La Pierre de Tear fait peau neuve ! L'aventure continue sur www.pierredetear.fr !

L'ancien site est a présent archivé pour la postérité et en mode "lecture seule". Vous pouvez consulter l'ensemble du contenu et des anciennes discussions du forum, mais plus créer de nouveaux topics ni écrire de nouvelles réponses.

Rendez-vous sur les nouveaux forums ici: www.pierredetear.fr/forum

N'hésitez pas à rejoindre le Discord de la Pierre de Tear en cliquant ici: Discord Pierre de Tear

- L'équipe des Admins: Klian, Owyn et DS

Les Ailes du traître - Chapitres 1 à 20
(Sujet créé par Aelghir l 02/03/06 à 19:29)
non favori


N'hésitez pas à donner des commentaires !


Aller en bas de page
Aelghir
02/03/2006 19:29
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

Chapitre premier





- La Dalle Noire est près du Castellar. Cet ancien adage s’applique parfaitement dans votre cas, vous en conviendrez.
Certys Cyril opposa un profil immobile à la sarcastique remarque du préfet de Police. Le Féal Bollet pouvait se permettre de railler le favori en disgrâce. Il ne s’en privait d'ailleurs pas. Il se réjouissait de mortifier le jeune homme que le Suprême lui-même l’avait chargé d’escorter. Il insista, faussement compatissant :
- Je vous plains ! Etre monté si haut pour vous retrouver, à cause d’un caprice, assigné à résidence dans une forteresse, voilà qui doit être difficile à vivre. Vous qui faisiez jusqu’à hier la pluie et le beau temps à Nestoria ! Ah ! Comme l’exercice du pouvoir est aléatoire !
Certys appuya son front fiévreux contre la vitre du véhicule. Le carrosse noir cahotait sur la route mal entretenue. Le contact froid lui procura un léger apaisement. Ils traversaient un paysage flou de forêts profondes qu’en d’autres temps il aurait admirées. Sa pensée dériva insensiblement jusqu’à Amintas. Il dut fournir un considérable effort pour empêcher les larmes d’envahir ses yeux.
« C’est si dur... Ne pouvons-nous revenir en arrière, retracer nos pas ? »
Bollet soliloquait toujours. Il prenait sa revanche sur l’un de ces grands vassaux qui le traitaient toujours avec condescendance. Il ne se donnait plus la peine de masquer ses sentiments. Son prisonnier, trop sûr de son pouvoir sur le souverain de Lusitan, avait perdu toute mesure et la faveur de ce dernier. Il ne méritait plus aucune considération.
Certys pouvait sans peine imaginer les réflexions de son gardien. Sa chute ravissait cet homme issu de la petite noblesse campagnarde. Celui-ci avait acquis sa position grâce à un travail acharné et sans nul doute grâce à des compromissions. Mais il n’avait guère l’espoir d’accéder à un titre plus flamboyant que Féal. Or Certys, bien qu’en disgrâce, n’en demeurait pas moins un Compagnon, doté d’un important alleu dont le Suprême ne l’avait pas dépossédé par considération sans doute pour son épouse. Mais quelle utilité revêtiraient ces privilèges au même titre que sa jeunesse, sa finesse d’esprit et sa belle figure entre les murs lugubres de la forteresse où sa présomption le reléguait ?
- Espérez-vous, Compagnon, que notre souverain vous accordera son pardon ?Vous vous imaginez qu'il vous rendra son amitié et sa confiance ? continua le chef de la Police. Il est de mon devoir de vous détromper. N’entretenez pas de faux espoirs. Votre attitude tout comme vos propos outrageants s’assimilent à une rébellion ouverte, encore plus en période de crise. Le Suprême ne pouvait mieux agir. Et il ne fera jamais la faute politique de vous rappeler auprès de lui. De plus, n’avez-vous pas à la cour une ennemie puissante ? La reine ne vous permettra jamais de reprendre une place qui lui a toujours porté ombrage. Et vous vous doutez bien que personne n’interviendra en votre faveur car votre chute réjouit plus d’un qui vous faisait bonne figure. Que voulez-vous, Cyril, votre ascension fulgurante a fait de nombreux jaloux. Un roturier qui supplante les grands vassaux ! Heureusement, notre souverain a enfin ouvert les yeux sur celui que vous êtes réellement.
« Réjouis-toi, piétine mon amour propre, hobereau de médiocre apparence, si mielleux il y a peu de temps à mon égard. Ta suffisance ne me blesse pas. Seule l’absence me fait souffrir. »
Le jeune Compagnon n’éprouvait aucune envie de répondre à l’opportuniste fonctionnaire. C’eut été inutile et dégradant. Un cahot lui fit heurter de l’épaule le montant de la portière verrouillée. Bollet avait pris autant de précautions que s’il escortait un dangereux criminel. Une voiture précédait la leur et une autre la suivait de près. Imaginait-il que son prisonnier allait tenter de lui échapper ? Peut-être l’espérait-il, occasion inespérée de faire un carton sur un gibier de haute volée... Certys baissa les yeux sur ses mains.
La veille, au petit matin, le Féal Bollet, tout faraud, était venu s’assurer de sa personne. Le policier était entré en conquérant dans l’appartement où Amintas l’avait consigné après son éclat. Escorté par une dizaine de gardes armés, il avait toisé le favori déchu et avait clamé sans cacher sa satisfaction :
- Par ordre du Suprême, Compagnon Certys Cyril, vous êtes condamné à la relégation dans la forteresse de Comarck. Tendez vos mains.
Il lui avait passé des menottes. Hugues était-il redevable à la reine de cette humiliation ? Certainement pas à Amintas.


- Enfin nous arrivons ! Quelle route atroce ! On voit bien qu’on se trouve au bout du monde. Cyril, voyez cet formidable édifice qui défie la roche et le ciel. Certes, on ne s’en évade pas. Les murailles en sont fort élevées.
Certys jeta un bref regard à la forteresse qui se dressait à sa gauche, sinistre construction de moellons gris sombre moussus de noir. La haute et massive silhouette s’inscrivait sur un ciel peint de brumes livides. En cette région frontalière, au nord de la capitale, l’automne était déjà bien avancé mais c'était un automne froid et sans couleur. A Lindia, plus au sud, loin, si loin de cette contrée déshéritée, on commençait les vendanges et on engrangeait le blé roux, le meilleur de tout Lusitan. La lumière dorait la chair attrayante des bras nus des filles. Sous leurs grands chapeaux de paille, elles devaient sourire en rêvant au jeune maître qui, en cette douce et tiède saison, aimait venir goûter à tous les produits de ses terres. La beauté drue des paysannes de Lindia l’attirait tout autant que le vin pourpre et les chasses dans les forêts giboyeuses. Mais cette année, elles l’attendraient en vain. Reverrait-il un jour son bel alleu*, l’un des plus riches de Lusitan ? Artémisia qui s’y était retirée avait-elle déjà été prévenue du châtiment par lequel le souverain avait puni l’arrogance du favori ? Pleurerait-elle ou se contenterait-elle de secouer la tête en se disant qu’il n’avait eu que ce qu’il méritait ?
Avec un fracas de tonnerre, les lourds véhicules roulèrent sur le pont de bois qui permettait de franchir le large fossé à sec et s’engouffrèrent sous la poterne. La pesante herse de fer s’abaissa aussitôt derrière eux. On prenait tant de précautions à l’encontre de l’ancien favori que cela en devenait risible. Le carrosse s’immobilisa peu après. Le Féal Bollet s’étira en grommelant, fit jouer ses épaules, trop larges pour sa courte taille et frappa impatiemment sur la vitre de la portière de droite. Un garde accourut et ouvrit celle-ci à l’aide d’une clef qu’il avait tirée de sa poche de poitrine. Bollet, mécontent d’avoir attendu, le bouscula à sa descente puis se retourna vers Certys qui n’avait pas bougé :
- Terminus, Cyril. Suivez-moi ou je vous fais extirper de là par mes hommes, grinça-t-il méchamment.
Le jeune homme obtempéra. Il ne gagnerait rien à s’obstiner sinon à se faire molester par des policiers. Ses mains attachées et ses jambes ankylosées ne facilitèrent pas la manœuvre mais il réussit à mettre pied dans la cour sans être ridicule. Un grand frisson le parcourut de la nuque jusqu’au bas du dos. Il lui sembla que la froideur morbide des pierres qui l’environnaient de toutes parts se communiquait à lui. De plan carré, la cour était dallée d’une roche à peine plus claire que l’appareillage des hauts murs. Elle était nette de toute trace de verdure mais pas mieux entretenue pour cela. Amas de détritus et tas de crottins se disputaient les coins et empuantissaient l’air. Quatre tours d’angle écrasaient de leur masse rébarbative la place que le crépuscule contribuait à plonger progressivement dans la pénombre. Un unique escalier conduisait à un chemin de ronde sans parapet sur lequel cinq soldats montaient la garde. Cependant, leur attention et leurs armes n’étaient pas braquées sur l’extérieur comme on aurait pu s’y attendre si près de la frontière. En fait, ils surveillaient le nouvel hôte forcé de Comarck comme si celui-ci, seul, épuisé et menotté, envisageait de s’évader. Certys y vit la volonté de leur commandant de l’humilier. Il reporta son regard sur le groupe d’hommes qui attendaient sans mot dire que le Féal Bollet aille vers eux. Une dizaine de soldats à l’air dur ou plutôt borné se tenaient raides, comme à l’exercice. Leurs uniformes ternes ne déparaient pas la grisaille générale. Devant le parterre de rustres, un grand homme maigre arborait une tenue un peu plus seyante, d’un bleu sombre souligné de magenta. Ce dernier fit trois pas en avant et salua brièvement Bollet. Soldats réguliers et policiers ne s’appréciaient guère. Le Féal lui adressa un signe de la tête aussi bref et se présenta :
- Préfet de Police Bollet. Comme vous en avez été informé par un chevaucheur, le Compagnon Cyril est relégué dans la forteresse de Comarck pour la période de temps qu’il plaira au Suprême.
Le guerrier claqua sèchement des talons et s’exprima tout aussi sèchement :
- Chef Hermon, en charge de la forteresse frontalière de Comarck et responsable dès maintenant de la personne de votre prisonnier.
Au moins, on ne pouvait le taxer d’hypocrisie. Jusqu’alors, malgré l’arrestation, malgré les chaînes, personne n’avait parlé en termes crus de la situation du favori déchu. Désormais les euphémismes utilisés par Bollet laissaient la place, dans la bouche presque sans lèvres du Chef Hermon, à la réalité de l’enfermement. Certys Cyril se départit soudain de son apparente indifférence et lui adressa un demi sourire empreint de morgue.
- Voyez, Féal Bollet, à quel point vous aviez raison. Ne suis-je pas toujours Commandeur des Ailes, de loin le meilleur Avian de tout Lusitan ? Et on m’assigne pour gardien un vulgaire rampant.
Le Policier toussa pour masquer son amusement. Le choc des deux personnalités promettait d’animer Comarck pendant les mois voire les années à venir. Hermon qui avait pâli sous l’insulte rétorqua :
- Il est vrai que je suis un rampant, Commandeur, mais ce sont bien ceux qui se prennent pour des aigles qui tombent de haut.
- Les aigles sont très difficiles à garder en captivité, Chef.
- C’est ce que nous verrons. Nombreux sont ceux qui en meurent.
Le favori déchu ne prit pas la peine de lui répondre. Il tendit les bras vers le Préfet de Police.
- Ne devriez-vous pas reprendre votre matériel ?
Le Féal Bollet tiqua. Par ces mots en apparence anodins, Certys Cyril lui signifiait son congé comme s’il était le maître des lieux et non un locataire forcé. Une lueur d’admiration passa dans les yeux gris pâle du policier mais le prisonnier fit mine de ne pas remarquer cet hommage contraint. Une fois les menottes ôtées, il frotta longuement ses poignets meurtris sous l’œil agacé du Chef Hermon. Ignorant l’impatience de ce dernier, il reporta à nouveau son attention sur Bollet. La cour était désormais totalement immergée dans la pénombre du crépuscule et le policier était à peine plus qu’une silhouette courtaude et trapue.
- Féal, puis-je vous confier un message oral pour Am... pour le Suprême ?
Adrian Bollet inclina la tête pour signifier son assentiment. Certys savait de lui qu’il était le fils d’un noble campagnard, venu dans la capitale pour faire carrière dans l’ombre du pouvoir. Sa ténacité et sa sagacité l’avaient élevé au poste de préfet de Police. Le nobliau ne portait pas le Compagnon Cyril dans son cœur. Ce qui n’était pas original car il partageait ce sentiment avec la plupart de ceux dont les veines charriaient un tant soit peu de sang noble. Trop beau, trop brillant, trop aimé du Suprême et surtout issu d’une famille riche mais roturière, Certys Cyril dérangeait. Il ne s’était jamais donné la peine de plaire. Il ne s’était pas non plus soucié de se fondre dans le moule du parfait homme de cour. Son sang vif s’accommodait mal des concessions indispensables à la vie dans les hautes sphères du pouvoir. Il savait aussi, dès le jour où Amintas l’avait remarqué et sorti du lot, qu’on lui reprochait d’être à demi Nextian.
- Dites-lui que je... non. Dites-lui que ma devise restera toujours « Ma Gloire et mon Service ».
Il remercia la nuit de masquer la peur et le chagrin qui ternissaient ses yeux et blessaient le pli de sa bouche.
- Je le lui dirai, Compagnon. Vous avez ma parole.
- Merci, Féal.

