l’ouie ! Mais la pratique des arts dans les temples ou les palais était réservée, comme pour l’usage de la soie, aux personnes bien nées. Yestîn aurait pu, lui, prétendre à jouer et à chanter devant un public mélomane, composé de nobles, d’Intègres de haut rang voire de quelques Maîtres Marchands aux goûts évolués. Sa naissance l’y autorisait mais Père n’accepterait jamais que son héritier se livre à des occupations stériles et dignes, à ses yeux, d’un fainéant voire d’un efféminé. Son fils devait se contenter du plaisir de la musique en solitaire pour oublier un peu, le soir venu, les colonnes de chiffres et les piles de caisses.
Le tour pris par ses pensées détendit un peu le jeune homme. Il commençait à apprécier la danse évocatrice sans trop s’inquiéter au sujet de ses futures performances lorsqu’on toqua à la porte.
— Le repas, messieurs !
Corail cessa aussitôt de jouer et alla ouvrir la porte. Elle s’effaça pour laisser le passage à une fillette, trop jeune encore, se dit Yestîn, pour faire autre chose que porter les mets commandés par les clients. Elle se dirigea à petits pas vers les deux hommes et posa précautionneusement son fardeau devant eux. Il lui avait fallu beaucoup d’adresse pour transporter le plateau garni d’une multitude de terrines, de cassolettes, de flacons et de timbales sans rien renverser. L’enfant se releva en esquissant une révérence et prit la pièce que Trent lui tendait pour sa peine. Un grand sourire éclaira son petit visage jusqu’alors renfrogné par l’effort fourni. Ses yeux reflétaient plus d’expérience que ne le laissait entendre son âge tendre et elle donna à Yestîn l’impression de l'évaluer comme le ferait un maquignon d’un cheval. D’un étalon plutôt. Il fut à peu de rougir. A l’évidence, la petite, élevée et peut-être même née dans ce milieu, ne manifestait pas la candeur habituelle aux jouvencelles de son âge.
Trent n’attendit pas son départ pour piocher dans la nourriture.
— Prends des forces, Yestîn, tu vas en avoir besoin ! apostropha-t-il son frère en riant. Et vous aussi, mes toutes belles ! La nuit sera longue, j’ai plusieurs semaines de mer à rattraper !
Les trois jeunes femmes vinrent aussitôt prendre place sur les confortables coussins et se mirent à picorer du bout des doigts parmi les mets succulents. Elles mangeaient tous les jours à leur faim, contrairement aux filles publiques qui traînaient dans le quartier du port, se vendant aux marins en échange d’un repas. Yestîn, lui, n’éprouvait guère l’envie d’engloutir une tranche de pâté de sanglier, comme était en train de le faire son frère, ou une tourte fourrée aux légumes malgré l’odeur appétissante qui s’en dégageait. Une autre faim le tenaillait mais il fit l’effort de grignoter une part de terrine de dorade au fenouil ainsi que quelques prunes rouges. Plusieurs rasades de blanc d’Ander firent passer le tout, nettoyant bouches et gosiers. Fleurdelys réunit les reliefs de la collation sur le plateau et déposa celui-ci dans le couloir.
— Il est temps de passer aux choses sérieuses, s'écria Trent en renversant Pervenche sur les coussins. La jeune femme gloussa devant l’impétuosité du jeune homme et appela la blonde Fleurdelys à la rescousse.
— A moi, ma douce ! Nous ne serons pas trop de deux ! C’est un lion affamé que notre Trent !
— Un taureau, tu veux dire ! rétorqua en mugissant celui qui, durant plusieurs mois, avait été le second du navire arborant ce nom.
Yestîn s’étonna à part lui de l’attitude détendue voire grossière de son aîné. Mais loin des regards censeurs de Père, Trent goûtait à la vie à pleines dents. Ensuite le puîné se demanda si Earl Tann Baerath, qui fréquentait, peut-être assidûment, la Rose Rouge s’y livrait aux mêmes facéties triviales que son fils premier-né. Mais les lèvres de Corail soudain pressées sur les siennes l’empêchèrent de se plonger dans des interrogations stériles.



Yestîn s'adossa lourdement au mur nu, les bras resserrés autour de son torse frissonnant. La honte le submergeait. Malgré la fraîcheur de l’air nocturne, son front brûlant se couvrait de transpiration. Il retenait à grand-peine des larmes de frustration. Il ne manquerait plus qu’il pleure, dans cette ruelle sombre, comme un enfant perdu ! Perdu de honte !