Le préfet de Police grimpa sans tarder dans le carrosse noir. Il avait décliné l’invitation prononcée du bout des lèvres par le Chef Hermon de passer la nuit à Comarck. Il préférait reprendre la route malgré la nuit et s’arrêter deux ou trois lanis* plus loin, sur la route de Nestoria, dans une auberge rustique mais bien plus hospitalière que la forteresse frontalière. Le commandant de cette dernière s’approcha de Certys qui regardait disparaître son dernier lien avec sa vie passée. Il posa sa main sur l’épaule du jeune homme et c’était loin d’être un geste compréhensif. La pression presque douloureuse de ses longs doigts noueux notifiait à l’ancien favori qu’il était désormais son maître. Cyril, même s’il était toujours Compagnon et Commandeur, n’était ici qu’un prisonnier avec personne pour intercéder pour lui.
- Allons visiter vos appartements, grinça-t-il ironiquement.
Sans desserrer son emprise, le commandant de Comarck entraîna Certys à travers des escaliers et des corridors qu’éclairaient à peine les torches brandies devant et derrière eux par deux gardes revêches. Le jeune homme aurait été bien en peine de retracer le chemin parcouru dans les entrailles de la forteresse jusqu’à sa nouvelle demeure. Son esprit accompagnait la voiture noire qui, au trot puissant de quatre chevaux, retournait à Nestoria. Tout juste enregistra-t-il qu’ils gravissaient plusieurs volées de marches en colimaçon. Enfin ils s’immobilisèrent et Hermon ôta sa main possessive pour décrocher un trousseau de clef de sa ceinture. Il le fit sonner sous le nez de son prisonnier.
- Un geôlier qui se respecte ne se sépare jamais de ses clefs. Elles sont le symbole de ma fonction. Je n’irai pas jusqu’à affirmer que je l’apprécie mais je l’accomplis sans faiblesse. Ces clefs fermeront les portes sur vous, Compagnon Cyril, mais dites-vous bien qu’elles ne sont que le premier maillon d’une chaîne qui vous entrave. Vous avez vu mes murs, vous avez traversé la forêt. On ne s’évade pas de Comarck, Commandeur... Peut-être avec des Ailes mais nous ne sommes ici que des rampants.
Certys soutint le regard narquois. Le maître de Comarck avait sensiblement la même taille que lui et au moins le double de son âge. Dans la lumière trompeuse des torches, il était incapable de déterminer la couleur des yeux enfoncés dans leurs orbites. Les joues comme avalées, les lèvres réduites à une ombre, les rides creusant des sillons profonds témoignaient que le sourire devait rarement animer ce visage. Le favori déchu émit un reniflement de dédain et se détourna. Hermon tiqua puis haussa les épaules. N’était-ce pas lui qui ouvrait et surtout fermait la cage ? Il introduisit une clef de taille conséquente dans une serrure de bronze riveté. Le bruit de la clenche résonna soudain entre les murs épais. Le battant de chêne noirci geignit sous sa poussée et il pénétra le premier dans la partie de la tour réservée à son illustre prisonnier. Certys lui emboîta le pas sans tergiverser pour éviter que l’un des gardes ne le touche. D’un regard morne, il fit l’inventaire des deux pièces qui composaient son logis. Une antichambre s'ouvrait sur une pièce plus grande où se concentrait l’essentiel du mobilier : un large lit surmonté d’un ciel en toile épaisse, une table rustique, deux chaises paillées et deux coffres. Rien qui ne valait la peine d’un second regard. Il alla s’asseoir sur la banquette de pierre ménagée dans l’épaisseur du mur sous l’unique fenêtre de l’appartement. Il appuya sa main gauche sur la vitre au verre imparfait et contempla le ciel où s’accumulaient des nuages gonflés d’eau, plus noirs que la nuit, lourds comme des cercueils.
Voyant que l’ancien favori s’enfonçait dans ses pensées, le Chef Hermon quitta la cellule après avoir précisé :
- On vous montera votre repas d’ici une demi heure. Ainsi que vos affaires. Et quelques bûches.
Certys savait que les maigres bagages qu’il avait eu le temps de préparer avant de monter dans le carrosse noir seraient fouillés avant qu’il puisse en disposer. Les deux sacoches ne contenaient rien de précieux ni rien de compromettant. Il y avait fourré à la va vite quelques habits parmi les plus simples et les plus chauds qu’il possédait et une dizaine de livres qu’il n’avait pas encore lus. Il se demanda sans insister s’il aurait envie de lire, plus tard. Il frotta ses mains l’une contre l’autre. Le froid et l’humidité qui lui semblaient faire partie intégrante de l’horrible forteresse s’insinuaient sous ses vêtements. La cheminée béait comme une bouche noire au souffle glacée. Frissonnant, il déboutonna le col de sa veste et tira doucement une chaîne d’or à laquelle pendait un médaillon. Ses doigts caressèrent le beau profil en relief dans le métal précieux : Amintas, troisième du nom, Suprême de Lusitan, son souverain. Il n’avait pas cru qu’il souffrirait autant...


Certys souffla doucement son haleine autour de sa main posée, doigts écartés sur la vitre glacée par le vent du nord. Depuis plus d’une semaine, les bourrasques de pluie mêlée de neige frappaient les murs de la forteresse et interdisaient toute sortie. Au lieu de l’heure passée à arpenter la cour sous la surveillance maussade de deux gardes, le jeune prisonnier s’était contenté de marcher de long en large dans l’antichambre où un feu de hêtre maintenait un semblant de tiédeur. Il avait ensuite ouvert un livre, lu quelques pages sans envie véritable. Il l’avait posé pour en prendre un autre qu’il avait abandonné aussitôt.
La nuit tombait de plus en plus tôt. Il retira sa main et en contempla la trace sur le verre embué. Le contour s’estompait déjà, fugitif comme le bonheur. La séparation était souffrance, la solitude, agonie. Comment avait-il pu s’amputer de la moitié de son être ? Durant cinq miraculeuses années, Amintas avait été l’axe de sa vie. L’amitié passionnée qui le liait à son souverain lui avait rendu toutes les autres choses futiles.
Et maintenant ?
Entre les murs rébarbatifs de cette forteresse en terre inhospitalière, à près de trente lanis de Nestoria, son existence était vide et pourtant pesante. Il plaqua brusquement une main sur sa bouche et en mordit la paume jusqu’au sang. Les larmes l’aveuglèrent.
Amintas lui manquait à un point qu’il n’aurait pu imaginer : les sourires complices, les discussions à bâton rompu, les silences précieux, la main de l’aîné sur son épaule...
La souffrance devint soudain intolérable.
L’ancien favori se leva d’une pièce et poussa un grand cri. Sa voix rauque et désespérée résonna entre les murs épais de sa prison. Il se mit à parcourir à grands pas furieux les deux pièces de sa cellule et s’abandonna à un accès de fureur. Il entreprit de saccager tout ce qui lui tombait sous la main. Il fracassa les chaises et la vaisselle contre les murs, cassa la table à coups de pieds rageurs, vida les étagères d’un grand geste du bras. Finalement, le Chef Hermon, alerté par un garde, fit irruption dans l’appartement en compagnie de deux soldats. Ces derniers maîtrisèrent sans douceur l’ancien favori.
Le commandant de la forteresse dardait sur son prisonnier un œil courroucé. Certys Cyril, le dos appuyé contre les pierres nues et froides, soutenait son regard, bras croisés sur sa poitrine que soulevait un souffle précipité. Des mèches brunes trempées de sueur retombaient sur son front. Les soldats l’avaient relâché mais restaient à proximité, prêts à intervenir. Hermon parcourut des yeux l’antichambre et estima les dégâts. Puis d’un ton sec, lourd de mépris, il commenta :
- Vous venez de nous prouver, si besoin était, la sagesse de la décision de notre souverain. Sous des abords très séduisants, vous êtes foncièrement infantile, capricieux et orgueilleux. Vous n’obtenez pas ce que vous voulez ? Alors vous vous permettez de faire une scène au Suprême devant la Cour rassemblée ou, comme aujourd’hui, de tout casser. Vous n’avez pu abuser plus longtemps le Suprême sur votre véritable personnalité et il s’est enfin libéré de la dangereuse fascination que vous exerciez sur lui. Car ce qui vous rend particulièrement néfaste et dangereux, c’est que vous êtes à moitié Nextian. Ce sang corrompu qui coule dans vos veines et charrie la barbarie...
- Je vous interdis de m’insulter de la sorte ! se rebella Certys qui jusqu’alors s’était contenté d’écouter la diatribe de son geôlier avec un air boudeur.
- Vous n’avez aucun droit, tout Compagnon ou Commandeur que vous soyez ! Ici c’est moi et moi seul qui interdis ou autorise et vous n’êtes qu’un prisonnier au statut indécis.
- Ne comptez pas sur moi pour être un prisonnier modèle, ni pour vous écouter me faire la morale, rétorqua Certys avec hauteur. Sa respiration peu à peu s’apaisait, la tension de ses membres diminuait. Mais la colère, la peur et la peine ne le quittaient pas.
- Je ne me fais aucune illusion à votre sujet, lui rétorqua Hermon. D’ailleurs, précisa-t-il avec un sourire en coin, j’aurais été finalement déçu si vous n’étiez pas tel que je vous imaginais, un arriviste gonflé de vent et imbu de ses titres usurpés, ce favori tellement sûr de lui, tellement vain de sa superbe personne, ce demi barbare violent et exigeant.
Cyril haussa les épaules pour signifier que l’opinion de son vis-à-vis lui importait peu et alla s’asseoir sur le banc de pierre. Hermon continua malgré tout à le sermonner :
- Depuis quinze jours que vous êtes dans ces murs, on n’entend plus que vous. Mes cinq autres pensionnaires, malgré leurs crimes, sont de bien meilleure composition Sachez-le, je vais référer de votre inqualifiable attitude à notre souverain.
- Faites donc. Amintas me rappellera bientôt auprès de lui et vous regretterez ce que vous venez de dire.
L’autre eut un geste qui traduisit son exaspération.
- Votre arrogance vous a déjà perdu auprès du Suprême. Vous êtes ici pour longtemps d’autant plus que les relations avec la Nextia s’enveniment. Alors faites-vous une raison.



Un mois... trente-deux longues journées à tourner en rond, à regarder par la fenêtre au-delà des sombres forêts sommées de brumes froides, à lire sans parvenir à saisir la signification des mots, à chanter à mi-voix leurs airs préférés jusqu’à en avoir les larmes aux yeux.
Trente-deux nuits interminables à penser, penser, penser, à chercher le repos de l’esprit et du cœur dans un sommeil qui ne venait qu’au petit matin avec l’épuisement.
Trente-deux éternités sans lui. Comment avait-il pu croire qu’il pourrait le supporter ? Pourtant, il ne pouvait revenir en arrière.


Le Chef Hermon toisa le petit homme terne qui se tenait debout devant lui. Un seul mot pouvait le caractériser : gris. Ses cheveux clairsemés, son teint, ses vêtements un peu fripés arboraient une couleur de muraille tout à fait de mise à Comarck.
- Tes papiers sont en règle. Bon. Mais je t’avoue ne pas comprendre pourquoi tu es ici, dit-il enfin avec une grimace dubitative.
- Le Suprême m’envoie auprès du Compagnon Cyril, expliqua le vieil homme avec humilité.
- Ca, je l’ai compris, rétorqua sèchement Hermon. Mais qu’est-ce que tu peux bien pouvoir faire de plus ?
- Vos rapports ont inquiété le Suprême.
Le commandant de Comarck eut un sourire sarcastique.
- Tiens ! Notre souverain se confie à toi ?
Tenu de rendre compte de son célèbre prisonnier, il n’avait passé sous silence ni les crises puériles de l’ancien favori ni ses périodes d’abattement prolongées. L’aigle encagé depuis trois mois ne supportait plus l’enfermement. Quinze jours auparavant, Cyril avait jeté son repas à la face du garde en hurlant qu’on voulait l’empoisonner. D’un point de vue strictement gastronomique, ce n’était pas faux car le cuisinier de Comarck n’aurait pas été engagé dans le pire des bouges des bas quartiers de Nestoria. Mais cela ne justifiait pas que le prisonnier fracasse la mâchoire du second garde qui s’imaginait pouvoir le calmer. Hermon avait sermonné le jeune homme et l’avait même menacé d’un châtiment corporel. Depuis l’algarade, Cyril s’était replié sur lui-même. Il passait le plus clair de ses journées et une bonne partie de ses nuits près de la fenêtre. Emmitouflé dans une couverture, il ne semblait pas ressentir le froid qui régnait dans les salles hautes de la tour, malgré le feu régulièrement entretenu par les gardes. Assis ou debout, parfaitement immobile, il fixait le ciel presque toujours couvert. Que voyait-il à part les nuages qui bouchaient l’horizon et annonçaient la neige ? S’imaginait-il en train de planer, les grandes ailes fixées sur son dos, dominant l’humanité avec l’orgueil insupportable des Avians ? S’il y avait une chose que l’on pouvait retenir à son actif, c’était qu’il n’avait pas usurpé son grade de Commandeur des Ailes. Bien sûr, si le Suprême ne l’avait pas élevé au rang de Compagnon, tout son génie n’aurait pu racheter sa roture et il n’aurait pu prétendre qu’au grade d’Aide de Camp. Mais Certys Cyril était de loin le meilleur Avian de tout Lusitan. Son art manquerait grandement si la guerre éclatait avec la Nextia. Mais comment faire confiance à un guerrier caractériel dont la mère était nextiane et de plus apparentée à un de leurs dirigeants ? Le Suprême, son nom soit loué, avait sagement agi en évinçant le favori.
Hermon avait informé directement le souverain comme cela était convenu. La réponse qu’il venait de recevoir en la personne du personnage sans envergure se tenant modestement devant lui, le désarçonnait.
- Pourquoi t’a-t-il envoyé, toi ?
- J’étais au service de la mère du Commandeur, monsieur. Je connais le Compagnon Cyril depuis sa plus tendre enfance. Le Suprême a pensé que ma présence pourrait l’apaiser.
- Espérons-le.
Le Chef appela le soldat de faction devant sa porte.
- Allez chercher Cyril.

Le prisonnier de Comarck considéra l’arrivant avec un désintérêt manifeste. Ses boucles brunes étaient négligées, ses joues étaient couvertes d’une barbe de trois jours, des cernes se creusaient sous ses yeux rougis, des taches salissaient les revers de sa veste. Il avait reconnu le vieux serviteur de sa famille mais ne semblait pas s’interroger sur le motif de sa présence. Il retrouva un peu d’agressivité pour s’adresser à Hermon.
- Que voulez-vous que j’en fasse ?
- Moi rien, rétorqua le commandant de la forteresse. C’est le Suprême qui vous l’envoie.
- Amintas me rappelle auprès de lui ? demanda fébrilement le jeune Compagnon.
- Le Suprême ne me l’a pas laissé entendre, monsieur Certys. Je suis ici pour vous servir et adoucir un peu la rigueur de votre incarcération, intervint le serviteur, visiblement atterré par l’état de son jeune maître.
La lueur d’espoir s’éteignit dans les yeux indigo. L’ancien favori se détourna pour masquer sa déception. Hermon ne put s’empêcher de porter l’estocade.
- N’espérez pas retourner de sitôt à Nestoria. Même si le cœur de notre souverain lui soufflait de ne pas vous abandonner ici, la sagesse et la politique l’y contraindraient, du moins jusqu’à ce que la question nextiane soit réglée.
- Je serai mort bien avant, énonça froidement Cyril avant de se diriger vers les soldats qui l’avaient escorté et étaient restés de part et d’autre de la porte.
- Reconduisez-moi dans la tour.

La clef grinça dans la serrure. Certys ne prêtait plus attention à ce bruit désagréable. Il faisait partie intégrante de son univers au même titre que les murs de pierre grossière aux joints incrustés de salpêtre. La houle noire des arbres montant à l’assaut des monts austères était un autre pan de son monde mais il se trouvait au-delà de la fenêtre près de laquelle il passait le plus clair de son temps. Au début de son incarcération, il avait droit à une promenade chaque jour, si on pouvait appeler ainsi l’heure passée à compter ses pas dans la cour pleine de courants d’air... cinquante pas, tourner à droite, cinquante pas, tourner à droite, vingt-et-un pas, frôler du bout des doigts la grille toujours baissée, jeter un regard de moins en moins intéressé sur l’extérieur, un pont de bois prêt à être relevé et des arbres, toujours les mêmes arbres mornes, conifères identiques les uns aux autres, vingt-et-un pas jusqu’à l’angle suivant, cinquante pas, tourner à droite, encore et encore, frapper parfois dans un débris traînant par là, un trognon de pomme ou de chou, un os abandonné par l’un des chiens qui étaient lâchés la nuit, écraser du talon un crottin de cheval par désoeuvrement, cinquante pas, tourner à gauche pour changer, cinquante pas....
Mais le Chef Hermon l’avait privé de promenade pour le punir d’avoir brisé son mobilier. Il l’avait puni comme un enfant désobéissant ! Certys n’avait pas cru que cette sortie qui rompait la monotonie des journées lui manquerait à ce point. Puis il n’en avait même plus eu envie. Son univers s’était réduit aux deux pièces en haut de la tour et aux souvenirs dans la douceur et la cruauté desquels il se complaisait.
Il soupira en redressant les épaules, frotta longuement ses joues rêches puis passa ses doigts dans ses cheveux sales. Scott était enfin là. Il reprit la couverture qu’il avait laissée sur la banquette lorsque les soldats étaient venus le chercher et la drapa autour de ses épaules en frissonnant. Il avait toujours froid depuis qu’il était à Comarck. Lindia où il était né et avait vécu avant d’intégrer l’Ecole des Ailes, bénéficiait d’un climat clément, même au plus fort de l’hiver. Il resserra étroitement le tissu de laine grossière autour de son torse et se glissa dans son lit en prenant juste la peine d’ôter ses bottes. Il devait reprendre des forces.



*Alleu : terre inaliénable
*Lanis : environ 5 km
Grades et équivalences : Soldat, Varlet (sergent) Aide de Camp (lieutenant) Chef ( capitaine) Commandeur ( colonel) Grand Commandeur ( général)
Titres de noblesse : Féal, Feudataire, Compagnon, Duc du Sang
Aelghir
06/07/2006 23:20
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !


Les ailes du traître chapitre II





La nuit était glaciale. La lune voilée par des cyrro-stratus ne dispensait qu’une faible lueur propice au prisonnier de Comarck. Le vent n’allait toutefois pas tarder à se lever et dégagerait le ciel. Certys Cyril boutonna la veste matelassée livrée avec le serviteur en prévision du froid hivernal, rigoureux au nord du Lusitan. En Nextia, de l’autre côté du détroit des Orages, le climat était plus rude encore et pas seulement en hiver. Le jeune homme frissonna à cette seule idée.
Il inspira profondément. C’était cette nuit ou jamais. La garnison fêtait joyeusement l’Ouverture de l’Année et le vin fort en degrés coulait depuis des heures dans les gosiers assoiffés par l’abondance de mangeaille. L’infâme cuisinier avait commis quelques efforts et surtout compensé l’absence de qualité par la quantité. Le prisonnier s’était obligé à avaler quelques bouchées d’un ragoût de mouton trop épicé et d’une bouillie d’avoine et de navets particulièrement insipide. Une tranche d’un gâteau aux fruits confits étonnamment bon avait conclu un repas solitaire qu’il avait arrosé d’eau tirée du puits. Les soldats de la garnison, eux, ne devaient pas se priver de trinquer avec force moqueries à la santé de celui dont ils buvaient le vin. En même temps que le vieux serviteur, Amintas avait envoyé plusieurs caisses de nectars rouges et blancs de Lindia. Mais Cyril n’en avait pas ouvert une seule bouteille. A qui irait se plaindre le relégué de Comarck ? Bouclé en haut de sa tour, pour lui, ce jour ne se différenciait pas des autres.
Il sourit en pensant à Hermon et aux rustres qui ripaillaient en éclusant les inestimables crus lindiens sans songer un instant qu’il se préparait à leur fausser compagnie. L’image faussée qu’il s’était plu à donner de lui les avait persuadés du caractère impulsif mais velléitaire de leur prisonnier. Le favori déchu, immature, frustré et hautain se morfondait dans l’attente de la clémence royale. Pour ces rugueux militaires, le Compagnon Cyril n’était qu’un fantoche de cour. Les hommes de garde, en ce soir de beuverie, n’avaient pas été oubliés. Scott s’en était assuré avant de se joindre aux festoyeurs pour les inciter à boire et boire encore. Dès que possible, le vieil homme disparaîtrait dans la confusion qui suivrait l’évasion de son maître. Lors de l’enquête, on s’apercevrait que les documents l’accréditant n’étaient que d’habiles faux et que le Suprême de Lusitan ne l’avait jamais envoyé à Comarck. Il faudrait bien admettre alors que l’ancien favori avait berné tout le monde.
Certys vérifia une dernière fois le nœud de la corde épaisse passée autour d’un des pieds de la table. Il remercia silencieusement son geôlier d’avoir fait sceller le mobilier à la suite de sa crise de fureur destructrice. Puis il ouvrit la fenêtre sur la nuit grise et froide et se pencha pour examiner les alentours. Le sol était diantrement loin, ce qui expliquait que l’on ait jugé inutile d’équiper l’ouverture de barreaux. S’il lâchait la corde, pas besoin de prière. De toutes façons, Certys ne croyait pas vraiment en l’existence de dieux régissant l’existence des humains. Et s’ils existaient, ils avaient autre chose à faire que de se tracasser pour ces derniers. Il laissait ces naïvetés à ceux qui avaient besoin de mettre leur foi en l’invisible et aux prêtres dont c’était le gagne-pain. Amintas ferait-il célébrer un office des morts sur son cadavre ?
S’il mourait, il ne ferait défaut à personne. Ses sœurs étaient mariées, sa mère était morte quelques mois avant son emprisonnement. Appelé à la hâte, il n’avait pu recueillir que son ultime soupir. Quant à Artémisia, elle menait sa vie sans lui et c’était mieux ainsi... et Amintas, à quel point en souffrirait-il ?
Certys secoua énergiquement la tête. Il n’était pas question de laisser la vie dans sa tentative d’évasion. Il allait réussir. Il enjamba l’appui et entama sans peur la périlleuse descente. Le froid mordait. Pourtant il n’avait pas enfilé ses gants pour mieux assurer sa prise sur le filin solide dont dépendait sa liberté. La corde était enroulée autour de son corps de façon à pouvoir descendre en rappel le long de la paroi. Il avait appris à maîtriser cette technique lorsqu’il pratiquait l’escalade dans les monts et les avens de sa province natale.
A mi-chemin, il s’immobilisa pour souffler. Ses mains souffraient du froid et du frottement des fibres. Il leva brièvement la tête. La seule lumière sur la vertigineuse façade était celle de sa chambre, tout en haut. Les nuages commençaient à se déchirer et ne tarderaient pas à libérer la clarté lunaire. La complicité de l’astre nocturne lui serait utile une fois en chemin mais il devait se méfier de lui tant qu’il serait suspendu à son fil tel une araignée pataude. Il reprit sa progression, modérant sa hâte. Il devait étouffer autant que possible le choc de ses bottes sur la pierre et surtout ne pas commettre la faute qui l’enverrait s’écraser au pied de la tour. Ses pieds glissaient parfois sur le lichen incrusté dans les moellons et il jurait entre ses dents lorsque ses genoux, alors, heurtaient douloureusement la paroi.
Il ne restait que quatre ou cinq hauteurs d’homme à franchir lorsque Certys s’aperçut qu’il arrivait pratiquement au bout de la corde. L’estimation de Scott qui avait fait entrer en fraude le filin dans la forteresse, s’avérait un peu juste. Le jeune homme déroula la dernière longueur et s’y suspendit. Serrant les dents, il se laissa choir en roulé-boulé. La neige tombée la veille et non encore tassée amortit sa chute. Il avait compté là-dessus mais ne put s’empêcher de souffler de soulagement en se relevant.
A cet instant un cri d’alarme retentit :
- A l’évasion, à l’évasion !
- Merde ! s’exclama-t-il avant de s’élancer vers l’orée de la forêt, quelques arbres disséminés mais dont l’ombre le dissimulerait à la sentinelle imprévue.
- Arrêtez-vous où je tire !
Méprisant l’ultimatum hurlé par une voix pas du tout avinée, il continua sa course folle, à peine freinée par la neige fraîche. Il entendit le bruit sec du tire-feu et sentit presque aussitôt la brûlure du projectile labourant son flanc. Le garde trop zélé venait de faire feu sur lui comme sur un vulgaire criminel. Avec ce qui lui restait d’élan, il franchit les quelques pas qui le séparaient des premiers arbres. Une autre balle miaula à son oreille.
- Le salaud ! marmonna Certys tandis que le soldat, voyant s’échapper sa proie, glapissait du haut du chemin de ronde à l’adresse de ses camarades. Il ne semblait pas obtenir beaucoup d’effet. Trop de vins fins avait émoussé la vigilance de ses camarades.
L’évadé s’affala dans la neige en jurant grossièrement. Il se releva aussitôt. Il reprit sa course, main gauche plaquée sur son côté pour contenir le sang et la douleur. Le garde continuait à tirer et les claquements sonores de l’arme finiraient bien par ameuter le reste de la garnison. La chasse à l’homme serait lancée, plus tôt que prévue. Aux traces qu’il laissait dans la poudreuse immaculée, les poursuivants du Compagnon Cyril sauraient vite que le tireur l’avait touché.
Sous les arbres, la neige ne formait heureusement qu’un tapis peu épais et Certys s’engagea sans ralentir dans le sous-bois. Plus dense au fur et à mesure de sa progression, la forêt lui offrait un abri sûr mais provisoire. La lune, brillant désormais dans un ciel sans nuages, éclairait sa course zigzagante. Les branches dénudées des hêtres découpaient de minces zones d’ombre qui n’entravaient pas sa fuite. Le choc de ses talons sur le sol glacé se répercutait dans sa blessure mais le froid ambiant engourdissait peu à peu la douleur. Le vent se coulant entre les hauts fûts noirs mordait son visage et le forçait par moment à plisser les yeux.
Certys glissa soudain et heurta de plein fouet un tronc à l’écorce crevassée qui lui écorcha le front et la joue. Il parvint à ne pas tomber mais dut modérer son allure. Cette prudence obligée lui permit d’éviter une racine tortueuse juste avant qu’il ne débouche sur un sentier dégagé. Un sourire détendit brièvement ses traits. Il aurait du aboutir un peu plus haut mais l’essentiel était de s’y trouver et de le remonter jusqu’à la masure de charbonnier que n’indiquaient que très peu de cartes.
Un soupir lui échappa lorsqu’il aperçut enfin celle-ci, à demi dissimulée par les branches basses d’un sapin rouge. Il interrompit sa course mécanique, trébucha sur quelques pas avant de s’immobiliser, haletant. Il examina le sol. La neige tombée la veille recouvrait les traces et témoignait que personne ne s’y était aventuré depuis.
Rassuré sur ce point, Certys décolla la main de son flanc. Elle était comme gantée de rouge. Il la crispa de nouveau sur sa blessure et s’avança jusqu’à la cabane de rondins à peine équarris. Une épaisse mousse brunâtre recouvrait le toit de planches grossières et sans doute pourries. Le jeune homme poussa le battant dont le bas s’effritait, rongé par l’humidité, et entra dans l’unique pièce. La lumière y pénétrait par les interstices entre les rondins et éclairait suffisamment pour qu’il distingue la masse sombre du cheval au moment même où celui-ci l’accueillait d’un doux hennissement. Une forte odeur de crottin et d’urine le prit à la gorge mais elle était synonyme de liberté. Il allait pouvoir mettre de la distance entre ses poursuivants et lui-même. Il appuya sa joue intacte contre l’encolure tiède de l’animal et de sa main libre flatta le large poitrail. Un peu de foin traînait encore sur le sol de terre battue. Dans le seau disposé dans un angle subsistait un fond d’eau.
Il ne fallait pas s’attarder. Certys consacra un peu de son temps à bander étroitement sa blessure à l’aide de lambeaux déchirés dans une chemise de rechange. Il l’avait trouvée dans la sacoche attachée à la selle. Par-dessus, il enfila une veste courte, en peau claire, fourrée d’agneau. Puis il posa la selle sur le dos du cheval et brida l’animal qu’il fit sortir dans la clairière. Le hongre, un robuste Cousseran gris clair s’ébroua, heureux de se retrouver enfin à l’air libre. Le fugitif resserra la sangle et enfourcha sa monture, serrant les dents sur l’élancement dans son côté. Il talonna le cheval et le lança sur le chemin enneigé en direction du nord.