Tout avait pourtant bien débuté. Il avait répondu, certes avec maladresse mais surtout avec enthousiasme, aux baisers et aux caresses de la rousse hétaïre. Mais quand il avait fallu passer à l’acte proprement dit, il n’avait pu aller jusqu’au bout. Ce qu’il n’avait cessé de craindre s’était produit : il n’avait pu se conduire comme un homme. Corail ne s’était pas moqué de sa défaillance, elle lui avait chuchoté à l’oreille que ce n’était rien, que ça arrivait parfois lorsqu’on était trop ému ou trop guindé, qu’il devait se détendre et la laisser s’occuper de lui. Mais il n’avait accepté ni son échec ni ses paroles lénifiantes. Empli de confusion, il s’était rhabillé en hâte et avait précipitamment quitté la chambre rouge et or. Trent, fort occupé, ne s’était même pas aperçu de sa fuite. La fille l’avait suivi mais il était plus rapide qu’elle et avait quitté l’établissement sans rencontrer âme qui vive. La grande pièce du bas était vide, toutes les pensionnaires étant sans doute affairées à l’étage. La maîtresse de la maison était absente, peut-être devait-elle, elle aussi, payer de sa personne. Quant au gardien des lieux, il avait quitté son poste. Nul ne s’était donc inquiété de la sortie précipitée du plus jeune fils de Earl Tann Baerath.
Qu’allait dire ce dernier de la déconvenue de son héritier ? Il avait nettement exprimé sa volonté que celui-ci prouve sa virilité. Père ne supportait pas l’échec. Son courroux serait à la mesure de la déconfiture de son puîné. Il l’écraserait de son mépris et n’aurait de cesse que celui-ci efface cette tache sur leur nom. La pression deviendrait vite insupportable pour Yestîn. D’ailleurs, n’était-ce pas cette charge placée sur ses épaules par l’exigence sans concession de Père qui avait mené le garçon dans cette impasse ? Celui-ci sourit amèrement. Il se trouvait au sens propre comme au sens figuré dans un cul-de-sac.
Il ne savait que faire. Il pouvait prendre le risque de rentrer à pied jusqu’à la demeure familiale. Le trajet jusqu’au centre ville ne représentait qu’une demi-heure environ de marche mais le danger d’être agressé voire tué n’était pas nul. Des vigiles salariés par le Conseil Municipal patrouillaient dans les rues mais ils n’étaient pas réputés pour leur courage. Les gredins attendaient juste le départ des îlotiers pour perpétrer leurs forfaits.
Yestîn avait aussi le choix d’attendre dans la ruelle, blotti dans un angle pour échapper aux regards. Il repartirait avec Trent lorsqu’au matin, le cocher viendrait chercher les fils de son maître. Il en profiterait pour supplier son frère de ne rien dire à Père et lui promettrait de tenir son rôle à leur prochaine visite à la Rose Rouge. Trent garderait-il le silence sur la défaillance de son cadet ? Ou bien plutôt en informerait-il leur géniteur afin de démontrer à ce dernier qu’il avait fait le mauvais choix en désignant Yestîn comme successeur à sa place ?
Le jeune homme soupira à fendre l’âme. Trent avait beau lui faire bonne figure, il souffrait de la vexation que Père lui avait fait subir en l’écartant de sa succession alors qu’il avait grandi avec la perspective de devenir le prochain Maître Marchand de la lignée des Tann Baerath. Révéler l’humiliation de l’héritier serait pour lui une douce vengeance.
Le fracas de roues ferrées sur le pavé fit soudain sursauter Yestîn. Il n’avait pas le temps d’aller se cacher dans le coin le plus sombre de l’impasse. L’aurait-il eu qu’il ne l’aurait pu ! Ses jambes étaient paralysées par la frayeur. Irrationnellement, il appuya plus fort son dos contre la paroi comme s’il pouvait disparaître à l’intérieur de celle-ci, implorant la Triade que le véhicule ne fasse que passer. Lorsque le bruit de ferraille cessa brusquement, il crut que ses jambes allaient céder. Il ferma instinctivement les yeux puis les rouvrit sous le coup d’un sentiment de futilité. Ainsi agissait-il, enfant, lorsque des terreurs l’assaillaient. Fermer fortement les paupières écartait la menace et ramenait à lui durant un trop bref instant sa tendre mère défunte. Mais il était un homme, désormais, malgré ce qui venait de se passer ou plutôt de ne pas se passer dans la maison de plaisir. Il n’avait plus besoin de ce subterfuge.