L’évadé poussa son cheval et lui-même jusqu’à la limite de leurs forces. Les soldats de Comarck envoyés à ses trousses, devaient être sur sa piste. Le Chef Hermon, furieux et humilié par l’évasion de son précieux prisonnier, devait les commander. Les empreintes du fugitif se lisaient à livre ouvert sur la neige. Le traquaient-ils à pieds ou à cheval, il l’ignorait mais il devait partir du postulat que ses poursuivants s’étaient donnés les moyens de le rattraper rapidement. Ils n’hésiteraient sans doute pas à l’abattre sur place. Toutefois, il s’arrêta pour nourrir sa vaillante monture et satisfaire aux besoins de la nature. Il se contraignit à manger un morceau du fromage que recélait la sacoche, l’accompagnant de biscuits secs, et fit descendre le tout avec une lampée d’un vin rouge tannique qui lui échauffa les joues. Le hongre n’avait pas traîné à avaler sa ration d’avoine et semblait revigoré par ce bref repos. Ils reprirent donc la route.
Vint le moment où, de façon presque brutale, la forêt céda place à la steppe. Bouleaux argentés et conifères sombres avaient, durant des heures, limité l’espace à une alternance monotone de blanc et de noir sur fond de neige immaculée, avec au dessus d’eux un ciel si profond que la couleur en semblait absente. Le cavalier débouchait maintenant sur un univers monochrome, une vaste nappe de blancheur qui le força à plisser les yeux pour en distinguer les insignifiants détails, quelques arbustes grisâtres dénonçant ça et là le tracé à peine visible de la route la plus septentrionale du royaume de Lusitan. Au nord, une ligne gris bleu rompait la rébarbative immensité et signalait le détroit des Orages. Ce bras de mer qui séparait Lusitan de son turbulent voisin, le royaume nextian, avait été baptisé ainsi en l’honneur des impressionnants mammifères marins qui y croisaient mais dont la population connaissait une baisse drastique à cause de la rapacité des chasseurs nextians.
Certys inspira l’air froid et engagea sa monture sur la voie vierge de traces humaines. Aucun chariot, aucun cavalier n’avait emprunté cette piste depuis plusieurs jours. Les seules empreintes qui attirèrent son regard trahissaient le passage d’un renard des neiges ou encore d’un lièvre écureuil. Il lui sembla même apercevoir la silhouette crème et la petite tête sommée d’oreilles à plumets d’un félidis dissimulé derrière un buisson. Le chemin lui paraissait interminable. Il allait le plus souvent au pas pour ne pas épuiser le hongre. De temps en temps, il s’accordait un temps de petit galop mais évitait le trot dont les saccades réveillaient la souffrance tapie dans son flanc.
Soudain, la route sembla s’interrompre. En fait, elle descendait en trois lacets le long d’une pente assez raide mais brève puis reprenait son cours. Au bout d’un quart de lanis, elle butait contre un ensemble de bâtiments édifiés sur une éminence à quelque distance de la rive de la Flenn. Le fleuve serpentait mollement à travers la steppe et jetait ses eaux boueuses dans le détroit à un demi lanis de l’établissement. Sa placidité n’était qu’apparente. Au printemps, lorsque les neiges fondaient et que des pluies diluviennes s’abattaient sur la région, la Flenn roulait des flots dévastateurs et quittait son lit pour déborder largement sur la steppe. Pour cette raison, on avait édifié Qoublawin sur une providentielle élévation qui la mettait à l’abri des hautes eaux.
Ce n’était qu’une petite garnison dotée d’un hangar pour les Ailes et d’un bâtiment en L où logeaient les Avians. Ces derniers n’étaient que quelques pilotes sans envergure sous les ordres de deux officiers à peine mieux notés. Qoublawin était une affectation que l’on demandait rarement sinon jamais. Elle revêtait bien plutôt l’allure d’une sanction pour manquement au devoir ou pour médiocrité. Il était toutefois prévu de l’agrandir et d’y envoyer des renforts à cause de la tension grandissante entre Lusitaniens et Nextians. Certys Cyril avait même soutenu cette motion au sein du Conseil des Compagnons. Mais une fois la décision prise, la mise en œuvre avait traîné. Cyril n’avait pas manqué de dénoncer ouvertement les arcanes bureaucratiques qui retardaient l’exécution des décisions du Suprême. Il avait souvent pressé Amintas de se débarrasser des contraintes liées à trop de relais et de faire, figurément parlant, tomber quelques têtes. Ses prises de positions pour une administration directe et simplifiée et un pouvoir accru du souverain au détriment de la constitution lui avaient aliéné l’estime des puissants qui se partageaient les prébendes du pouvoir. A contrario, il était populaire auprès des humbles qui n’aimaient pas voir les nobles et les marchands se goberger sur leurs dos. Pour autant, Certys ne s’embarrassait ni de la détestation des uns ni de l’adulation des autres.
Mais il lui fallait reconnaître que la lenteur administrative servait pour une fois ses desseins car Qoublawin n’abritait toujours qu’une escouade. Rien qui ne puisse véritablement inquiéter le Commandeur Cyril.
Tout en frottant ses mains l’une contre l’autre pour les réchauffer, il examina attentivement la structure en partie métallique des deux corps de bâtiment. Il en connaissait le plan pour l’avoir étudié avant l’examen du dossier, lorsqu’il cultivait encore l’ambition de devenir Grand Commandeur des Ailes. Il n’y avait que peu d’ouvertures sur l’arrière de la construction et pas tellement plus devant. Un unique poste de guet surveillait bien évidemment le détroit. Il était inimaginable qu’une attaque vienne par le sud, l’ennemi héréditaire se trouvant au nord. Et si, par un pur hasard, quelqu’un détectait son approche, il ne s’inquièterait pas de la venue d’un cavalier solitaire. Certys n’aurait que le désagrément de modifier ses plans.
Il mit pied à terre pour effectuer la descente, ne voulant pas prendre le risque que sa monture trébuche dans les éboulis et qu’une chute le blesse plus gravement qu’il ne l’était. Par ailleurs, un piéton offrait une cible moins exposée qu’un homme juché sur un cheval. Et la marche jusqu’au poste avancé lui dégourdirait les jambes.
La neige crissait doucement sous ses pas et gardait les traces nettes de son approche. Il sourit à demi. Son départ, lui, n’en laisserait que très peu. Il parvint plus vite qu’il n’aurait cru au pied du mur aveugle. Une seule porte s’y découpait, pleine, sans serrure. Un petit monticule de neige s’était amassé à son pied, témoignant qu’elle n’avait pas servi récemment. Certys le dégagea du bout de sa botte puis fouilla dans la précieuse sacoche. Il en extirpa bientôt un stylet à la lame à peine plus épaisse qu’une feuille de parchemin. Aucun verrou ne permettait d’ouvrir la porte de l’extérieur mais le fugitif savait qu’un simple loquet la fermait à l’intérieur. Il lui suffisait d’introduire entre le battant et le mur une fine plaque de métal et de la remonter sans hâte pour soulever la clenche. Il réussit à l’actionner à la seconde tentative. Tout en maintenant le loquet à la verticale, il poussa la porte, prêt à toute éventualité. Mais la pièce obscure à laquelle donnait accès la porte n’était qu’une sorte de remise assez vaste où s’entassaient des caisses de provisions et du matériel au rebut. Certys bloqua le battant avec une caissette et ressortit. Il débarrassa prestement le hongre de la selle qu’il abandonna dans la neige. Il n’avait besoin que de la sacoche ou plutôt de ce que le complice de Scott avait glissé à l’intérieur. Il gratta le chanfrein du Cousseran.
- Brave cheval. Je ne sais même pas ton nom. Il y aura bien quelqu’un ici pour s’occuper de toi.
Il retourna dans la réserve et déversa au sol le contenu du sac. Pas d’épée, bien évidemment, bien qu’elle soit son arme de prédilection. Elle n’aurait pu tenir dans le bagage et l’aurait embarrassé s’il devait se battre dans les couloirs de Qoublawin. A la place, il disposait de plusieurs couteaux de lancer et de deux tire-feu miniatures. Leur crosse de corne tenait dans la main. C’était une invention récente qui coûtait fort cher. Mais la liberté n’a pas de prix. Ces engins de mort ne tiraient qu’un coup mais abattaient proprement leur homme à cinquante pas de distance. Certys tablait sur leur effet dissuasif. Pour autant, il n’hésiterait pas à s’en servir. Il glissa les couteaux dans une ceinture qu’il passa à sa taille, rangea un tire-feu dans la poche gauche de sa veste et garda l’autre en main. Puis il quitta la remise par la porte intérieure qui donnait, s’il s’en souvenait bien, dans un court corridor menant à la cuisine et au réfectoire. Le couloir était plongé dans la pénombre mais il y voyait suffisamment pour se déplacer sans bruit. Des voix traversaient le battant de bois d’une porte de service sans qu’il puisse toutefois comprendre ce qu’elles disaient. Mais cela n’avait aucune importance. Il dénombra deux interlocuteurs, attendant suffisamment pour être presque certain qu’il n’y avait personne d’autre avec eux. Il manipula sans bruit la poignée et poussa le battant juste assez pour pouvoir se glisser dans la pièce. Les deux hommes plongés dans une conversation dont il saisissait maintenant quelques bribes lui tournaient le dos et ne l’avaient pas entendu. Emaillée de grossièretés, la discussion captivait toute leur attention.
- Pendant ma prochaine permission, je décolle pas du bordel... et tant pis si je claque toute ma solde, la Bettina vaut le coup et même plusieurs !
- Faut que tu me donnes l’adresse et...
- Désolé d’interrompre un si passionnant tête-à-tête !
Avec la crosse de son arme, Certys frappa à la nuque le plus vieux des deux hommes, probablement le cuistot de la base si on en croyait le vaste tablier blanc qui enserrait un ventre confortable. Celui-ci s’effondra sans un cri aux pieds de son compagnon paralysé par l’incrédulité. Rapidement la peur apparut dans son regard écarquillé. Certys lui agita son tire-feu de poing sous le nez en lui expliquant :
- Cet engin te troue la caboche ou la panse en moins de temps qu’il ne t’en faudrait pour appeler à l’aide. Si tu veux t’en sortir avec seulement un mal de crâne comme ton ami, tu as intérêt à m’obéir. Compris ?
Sans quitter des yeux le canon court mais menaçant, le jeune soldat s’empressa d’acquiescer en hochant vigoureusement la tête. Sur les instructions de l’intrus déterminé, il attacha son collègue toujours inconscient à l’aide de grands torchons dénichés dans un placard et le traîna dans le passage menant à la réserve. Puis Certys l’envoya rejoindre le cuisinier aux pays des songes et le ligota étroitement avant de refermer la porte sur eux. Si jamais quelqu’un s’avisait de venir faire un tour à la cuisine, il s’étonnerait peut-être de l’absence du maître des lieux mais ne trouverait rien susceptible de déclencher l’alerte tant que le fugitif n’aurait pas neutralisé l’ensemble de la garnison.
Certys parcourut rapidement les salles dévolues au logement du personnel de la base de Qoublawin, Avians et rampants confondus. Le dortoir, désert à cette heure, contenait dix couchettes à peine isolées les unes des autres par un meuble bas. Les officiers, tous deux des pilotes, disposaient d’une chambre personnelle à peine plus grande qu’un placard. A l’infirmerie, somnolait un soldat fiévreux que le jeune homme n’hésita pas à endormir plus profondément grâce à la technique éprouvée précédemment.
- Trois de moins, chuchota-t-il en se dirigeant vers l’issue qui donnait non sur la cour intérieure mais directement dans le hangar, là où se trouvaient les Ailes. Et probablement le reste de la garnison qu’aucune méfiance ne gardait en éveil. Sans doute savaient-ils que le Commandeur Cyril avait été relégué dans la forteresse de Comarck, un peu plus en amont sur la rive de la Flenn. Mais qui aurait pu imaginer qu’il s’évaderait et se rendrait à Qoublawin pour y emprunter des Ailes afin de fuir le pays ?
Certys Cyril enfila le couloir d’accès d’un pas rapide et silencieux, son pas de félin, aimait à dire Amintas, et s’immobilisa devant le double battant. Un hublot permettait de voir l’ensemble du hangar. Il risqua un œil. Des établis couraient le long des murs de bois renforcés de métal. Sur les planches vernies, des pièces de soie et des rouleaux de laine voisinaient avec des éléments de tubulure, des bobines de fils ultra résistants côtoyaient des outils dont certains venaient d’être utilisés. Des hommes s’affairaient autour des Ailes alignées sur le sol lisse et propre. Les Avians entretenaient eux-mêmes leurs machines et n’auraient jamais laissé un rampant y porter la main hormis pour la déplacer. Et encore...
Certys dénombra cinq hommes dont quatre bichonnaient leurs Ailes tandis que le dernier limait un objet sur un établi. L’un des Avians était un Aide de Camp. Le second officier de l’escouade était le Chef de Rodien, s’il n’avait pas été remplacé depuis que Cyril avait pris connaissance du dossier. A l’évidence, il s’était envolé avec quelques uns de ses pilotes pour un vol d’entraînement ou de reconnaissance. Sur les dix Ailes que comptait l’escouade, il en manquait trois. Et selon le roulement, un homme était parti en permission pour deux semaines.
Certys ne tergiversa pas, le temps était précieux. Il s’arma du second tire-feu et s’ouvrit le passage d’un coup de pied dans la porte. Le battant claqua bruyamment contre la paroi, faisant résonner le métal. Cinq têtes se tournèrent avec un bel ensemble vers l’intrus. Sur les visages d’abord étonnés ou mécontents, la peur se peignit rapidement à la vue des deux armes mortelles braquées dans leur direction. Ils n’avaient sans doute jamais eu l’occasion d’en manipuler mais ils en avaient au moins entendu parler. Certys avait eu à sa disposition les premiers spécimens sortis de la manufacture royale et s’était familiarisé à leur usage. Cela se voyait dans son attitude et dans son assurance. Tandis qu’il avançait vers les hommes tenus en respect, il démontrait aussi l’arrogance de celui qui n’a plus rien à perdre.
- Commandeur Cyril !
Le fugitif inclina ironiquement le front à l’adresse de celui qui venait de l’identifier. Lui aussi connaissait l’Aide de Camp qui ne cachait pas son effarement mais il ne parvenait pas à coller un nom sur son visage étroit et naturellement pâle. Non que cela revête quelque l’importance...
- En personne, messieurs ! Une visite d’inspection surprise ! Je suis venu me rendre compte si vous entretenez correctement le matériel et essayer moi-même l’une de vos Ailes. Ceci dit, il faudra que vous envoyiez vous-même au Suprême le rapport concernant mon passage. Je ne remettrai pas les pieds ou les Ailes à Nestoria d’ici un bon bout de temps.
- Vous ne parviendrez pas à vous échapper, tenta l’Aide de Camp, sans doute pour ne pas perdre la face devant ses subalternes. Les Ailes ne sont pas réglées sur votre Anima.
Certys ricana.
- Quel Avian ignore que cela n’est pas pour moi un obstacle ? Maintenant, trêve de bavardages ! Placez-vous face au mur de droite, mains bien à plat au-dessus de la tête et jambes écartées.
Pesamment, les soldats obtempérèrent. Toutefois, un mouvement preste n’échappa à la vigilance du Commandeur. Il fit feu sans sommation et l’homme s’abattit en hurlant, la cuisse transpercée par la balle. Les pinces qu’il avait cru pouvoir dissimuler tintèrent sur le sol. Sans lui porter secours, ses camarades s’empressèrent d’obéir aux instructions de Cyril. Ce dernier les apostropha :
- Voilà tout ce que vous avez à gagner à me tenir tête. Je suis extrêmement déterminé.
Le blessé criait toujours, pleurant et maudissant l’ancien favori. En passant près de lui, Certys le poussa légèrement du pied.
- Tu as de la chance. La balle n’a pas touché une artère, semble-t-il. Tu ne te videras pas de ton sang. Alors cesse de piailler comme un cochon qu’on égorge. Toi, dit-il ensuite au plus jeune des pilotes, fais-lui un garrot avec ta ceinture. Et pas de geste inconsidéré.
Lorsque le pilote, blême, reprit sa place face au mur, Certys avait déjà entrepris de ligoter ses compagnons avec du fil de fer. Il termina par lui et se désintéressa aussitôt des hommes pour se diriger vers les Ailes alignées devant lui. Malgré la tension et la douleur cisaillant son côté, il les contempla avec émotion. Plus de trois mois sans voler...
Les Ailes de Qoublawin ne valaient pas ses Ailes personnelles, loin s’en fallait. Produit des dernières innovations, ces dernières étaient plus profilées, plus légères et partant, plus rapides. La membrane de la voilure des machines alignées sous ses yeux était d’un gris bleu uniforme, plus discret que la laine indigo et la soie dorée qu’il avait choisie pour sa précieuse machine... l’indigo pour lui, l’or pour Amintas.
Cependant, les coutures dont l’orientation reproduisait fidèlement les muscles et les tendons de la chauve-souris étaient solides et fiables, tout comme le squelette sous-tendant la voilure. Les éléments de l’armature imitaient les os creux des mammifères volants. Taillés dans du bois-musicien, ils étaient légers et solides. Certys frôla du bout des doigts le bord d’attaque d’une voilure. Réglable, il facilitait l’envol et le maintien dans l’air. Il n’avait pas la finesse de prise à laquelle il était accoutumé mais il saurait s’en contenter lorsqu’il traverserait les turbulences au dessus du détroit des Orages.
Le fugitif s’empara d’une barre de levage. Sans un regard pour les pilotes atterrés par son geste, il fracassa l’ossature de six des Ailes. Aucun Avian ne songea à protester devant ce sacrilège. Pourtant, ces hommes impuissants devaient souffrir à chaque coup comme si le Commandeur Cyril brisait leurs propres os. Sa sinistre besogne achevée, Certys jeta la barre au sol. L’écho métallique résonna comme une menace.
Il alla décrocher l’un des harnais de vol suspendus à hauteur d’homme. Il vérifia hâtivement l’ensemble des courroies et des boucles. Aucun des équipements de Qoublawin n’était accordé à son Anima. Mais comme il l’avait fait remarquer à l’Aide de Camp, il était capable de s’adapter à n’importe quel harnais même si celui-ci avait été mis en résonance avec un autre Avian. A sa connaissance, lui seul en Lusitan détenait cette aptitude. Elle se révélait, en ce jour, fort utile. Il enfila le harnachement en grimaçant. Une fois encore, il maudit la sentinelle sobre de Comarck. Il régla les courroies avec la rapidité de l’habitude puis enserra ses poignets et son front des bandeaux capteurs. Des gants de cuir de Getta, à la fois souple et épais, et un casque intégral complétèrent l’équipement. En dernier lieu, il vérifia si les Ailes disposaient de leurs armements, les griffes d’acier rétractiles pour le combat rapproché et les arbalètes d’épaule.
Satisfait, Certys alla ouvrir en grand la porte coulissante qui donnait sur l’esplanade d’envol. Un vent froid s’engouffra dans le hangar. Puis il se glissa sous les seules Ailes intactes et fixa les différentes parties du harnais aux boucles en corne noire de la machine. Cette opération s’effectuait en principe avec l’aide du personnel au sol mais le fugitif ne pouvait prendre le risque de détacher l’un des prisonniers. Au terme de quelques contorsions assez douloureuses, il parvint à se relier à l’assemblage de bois et de tissu qui allait l’emporter au-delà du chenal. Il se redressa, joua des épaules pour s’assurer que tout était en place et jeta un dernier regard aux tristes cadavres de bois gisant sur la dalle. En temps ordinaire, il n’aurait pas craint de laisser intactes des Ailes qui pouvaient permettre aux Avians de le poursuivre s’ils parvenaient à se libérer. Il aurait même tiré du plaisir à les narguer et à railler leurs inutiles efforts. Le Grand Commandeur n’avait pas envoyé les plus doués si loin de la capitale. Les plus expérimentés eux-mêmes n’auraient pu l’arrêter, tout simplement parce qu’il était le meilleur. Il le savait et tous le savaient. Mais sa blessure l’handicapait et il ne pourrait pas voler aussi vite ni peut-être aussi loin qu’il le fallait. Le bras de mer qu’il devait franchir excédait les quatre lanis. Il devrait aussi composer avec un vent latéral soufflant par rafales.
Inutile de regarder en arrière. Il venait d’effectuer le pas ultime. Il s’éloigna de quelques pas du bâtiment puis prit sa course en s’efforçant d’oublier la brûlure à son flanc. Il prit enfin son envol.
Comme à chaque fois, ce fut magique, l’esprit dominait la matière et s’infiltrait jusque dans la plus insignifiante des fibres de la machine. Son cerveau envoyait les impulsions nécessaires par l’intermédiaire des capteurs implantés dans le bandeau frontal. Les puissants battements des Ailes élevaient Certys Cyril au dessus de la prairie. Il vira sur la droite puis sur la gauche plus pour le plaisir que par nécessité puis se dirigea en prenant de l’altitude vers la ligne grise du détroit des Orages.


Aelghir
21/08/2006 20:38
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

Les Ailes du traître chapitre III


Certys prit très vite de l’altitude. En temps ordinaire déjà, il respectait rarement la procédure des paliers mais en la circonstance, c’était plus affaire de survie que de non conformisme. Il risquait de rencontrer en plein ciel le second officier et ses pilotes de retour de leur vol d’entraînement. Il capta un courant porteur et maintint le cap sur le détroit.
Les puissants battements le propulsaient au-dessus de la steppe enneigée. Dans son esprit, le réseau scintillait de nuances improbables. Les impulsions suivaient les fils arachnéens bleu doré, rouge argenté ou encore vert cuivré selon qu’il les dirigeait vers telle ou telle partie des Ailes. Il exécuta une boucle parfaite pour s’assurer que la machine s’était correctement accordée à son Anima. Ce faisant, il se rendit compte que son exaltation menaçait de perturber la connexion. Trois mois sans voler assortis d’une incarcération pénible n’y étaient pas pour peu. Il se raisonna et fixa son esprit sur le but à atteindre.
Même pour lui, la traversée du détroit des Orages ne serait pas de tout repos. Il n’avait pas encore eu l’occasion de le franchir. Ce n’était pas l’envie qui lui en avait manqué mais les relations n’avaient jamais été franchement cordiales entre le Lusitan et la Nextia. Depuis qu’Hodin d’Angon avait pris le pouvoir au détriment de son neveu, elles s’étaient même dégradées.
Peut-être aurait-il la chance d’apercevoir des Orages ! Cette pensée provoqua chez lui un sourire d’autodérision. Il risquait sa vie dans une évasion démente et il émettait le souhait d’apercevoir les presque mythiques monstres marins ! « Tête folle ! » N’était-ce pas le surnom dont on l’avait affublé dans les premiers temps de son accession à la position de favori ? Il en avait ri avec Amintas. Lorsqu’il avait commencé à mettre son grain de sel dans les affaires du royaume, des sobriquets moins plaisants lui avaient été attribués. Bien évidemment, tous ces fiers seigneurs continuaient à lui donner du « Compagnon Cyril » par devant mais ne se privaient pas de le traiter d’ « arrogant parvenu », de « sang mêlé » et de « bâtard nextian » dès qu’ils se croyaient hors de portée de ses oreilles. Eh bien, le « bâtard nextian » allait leur montrer de quoi il était capable !
Un bref coup d’œil au sol lui apprit qu’il laissait enfin derrière lui le rivage lusitanien. Il survolait désormais la mer. Les vagues grises et écumeuses se brisaient sur les rochers d’une côte découpée, trop sauvage pour n’abriter guère plus que quelques mouillages hasardeux. Au-dessus de lui, les nuages filaient vers l’est, poussés par des rafales qui se renforcèrent dès qu’il aborda le détroit. Certys ajusta son vol à la puissance accrue du vent. Il visualisa la toile et envoya les impulsions nécessaires le long des filins commandant les bords d’attaque.
Un sifflement strident lui fit soudain tourner la tête. Il ne fut pas long à repérer trois Avians. Ces derniers arrivaient rapidement sur sa gauche. Vent arrière, les Ailes importunes bénéficiaient d’un surcroît de vitesse et seraient bientôt sur lui. Certys jura. Il avait supputé que les pilotes de Qoublawin ne s’aventuraient jamais au-dessus du détroit. Et il devait maintenant admettre qu’il les avait sous-estimés. L’officier volait un peu en avant de la formation et agitait les ailes. Intrigué par le vol solitaire d’une machine estampillée de sa base, il demandait au pilote de s’identifier. Le Commandeur Cyril n’allait évidemment pas obtempérer. Ni même chercher le combat rapproché ! Sa blessure ne lui permettait pas les évolutions audacieuses qu’il maîtrisait pourtant à la perfection. Son but restait la traversée du bras de mer et l’atterrissage sur le littoral nextian. Tant pis pour le code d’honneur ! Les trois Avians lusitaniens fondant sur lui n’étaient rien moins que des ennemis. Certys Cyril ne se laisserait ni capturer ni abattre.
Il pensa brièvement à les semer dans les airs tourmentés. Mais pour le moment, les rafales de vent avantageaient plutôt ses poursuivants. Et puis tout cela l’énervait prodigieusement. Pourquoi fallait-il que ces pilotes minables fassent du zèle ! Bouillonnant de fureur, il amorça une boucle trompeuse. L’officier put croire un instant que l’Avian solitaire acceptait de se rendre. Il déchanta rapidement. D’une impulsion fulgurante, Certys venait de déclencher le tir simultané des arbalètes d’épaule. Les deux carreaux firent mouche. A peine le fugitif eut-il le temps de juger de l’efficacité des jets qu’il effectuait une vrille descendante pour se mettre hors de portée des survivants. Le Chef, frappé en pleine poitrine par un des traits d’acier, tomba comme une masse dans la houle frangée d’écume tandis qu’un des ses hommes tentait désespérément de ne pas subir le même sort. Sa voilure déchirée par le second carreau ne lui laissait que peu de portance. Il pouvait espérer planer tant bien que mal jusqu’aux eaux froides du bras de mer. S’il n’amerrissait pas trop loin de la côte, il pourrait peut-être s’en sortir.
Bluffé par l’audace du pilote inconnu, le dernier Avian ne se hasarda pas à imiter celui-ci. Certys redressa ses Ailes à une vingtaine de brasses de l’eau avec un frisson d’excitation mêlé de frayeur. La machine de série qu’il avait due emprunter ne répondait pas aussi finement que la sienne. Les embruns mouillèrent sa visière tandis qu’il augmentait sa vitesse pour reprendre de l’altitude. Un regard en arrière l’assura que l’Avian survivant renonçait à le pourchasser.
Certys respirait un peu trop vite. Des cercles lumineux tourbillonnaient devant ses yeux, signe avant-coureur de l’ivresse du vol. Il réduisait sa vélocité et stabilisa son altitude. Il n’entrait certes pas dans ses plans de se mettre à dérailler comme ces pilotes inexpérimentés que grisait un vol trop hâtif. Ils s’imaginaient avoir le ciel à leur portée et terminaient leur courte existence en morceaux parmi les débris de leurs Ailes. Sa respiration reprit bientôt un rythme normal et sa vision, sa netteté. La surface mouvante de la mer défilait sous lui. Il calcula sa vitesse et estima qu’il atteindrait le rivage nextian dans un peu plus d’un intervalle de temps *. Il devait sans cesse corriger sa trajectoire à cause du vent latéral et cela l’inquiéta un peu. La tension continue s’ajoutait au lancinement de sa blessure. Une tiédeur insolite à son côté lui fit penser que la plaie saignait. Il ne lui restait qu’à espérer qu’il ne perdrait pas assez de sang pour tourner de l’œil en plein ciel !
Le fugitif tenta d’apercevoir la côte qu’il devait rallier à tout prix. Mais l’éloignement et la brume lui masquaient les falaises qui bordaient la côte sud de la Nextia sur pratiquement toute sa longueur. Alors, pour se garder sur le qui-vive, il évoqua le bref engagement qui l’avait opposé aux Avians lusitaniens... à des pilotes qui avaient suivi les mêmes cours que lui, vécu deux années durant au sein de la même Académie... un combat fratricide. Il aurait dû en éprouver du remord mais ne l’habitaient que la satisfaction de l’avoir emporté et l’urgence de gagner sans trop de casse sa nouvelle patrie. Un rictus tordit ses lèvres. Les grands seigneurs qui le morguaient parce que son père n’était pas de sang noble et qui le considéraient comme un arriviste tout juste bon à divertir le Suprême devraient réviser leur dédaigneux jugement. Le récit de l’évasion de la « tête folle » leur ferait ravaler leur arrogance.
Un grondement de tonnerre le fit sursauter. Ses réflexions interrompues, il s’inquiéta d’avoir à subir une dégradation du temps puis s’étonna de la provenance du son. Le bruit se répéta, il provenait bien d’en dessous de lui. Il tressaillit non de peur mais d’excitation.
Il baissa les yeux et aperçut un dos gigantesque qui surgissait de l’eau grise dans un jaillissement d’écume. Des tableaux représentant le monstre marin étaient exposés dans la pinacothèque du palais royal. Amateur d’art, Amintas avait enrichi la collection d’œuvres exécutées par des peintres de talent ou pour certains, de plus de renommée que de talent, avait affirmé caustiquement Certys. La vue d’un véritable Orage confirmait son jugement péremptoire. Le peintre avait exagéré la taille de l’animal qui était déjà conséquente mais surtout, il n’avait pas su rendre la majesté avec laquelle celui-ci fendait la mer. Sa tête triangulaire ouvrait les flots comme l’étrave d’un élégant vaisseau. Une crête d’un bleu très sombre la couronnait et courait le long du dos large jusqu’au bout de la queue effilée qui sinuait juste sous la surface. Sa peau luisait de plusieurs nuances de vert. C’était tout simplement un spectacle magnifique.
Le mammifère marin émit encore une fois son cri si semblable au roulement du tonnerre et leva brusquement la tête. Ses yeux mordorés à facettes fixèrent un instant l’étrange oiseau planant au-dessus de lui puis il plongea, ne laissant derrière lui qu’un fin sillage vite disparu.
Certys soupira. Il aurait donné beaucoup pour qu’Amintas soit près de lui pour vivre un tel moment. Puis il se souvint qu’il n’était qu’un fugitif, bientôt un exilé et s’aperçut qu’il avait perdu de l’altitude. Un frisson le parcourut. Il battit des paupières pour chasser la pesanteur de la fatigue. Sa blessure ne le laissait pas en paix. La douleur était secondaire, le plus inquiétant était l’état de faiblesse que la perte de sang induisait. Il lui fallait lutter contre la langueur qui menaçait de l’enfermer dans son cocon. Une chute dans l’eau glacée lui serait fatale. Son objectif initial était la piste de Sassy mais il devait revoir ses ambitions à la baisse. Atteindre les falaises suffirait à présent.
Alors, pour se tenir vigilant, Certys se mit à chanter, tout doucement d’abord puis de plus en plus fort surtout lorsqu’il s’apercevait que son esprit divaguait. Une bonne partie de son répertoire y passa. Quand il eut épuisé les chants romantiques ou traditionnels qu’Amintas aimait l’entendre chanter, il se rabattit sur les couplets de salle de garde qui ne déplaisaient pas non plus au Suprême. De temps à autre, il laissait échapper un petit rire qui n’augurait rien de bon.
Plusieurs fois, il perdit de la hauteur et intervint sur la toile de façon plutôt brouillonne. Une telle confusion lui aurait valu d’être recalé aux examens. Un sournois mal de tête embrumait son cerveau... Enfin une ligne sombre se dessina à l’horizon. Il fixa toute son attention sur elle sans cesser pour autant de chanter. Insensiblement, la barre grandit pour devenir une muraille de roche noire, à l’aspect vitreux. Un sanglot de soulagement lui échappa. Il dut toutefois donner de vigoureux coups d’ailes, les derniers, pour pouvoir s’élever au-dessus du sommet de la falaise. Comme il franchissait celui-ci, une bourrasque le déporta violemment puis le rabattit au sol. A demi conscient, il effectua un retourné dans l’espoir que les Ailes amortiraient sa chute. Ce fut son dernier souvenir de son atterrissage forcé.