Il se contraignit à ne pas bouger et à guetter dans le silence le moindre bruit qui l’informerait de la suite des évènements. Ce véhicule stationné devant la Rose Rouge pouvait être n’importe quel carrosse venu chercher l’un des fortunés clients de l’établissement.
Lorsqu’un pas sonna sur le pavé disjoint de la ruelle, Yestîn, les nerfs à fleur de peau, se mordit profondément la lèvre inférieure. Quelqu’un venait vers lui, quelqu’un qui savait qu’il se trouvait là. Ce ne pouvait être que la personne qui voyageait dans le carrosse, Yestîn en était intimement convaincu. Et ces pas légers, presque dansants, le rassurèrent malgré la peur qui nichait dans son cœur. Ce n’était assurément pas Père qui se dirigeait vers lui, prêt à abattre sa main sur son fils déshonoré.
L’arrivant ou plutôt l’arrivante se précisa enfin aux yeux écarquillés du jeune homme à quelques mètres à peine de ce dernier. Enveloppée dans de longs voiles sombres, elle ne laissait deviner qu’une silhouette séduisante ainsi qu’un port de tête altier. Fasciné, il la regarda s’approcher de lui sans bouger même un cil. La femme eut un léger rire, presque inaudible mais qui dans le calme de l’impasse résonna aux oreilles de Yestîn comme une condamnation. Pourtant, ce n’était pas du tout cela, comme il s’en rendit compte bien vite. L’inconnue tendit la main droite vers lui et frôla ses lèvres entrouvertes par la stupeur. Puis les doigts fins remontèrent lentement le long de la joue de Yestîn avant de s’attarder sur sa tempe, de contourner son oreille et de glisser jusqu’à son cou. Le jeune homme gémit. La douceur du contact sur sa peau était presque déchirante, et la sensation éprouvée était si intense qu’elle avoisinait la douleur.
— Chut ! murmura la femme. N’aie aucune honte de ce qui t’est arrivé dans les bras de la catin rousse. Tu n’étais pas pour elle. Tu m’es destiné, Yestîn Tann Baerath.
— Co... comment vous... balbutia-t-il.
Elle souleva le voile qui dissimulait son visage et interrompit le jeune homme en posant sa bouche sur la sienne. Il avait toutefois eu le temps de reconnaître la superbe et intrigante Astirianne. Ebloui et désorienté, il s’abandonna au tourbillon d’un baiser passionné qui l’amena aux portes du plaisir. Il était à bout de souffle et totalement conquis lorsqu’elle s’écarta de lui et lui intima :
— Viens. Mon carrosse nous attend pour nous conduire tous deux au Jardin des Délices.







* lampes à huile
** coussins

Aelghir
18/09/2008 22:03
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

L’Astirianne


Le fils cadet du Maître Marchand Earl Tann Baerath s’emplissait le regard et l’esprit des merveilles disposées sans ostentation dans la chambre. Il côtoyait quotidiennement les objets précieux dont Père faisait commerce mais c’étaient des choses mortes, séparées de leur environnement, considérées uniquement en fonction de leur valeur marchande. Inanimées.
En ce lieu magique dans lequel l’Astirianne l’avait fait entrer sans prononcer un mot, les vases vernissés, les coupes d’argent, les statuettes en terre cuite ou en pierre dure, les toiles peintes de scènes oniriques et les tapisseries chatoyantes possédaient une âme qui s’adressait à son sens du beau. Il n’en estimait pas le prix comme l’aurait aussitôt fait Père mais voyait l’art qui les avait conçus et recevait avec gratitude la sérénité qu’ils dégageaient.
Son hôtesse se plaça devant lui sans lui lâcher la main et scruta longuement son regard ébloui.
— Tu n’es pas un Maître Marchand, Yestîn Tann Baerath. Tu es un artiste. La beauté est dans ton œil.