- Commandeur Certys Cyril... c’est un honneur pour moi.
Certys rendit le bol vide au taciturne infirmier et haussa un sourcil à l’adresse du jeune homme exubérant qui venait d’entrer dans la chambre où le fugitif s’était réveillé quelques heures auparavant. L’arrivant se présenta en souriant :
- Compagnon Rhys de Sassy. Je suis votre hôte puisque vous avez atterri en bordure de mon alleu.
Ses yeux couleur de châtaigne pétillaient sous une masse de boucles cuivrées. Les taches de son agrémentant ses joues et son nez court concouraient à la jovialité de sa physionomie. Il n’était guère plus vieux que son invité inattendu. Il fit signe au serviteur de les laisser seuls puis tira un fauteuil près du lit et s’y installa. Il ne s’embarrassa pas de préliminaires :
- Mon garde-chasse vous a trouvé au milieu de débris de bois et de toile. Vos Ailes, je présume ? Une fois vérifié que vous n’aviez rien de cassé, il vous a juché sur son cheval et amené au château. Mon médecin s’est occupé de vous. Il a l’expérience des plaies par arme à feu. Car on vous a tiré dessus, n’est-ce pas ?
Sous le ton apparemment désinvolte, le Nextian ne faisait pas mystère de sa curiosité voire de sa suspicion. On ne tombait pas du ciel sur ses terres avec en prime une blessure sans qu’il n’exige d’en savoir la raison. Certys différa de répondre et demanda à son tour :
- Comment savez-vous qui je suis ?
Rhys de Sassy esquissa un salut de cour.
- Le favori ou plutôt devrais-je dire l’ancien favori du Suprême de Lusitan est un personnage connu des Nextians. Votre mère n’était-elle pas des nôtres, une belle fille issue de ces contrées sauvages ? Parmi les lithographies circulant dans les cercles cultivés de Kurvval, certaines vous représentent au côté de votre souverain. Assez ressemblantes ma foi quoiqu’elles vous attribuent un air mièvre qui n’a rien à voir avec la réalité ! Et puis, il y a ça aussi.
Il tira de la poche de sa veste longue une chaîne à laquelle était suspendu un médaillon. Certys reconnut aussitôt le bijou que lui avait offert Amintas et qui ne l’avait jamais quitté. Il se contint pour ne pas tendre la main et l’arracher à de Sassy. Celui-ci d’ailleurs le lui remit sans tarder.
- Pardonnez-moi d’avoir déchiffré la gravure mais elle est fort claire quant à votre identité.
Cyril pinça brièvement les lèvres puis se décida à sourire. Le Nextian l’avait recueilli et livré aux soins éclairés de son propre médecin. Il l’avait installé dans une chambre de son château, une pièce vaste et confortable. Un grand lit recouvert d’un chaud édredon de duvet, une table de chevet, une haute armoire de bois clair flanquée de deux coffres en cuir clouté en formaient l’ameublement. Par contre, la décoration laissait à désirer. Aucune fresque ou tapisserie n’ornait les murs chaulés. Les lignes droites des meubles ne s’agrémentaient ni de gravures ni de marqueterie. Les Nextians n’étaient pas réputés pour leur fibre artistique et se glorifiaient même de leurs goûts simples. Certys allait devoir s’habituer aux intérieurs sobres sinon dénudés. La nostalgie de ce qu’il avait abandonné à Nestoria ou en Lindia le frôla. Agacé, il ferma son esprit aux regrets futiles et passa la chaîne autour de son cou.
- Je déduis de vos paroles que vous n’ignorez rien de ma situation.
- En effet. Votre incarcération a surpris peu de monde à Kurvval. Votre sang nordique vous mettait en porte-à-faux. Il suffisait d’une étincelle...
Les yeux indigo du fugitif s’assombrirent.
- Amintas m’a retiré sa confiance par la faute de tous ces grands seigneurs lusitaniens imbus de leur noblesse remontant aux temps légendaires. Ces foutus salauds me traitaient de « bâtard nextian ». Ils ont fini par réussir : Amintas m’a jeté en forteresse !
Il passait sous silence la véritable raison qui avait poussé son royal ami à le reléguer à Comarck. De Sassy la connaissait peut-être. L’ambassadeur nextian assistait à la réception au cours de laquelle le Compagnon Cyril s’était livré à un esclandre qui avait donné raison à ses adversaires politiques. Le jeune Nextian n’insista pas.
- Vous vous êtes donc évadé, conclut-il.
Certys rentra la médaille à l’effigie d’Amintas sous la chemise à carreaux verts et rouges dont on l’avait affublé. Il réprima une grimace. On avait eu beau le qualifier durant des années de demi Nextian, il allait avoir du mal à s’adapter à la mode de sa nouvelle patrie. Sur ce point, ses détracteurs n’avaient pas tort : les vêtements amples et les coloris contrastés manquaient de raffinement. Avec un sourire dédaigneux, il acquiesça :
- Croyaient-ils vraiment que leur forteresse allait me garder prisonnier ? Je leur ai faussé compagnie. C’est à ce moment là qu’une sentinelle m’a tiré dessus. J’ai franchi le détroit sur des Ailes volées. Voilà.
Le Nextian fronça les sourcils. Certys sentit le doute qui assaillait son hôte. Il attendit la question.
- Volées ? Je ne suis pas Avian mais je sais qu’il faut que les Ailes et le pilote soient accordés.
Certys accueillit la remarque avec un sourire indulgent.
- En général oui. Mais certains Avians, dont je suis, ne subissent pas cette restriction.
- On dit la même chose de Ganrael d’Angon.
- Le fils du régent ?
- Son fils unique. A ce propos, j’ai envoyé un message à Hodin d’Angon au sujet de votre étonnante arrivée sur notre sol. Je n’ai pas encore reçu de réponse mais elle ne saurait tarder. Vous n’êtes pas quelqu’un à prendre à la légère.
Rhys de Sassy se leva en ajoutant :
- Sur ce, je vous laisse vous reposer. Votre pâleur m’en fait obligation. Mais je repasserai vous voir demain, Compagnon Cyril.
Certys le rappela alors que la main sur la poignet de la porte, il allait quitter la chambre.
- Rhys, je vous remercie de votre accueil. J’aimerais que vous m’appeliez Certys.