N’importe qui d’autre lui aurait affirmé cela, il se serait élevé contre, avec la conviction de celui qui se sent pris en faute. Ces paroles prononcées avec évidence reflétaient ce qu’il n’ignorait pas être en réalité. Or il devait continuellement se renier non seulement pour devenir celui que Père avait décidé qu’il soit, mais aussi parce que lui-même voulait être ce Maître Marchand. Sa voie était droite, sans surprise, tracée par sa naissance et par l’indiscutable volonté paternelle. Lorsque Trent était encore l’héritier putatif et que lui-même ne savait pas encore s’il survivrait à sa difficile quinzième année, il avait caressé l’idée de se consacrer à la musique. Ce rêve l’avait aidé à supporter les fièvres récurrentes, les douleurs torturant ses articulations, les nausées presque constantes et les cruelles attentions des thérapeutes qui s’étaient succédés à son chevet pour lui faire avaler d’infectes potions, lui poser des ventouses et des cataplasmes brûlants, lui tirer à la lancette un sang prétendument vicié. Mais il savait que ce n’était que cela : un rêve. S’il vivait, Père ne lui accorderait jamais la liberté de se consacrer à son art. Héritier ou pas, il devrait s’investir totalement pour la Compagnie. Un Maître Marchand n’avait pas de temps à perdre en futilités. Et s’il mourait, peut-être aurait-il le bonheur de rejoindre les chœurs célestes qui chantaient jour et nuit les louanges de la Sainte Triade ! Yestîn avait fini par survivre à la maladie et aux médecins.
— Les quelques tableaux que j’ai commis n’ont enchanté que ma mère, se contenta-t-il de dire.
— Ta voix est celle de l’oiseau bicolore de Pôn, ta musique celle des ruisseaux et de la brise dans les roseaux.
— Comment savez-vous cela ?
— La Lune connaît tout du Soleil car c’est grâce à sa clarté qu’elle s’illumine.
Le langage fleuri de la belle Astirianne fit sourire Yestîn. Il avait l’impression d’être dans un rêve pareil à ceux auxquels il s’abandonnait, jadis, sur son lit de malade. Mais le corps élancé qui frôlait le sien et la troublante tiédeur du souffle de la jeune femme sur son visage lui prouvaient qu’elle était heureusement bien réelle. Surmontant son anxiété, il l’enlaça et elle se lova contre lui, aussi caressante et soyeuse qu’une chatte anderane. Il ferma les yeux et huma avec ravissement la fragrance subtile des cheveux sombres, noués en un chignon compliqué.
— Joya-Ni...
Dans le carrosse aux rideaux fermés qui les avait conduit à sa demeure, l’Astirianne lui avait révélé son nom. Il n’en savait pas beaucoup plus sur l’étrangère que ce qu’en avait dit Père, non sans acrimonie. Mais c’était plus que n’en connaissait quiconque en Géraisie. Ne lui avait-elle pas murmuré en confidence que les Astiriannes offraient leur nom en présent d’amour à celui qu’elles avaient choisi entre tous ? Il n’avait rien osé répondre mais son cœur avait battu fortement sous la main qu’elle pressait sur sa poitrine comme pour l’empêcher de se lever et de sauter hors de la voiture. Mais de cela, il n’avait certes pas envie. Il n’avait jamais vécu un moment d’une telle intensité et souhaitait presque qu’il ne se termine jamais, même s’il se doutait bien qu’il ne s’agissait là que des prémices de quelque chose de meilleur. Le trouble qu’il avait éprouvé à la Rose Rouge n’avait aucune commune mesure avec celui qui s'était emparé de lui alors que l’Astirianne, assise auprès de lui sur la banquette de velours, ne faisait guère plus que de lui tenir tendrement la main.
Elle n’avait rien ajouté aux paroles sibyllines qu’elle lui avait murmurées dans la ruelle et ces quelques mots : « Tu m’es destiné, Yestîn Tann Baerath. » tournaient inlassablement dans sa tête alors même que ses sens étaient affolés par la proximité de la belle étrangère. Il ne parvenait pas à concevoir ce qu’elle voulait dire exactement. Sans doute l'émoi dans lequel il se trouvait plongé, après un début de soirée catastrophique, l’empêchait-il de garder la tête froide et de raisonner sainement ? Et pourquoi perdrait-il du temps à analyser les tenants et les aboutissants de ce qui était en train de se passer entre eux alors qu’il n’avait rêvé que de cela durant les mois passés ?
— Joya-Ni, répéta-t-il parce qu’il en aimait la sonorité.
Il se trouva empêché d’en dire plus parce que, se haussant à peine sur la pointe des pieds, elle posa ses lèvres sur les siennes et l’embrassa tendrement. De toutes façons, il n’aurait pas su quoi ajouter à la seule mention de son nom musical. Il répondit à son baiser mais lorsqu’il se fit plus pressant, à sa façon malhabile, elle glissa hors de son étreinte et s’écarta de quelques pas. Avant même qu’il ne songe à s’en offusquer, elle lança un rire semblable à un trille d’oiseau et chuchota :
— La nuit entière nous est donnée comme tu m’as été donné et que je me donne à toi.
Elle revint vers Yestîn et appuya les paumes peintes de ses deux mains sur la poitrine haletante du jeune homme. Elle se mit à fredonner une chanson au rythme ensorcelant et le poussa doucement jusqu’à ce qu’il tombe, à demi couché, sur l’immense couche occupant le centre de la pièce. Brûlant de désir, il voulut l’attirer à lui mais elle lui échappa à nouveau.
— Viens, ô Astirianne ! Viens me rejoindre, ô ensorceleuse ! supplia-t-il.
Elle ignora sa prière et frappa dans ses mains. Presque aussitôt, une servante voilée se présenta, portant sur un élégant plateau deux tasses contenant une boisson fumante. Joya-Ni prit le plateau et renvoya la femme sans un mot. Puis elle se dirigea vers le lit d’une démarche gracieuse et prudente, attentive à ce que pas une goutte de l’odorante décoction rouge sombre ne déborde. Elle posa son fardeau sur la courtepointe de soie brodée et avec des gestes d’une grâce qui ravissait Yestîn, elle lui tendit l’une des tasses de porcelaine. Il prit aussi délicatement que possible cette merveille translucide, à peine plus épaisse qu’une feuille de papier. Mais il attendit pour boire que la jeune femme ait porté à ses lèvres le bord doré de sa propre tasse.
Le liquide était brûlant et tapissa sa bouche d’une amertume qu’il fut surpris d’apprécier.
— Dis-moi quel est cet étrange breuvage ?
La jeune femme inclina le front pour un salut qui mêlait gaieté et respect.
— En mon pays, la coutume veut que nous offrions aux personnes de qualité une tasse de porcelaine contenant du tauh. C’est une décoction de jeunes feuilles, cueillies une à une par de jeunes vierges. La récolte a lieu entre l’aube et l’aurore. Il existe une vingtaine d’espèces de tauhs qui arrivent à maturité à des saisons différentes. Le tauh fermenté noir est réservé au roi. En aimes-tu, ô mon hôte, la prenante saveur ?
Yestîn avait à peine écouté les explications tant la voix suave l’ensorcelait. Il demanda pourtant :
— Et de quelle variété est celui-ci ?
— C’est un tauh fermenté noir.
— Mais... n’est-il pas réservé à ton souverain ? s’étonna-t-il.
— N’est-ce pas ce que tu es ? Car tu règnes sur mon cœur.
Elle saisit la main libre de son amant et la posa sur son sein gauche. Il referma ses doigts tremblants sur l’adorable rondeur. Sa paume fourmillait du désir de la caresser à travers la soie fine mais il n’osait plus bouger. Elle rit doucement et le débarrassa de la tasse devenue encombrante. Yestîn inspira profondément. Le parfum exotique de l’Astirianne le grisait. Les yeux immenses fascinaient les siens. La bouche entrouverte lui promettait d’inoubliables délices. Les bras soyeux qui se nouèrent autour de son cou trouvèrent en lui un prisonnier consentant. Plus rien n’exista ensuite que le corps délicieux qui devançait tous ses désirs et comblait ses ardeurs.

L’Astirianne, allongée sur le ventre, se souleva sur ses coudes et coula un tendre regard à son jeune amant.
— Cher cœur, il te faut me quitter.
— Déjà !
— La nuit s’étire vers sa fin. Notre amour doit demeurer impénétrable.
— Joya-Ni !
— Nous nous unirons encore dans le doux secret de cette chambre. Je t’adresserai un signe et tu viendras à moi. Les ténèbres nous seront amicales. Elles nous voileront aux yeux des indiscrets.
Yestîn soupira. La lassitude alanguissait ses membres sur les draps froissés par la ferveur amoureuse. Il convint en lui-même que son amante parlait avec raison. Jamais Earl Tann Baerath n’accepterait que son héritier fréquente intimement l’étrangère, encore moins qu’il ne l’épouse. Leur amour ne pourrait vivre et survivre qu’à la faveur de l’obscurité. Le jeune Géraisien allait devoir se contenter de rencontrer la belle Astirianne en cachette. Mais avant cette nuit passionnée, avait-il seulement osé rêver à ce miracle ?
— N’avons-nous pas encore un peu de temps devant nous ? insista-t-il pourtant.
Elle tapa gentiment sur ses doigts qui s’égaraient sur ses seins et se leva d’un bond.
— Yestîn, si tu désires en ton cœur que cette nuit soit les prémices de nombreuses autres, tu dois agir suivant mes instructions. N’es-tu pas, en amour, mon apprenti comme tu es, en affaires, celui de ton père ? Et je pourrais t’enseigner plus que les délices du lit.
A son tour, le jeune homme délaissa la couche au creux de laquelle il ne souhaitait que de revenir. D’un air rechigné, il rassembla ses vêtements éparpillés et les enfila.
— La nuit prochaine ?
Elle lui sourit avec indulgence.
— Mon impétueux Géraisien ! Tu es si peu sage.
— Comment pourrais-je l’être ! Je t’aime, Joya-Ni. Je t’aime, je t’aime, je t’ai...
D’une main plaquée sur la bouche de Yestîn, elle le fit taire.
— Sais-tu, ô mon soleil, ce qu’est l’amour ? C’est bien plus que la passion charnelle qui nous a jeté sur ce lit.
Il secoua la tête puis saisit tendrement ses longs doigts fins pour les écarter de sa bouche, non sans y déposer au passage un baiser.
— C’est lorsque le jour et la nuit n’ont pas assez d’heures pour les consacrer à la personne aimée. C’est lorsque le vin le plus renommé n’a aucun bouquet d’être bu sans elle. C’est lorsque le parfum le plus suave devient puanteur s’il est porté par une autre. C’est lorsque chaque nuage, chaque ombre douce, chaque jeu de lumière dessinent le visage de l’être adoré.
— C’est lorsque la vie de l’un ne compte plus sans la vie de l’autre, ajouta à mi-voix l’Astirianne.
Elle arrangea le col qu’il ne s’était pas soucié d’ajuster et l’embrassa brièvement avant de le pousser vers la porte.
— Va ! Mon cocher te ramènera dans la ruelle où tu m’attendais sans le savoir. Ton frère t’y trouvera à sa sortie de la Rose Rouge. Tu sauras bien lui inventer quelque histoire.
— Il a dû me chercher, s’inquiéter peut-être.
Elle se mit à rire.
— Ta naïveté est attendrissante, mon cher cœur ! Trent Tann Baerath n’a pas, cette nuit, l’esprit à se soucier des états d’âme de son jeune frère. De longues semaines d’abstinence ne disposent pas à l'abnégation.
Le ton sarcastique adopté par Joya-Ni désorienta quelque peu Yestîn. Mais un nouveau baiser déposé sur ses lèvres effaça l’impression étrange que lui avait laissée cette répartie narquoise. L’Astirianne ouvrit la porte et il eut juste le temps de lui demander :
— Quand te reverrai-je ?
— Compte deux nuits après la pleine lune. Une voiture sans marque distinctive t’attendra dans la rue, derrière la maison de ton père. Tu reconnaîtras mon cocher. Et ne viens pas à moi les mains vides, mon beau Géraisien. Je veux que tu composes pour moi un chant d’amour.



Yestîn s’étira dans son lit en poussant un petit geignement. Le jour venait de se lever et il devait faire de même sous peine de subir une remontrance paternelle. Sortir du tiède cocon de ses couvertures demandait ce matin plus de courage que d’habitude. De retour à la maison, en compagnie de son frère qui ne lui avait pas posé de question sur la façon dont il avait passé son temps dans la ruelle, le cadet des Tann Baerath s’était dévêtu et couché, certain de ne pouvoir s’endormir. Cependant, il avait rapidement glissé dans un sommeil agrémenté de rêves dont il gardait, au réveil, une impression de merveilleux. Mais la nuit avait été bien courte.





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