- Ainsi donc, voilà mon parent, ce turbulent jeune homme qui défraie les chroniques !
Certys s’arracha à la contemplation du paysage, une lande parsemée de bouleaux argentés dépouillés de leur feuillage et de buissons épineux roussis par le froid. Il se retourna un peu trop brusquement pour le bien de sa blessure. Le médecin de Rhys avait changé le pansement quelques heures auparavant et avait grimacé devant l’aspect enflammé de la plaie. « Du repos et des cataplasmes d’argile et de miel » avait-il préconisé.
Certys détailla l’homme vêtu de rouge sombre et de bleu qui s’adressait à lui de si familière façon. Il savait parfaitement de qui il s’agissait. Ce grand corps épais, vigoureux, ce port de tête arrogant, cette lippe moqueuse qui pouvait devenir d’une dureté extrême, ce regard sombre sous la broussaille des sourcils appartenaient à l’homme fort du royaume du nord, Hodin d’Angon. L’évadé de Comarck ne s’attendait pas toutefois que le régent se déplace en personne jusqu’au château de Sassy. Il mesura son salut à l’aune de l’imposant personnage, vrai maître de la Nextia mais non son souverain en titre. Un petit roi était encore assis sur le trône.
- Excellence, votre présence m’honore.
- La vôtre ne me déplait pas, loin de là. Votre mère dont j’ai appris avec tristesse la disparition prématurée était de la lignée royale des Lesstrany, plus précisément la fille d’un cousin de mon père, le roi Rhamson. Je peux donc vous donner du cousin.
Ce rappel généalogique amena un sourire sans joie sur les lèvres de Certys.
- Je ne saurais oublier une si illustre parenté.
- Vous voilà bien amer. Il est vrai que vous lui devez la défaveur d’Amintas de Lusitan. Votre prise de position à mon égard vous a valu un séjour de durée indéterminée en forteresse.
Certys soutint le regard incisif de son visiteur. Sans trahir la moindre émotion, il commenta :
- Vous êtes bien renseigné. Cela n’est pas pour m’étonner.
- L’ignorance est l’une des pires fautes politiques, Compagnon Cyril.
- Je vous l’accorde, surtout avec les projets que vous caressez. Aussi, je doute que ce soit là les seuls renseignements que vous déteniez à mon sujet.
Hodin d’Angon émit un petit rire que le jeune homme jugea déplaisant.
- Certes, certes, mon cousin, je sais de vous ce qu’il y a à savoir. Vous êtes l’Avian le plus doué du Lusitan mais votre caractère impétueux et vos propos bravaches vous ont desservi. Vous avez perdu votre position par votre seule faute. Est-ce par immaturité, présomption, provocation ou tout à la fois ?
Le Duc ne se souciait pas d’être agréable à son jeune parent. Celui-ci ne se démonta pas et répliqua :
- Sans doute n’avez-vous pas tort, Excellence ! Mais trois mois en forteresse, une évasion dans la neige et un atterrissage en catastrophe m’ont été sur ce point profitables, je le crois.
Le Nextian se contenta de hocher la tête. Il rompit son immobilité et marcha jusqu’à la fenêtre. Il s’accouda non loin de Certys et se mit à le considérer en silence. Sous son regard scrutateur, le jeune homme s’échauffa :
- Eh bien ? Etes-vous content de ce que vous voyez ?
D’Angon ricana.
- Les puissants ne vous impressionnent pas, dirait-on ! Il est vrai que, bien que roturier, vous avez été le favori d’un roi. Et vous prenez facilement la mouche. Ceci établi, je m’avoue plutôt satisfait. Vous êtes fascinant. Heureusement, la force de votre sang nordique a tordu le cou à votre héritage lusitanien. Vous auriez pu n’être qu’un beau garçon. Or, votre charme est dangereux. La nuance de vos yeux est fort rare. Savez-vous que vous la tenez de votre famille nextiane ? Ma propre mère, une fort belle femme, avait un tel regard. Vous ne pouvez nier votre ascendance. D’ailleurs, ne venez vous pas vous en targuer ?
- Je ne réclame aucun avantage que je ne mérite pas ! rétorqua sèchement l’ancien favori.
Le régent éclata de rire.
- Suprême orgueil ou admirable humilité ? finit-il par dire. Je ne vous crois pas humble, Compagnon Cyril. Et vous m’intéressez.
Sans transition, ses traits se figèrent pour acquérir une gravité empreinte de scepticisme.
- Comment vous êtes-vous évadé de Comarck ?
- Vos espions ne vous en ont-ils pas informé ?
- Je préfère entendre l’histoire de votre bouche, mon cousin.
Certys appuya contre le mur son dos douloureux. Dix jours après son arrivée peu discrète au pays de ses ancêtres maternels, il quittait à peine le lit et ce, contre l’avis du médecin. Une fièvre infectieuse l’y avait cloué. La fatigue et la tension l’affaiblissaient. Mais il n’avait rien à gagner à se taire.
- Puisque vous voulez tout savoir, apprenez, si ce n’est déjà fait, que la dispute qui a signé mon arrestation n’était que la dernière d’une série de querelles. Amintas et moi nous opposions régulièrement depuis un certain temps. Il me reprochait mon ascendance comme si j’y étais pour quelque chose. Il me traitait comme un adolescent irresponsable. Moi, je ne supportais plus les basses manœuvres de la reine. Je sentais que ses calomnies commençaient à troubler Amintas. Elle est allée jusqu’à prétendre que j’avais tenté de la séduire alors que... alors que c’est elle qui s’est jetée dans mes bras. Je l’ai repoussée bien sûr mais ça n’a eu pour résultat que de la rendre plus acharnée à m’évincer !
- Vous avez laissé la colère l’emporter sur la raison.
- L’amertume, surtout. J’aurais dû me retirer dans mon alleu, le temps que la situation se décante... mais être le favori d’un roi pendant cinq années n’incite pas à la modération ainsi qu’à l’humilité. Je désirais tant ce commandement pour lui prouver, pour leur prouver à tous que j’étais plus que le garçon charmant dont il appréciait la compagnie, les réparties piquantes et la belle voix.
- Vous l’avez provoqué en public, lui reprocha d’Angon qui ne cautionnait pas un tel manquement au respect dû à un souverain.
Certys haussa les épaules.
- J’avais bu.
- Ce n’est pas une excuse. Vous avez prouvé que le Suprême de Lusitan n’avait pas tort à votre égard. Vous vous laissez dominer par vos pulsions.
Le jeune homme comprit que le régent ne lui ferait grâce d’aucun jugement défavorable. Ce dernier avait eu beau déclarer que son jeune parent l’intéressait, il ne l’épargnait pas. Certys répliqua vivement :
- Mon ascendance nextiane, sans nul doute. J’ai bien peur qu’elle ne me joue souvent des tours.
- Sans elle, auriez-vous eu le cran de tenter une évasion aussi téméraire, de prendre ces risques qui ont été bien près de vous coûter la vie ? lui renvoya avec superbe Hodin d’Angon.
Cyrille se contenta de sourire. Puis il examina ses mains qui gardaient les traces des brûlures dues à la corde.
- Un bon filin, une nuit de beuverie et une bonne dose de hardiesse, voilà ce qui m’a suffi pour m’évader de Comarck.
- Et des complicités, suggéra le régent.
- Bien évidemment, railla Certys que la méfiance de son interlocuteur poussait au sarcasme. Je suis moins superficiel qu’on se plait à le croire. Lorsque Amintas m’a fait enfermer sous bonne garde, j’ai vite saisi qu’il ne pourrait pardonner ma conduite. J’avais à mon service un homme totalement dévoué à ma famille. Un serviteur très discret, passant facilement inaperçu mais intelligent et débrouillard. Il nous a suffi de quelques heures pour mettre au point plusieurs plans d’évasion. Et puis les Cyril sont riches, très riches. L’argent n’était pas un problème.
- Alors pourquoi avoir attendu tout ce temps ?
Certys éclata d’un rire mordant qui surprit le Duc nextian.
- Ma naïveté n’est-elle donc pas encore guérie ? Je croyais que vous me rendiez une visite de courtoisie mais en fait, il s’agit d’un interrogatoire en règle !
D’Angon acquiesça avec un demi-sourire hautain.
- Compagnon Cyril, vous venez chercher refuge chez nous. Pensiez-vous que je vous l’accorderais sans vous connaître.
- Je me trompais en estimant que vos espions vous tenaient informé des moindres détails.
L’homme fort de la Nextia secoua la tête puis croisa les bras devant sa poitrine avant de préciser :
- Je connais les faits mais pas les intentions. Alors je vous écoute, Certys.
Le jeune Lusitanien releva que le Duc consentait à l’appeler par son prénom, ce qui supposait que la partie était bien engagée pour lui. Il allait entrer dans les bonnes grâces de son parent sans user de flatterie ni se montrer servile.
- Je veux bien vous répondre. Cependant, je vais m’étendre avant de poursuivre cet entretien. Je ne suis pas bien remis de ma blessure, voyez-vous. Si vous voulez prendre place dans ce fauteuil...
Il désigna le siège qu’occupait Rhys de Sassy lorsqu’il lui rendait sa visite quotidienne. Le geste lui remit en mémoire l’attitude réservée voire froide qu’affichait son hôte lorsqu’ils en venaient à parler du régent. Le jeune Compagnon nextian ne semblait pas être un inconditionnel d’Hodin d’Angon.
Ce dernier accepta sans discuter. La pâleur de l’évadé de Comarck n’avait pu que le convaincre de son état de santé encore chancelant. Certys s’allongea sur le lit en réprimant une grimace de douleur. Il attendit un peu avant de reprendre la parole.
- Je devais d’abord tromper mes gardiens en confirmant l’opinion peu favorable que ces derniers professaient à mon encontre. Vous-même, Excellence, me jugez...
Hodin leva la main.
- Opinion qui était fondée sur les rapports de mes espions. Seuls les sots ne changent pas d’avis.
Certys salua d’un sourire l’évolution positive de l’appréciation de cet homme important pour son avenir. Il continua :
- Donc, mes réactions puériles les ont convaincus que je n’étais pas vraiment dangereux. Je les ai persuadés que je ne vivais que dans l’attente d’un retour en grâce. Ils me voyaient dépérir jour après jour et succomber au désespoir. Leur surveillance s’est donc relâchée. Il fallait du temps aussi pour que mon complice soit en mesure d’abuser le commandant de Comarck.
Le jeune homme raconta sans passion comment il avait fui un pays qui l’avait rejeté. Au moment où il évoquait la sentinelle qui avait feu sur lui, d’Angon s’exclama :
- Comme si vous étiez un vulgaire criminel !
Certys se demanda si l’indignation du régent était jouée mais, à bien considérer, elle lui parut sincère. Qu’un simple garde se permette de tirer sur un homme de pouvoir, même déchu, révulsait Hodin d’Angon. L’évadé de Comarck accentua :
- Une excellente façon de régler définitivement le problème ! S’ils m’avaient rattrapé, je suis certain qu’ils m’auraient abattu comme un chien.
D’Angon croisa ses longs doigts osseux et y appuya son menton à la ligne dure. Il examina longuement le jeune Lusitanien. Ce nouvel examen ne fit pas faute d’agacer ce dernier mais il choisit d’attendre que le Nextian décide de parler. Ce que fit enfin celui-ci, en détachant les mots comme si chacun revêtait une signification particulière :
- Le premier sang pour les Lusitaniens... Et si la condition, mon cousin, pour vous accorder ma protection était votre engagement dans l’armée nextiane, que me répondriez-vous ?
Le Compagnon Cyril ne fut pas étonné par la proposition. Sa réponse était prête.
- Que vous feriez un mauvais marché.
La bouche impérative d’Hodin d’Angon se crispa. Il rétorqua :
- Les Lusitaniens vous veulent mort. Ils vous l’ont assez prouvé, non ? Leur devez-vous tant de considération ?
- Non.
- Si l’un de vos pairs se trouvait ici, à votre avis, hésiterait-il avant de vous poignarder sur votre lit de souffrance ?
- Non, admit Certys.
- N’avez-vous donc aucun désir de vous venger ?
- Non... je...
- Voyons, Certys, montrez-vous sincère avec moi mais surtout avec vous-même ! ironisa le Duc nextian.
- Je suis monté trop haut... Je me suis cru intouchable. J’ai mérité mon sort... Mais ma chute les a tous réjouis, pas un ne m’a tendu la main, murmura le jeune homme sans regarder son visiteur. Réclamer le prix de mon honneur, de mon sang... j’y ai songé, oui... mais...
D’Angon termina sur le même ton feutré la phrase interrompue :
- Amintas. A lui, vous ne voulez pas réclamer de compte.
- Nous avons été piégés par les circonstances. Il ne pouvait agir différemment... du moins je l’espère. Tout est confus en moi. Mais je l’aime toujours.
Hodin d’Angon se leva alors et dit :
- Il n’y a qu’un pas de l’amour à la haine surtout lorsque celui-ci a été trahi. Je vous laisse vous reposer, mon cousin. Et réfléchir. Je vous attends à Kurvval. Dès que vous serez remis, rejoignez-moi. Je ne vous demande rien d’autre pour le moment.
Il inclina légèrement la tête et quitta la chambre. Certys ferma les yeux sur la vision du sourire ambigu du régent de Nextia.


Rhys de Sassy emplit généreusement le verre de son invité. Certys le remercia d’un sourire et leva celui-ci dans la lumière. Le soleil hivernal exalta la couleur profonde du vin.
Les deux jeunes hommes étaient attablés dans la vaste cuisine, non loin d’une fenêtre pour profiter de la clarté du milieu de la brève journée. Ils terminaient un repas sans inventivité mais copieux. Rhys s’était excusé de ne pouvoir honorer son hôte en le faisant servir dans la salle à manger mais en cette saison, celle-ci était glaciale.
La cuisinière, une femme jeune et plaisante à regarder, avait posé sur la large table des pots et des plats recouverts dont s’échappaient d’appétissants fumets. Puis elle s’était esquivée sur un ordre de son maître, les laissant piocher eux-mêmes dans ses préparations. Ils avaient fait honneur aux tourtes brûlantes, aux pâtés moelleux, au ragoût de mouton garni de fèves, le tout arrosé de bière brune. Ils achevaient leur repas avec une tome au lait de brebis. Certys goûta le vin en connaisseur.
- Voilà un cru fort honnête, ma foi. Mais j’avoue mon ignorance quant à sa provenance. Ce n’est pas un vin lusitanien. Et vous n’avez pas de vignes en Nextia, il me semble bien.
- Détrompe-toi ! Il y a bien un vignoble dans la province de Rhéda qui se situe plus au sud que Sassy et dont la côte est réchauffée par un courant marin. Mais il ne produit qu’un vin clairet, sans caractère. Nous faisons venir nos vins du Siérain puisque les Lusitaniens ne veulent plus nous vendre le leur ! Nous payons le prix fort, crois-moi. Aussi, la plupart du temps, nous buvons de la bière comme nos paysans.
- Eh bien ! Ce vin a fait un long trajet avant d’atterrir à ta table !
Le Siérain avait une frontière commune avec le Lusitan mais aucune avec la Nextia. Des navires marchands approvisionnaient le pays du nord en denrées telles que les vins, les cotonnades, les épices et les fruits en confits. Le voyage prenait deux à trois semaines depuis les ports animés d’où les Siérainais envoyaient sans trêve leurs productions aussi loin que pouvaient aller leurs navires. Une bonne moitié de leur flotte était pourvue de roues à aubes. Les vents contraires qui gardaient les bateaux au port durant la mauvaise saison, ne gênaient donc pas leur florissant commerce. Soit les natifs du Siérain avaient une prédisposition pour l’Anima inférieure, soit leurs gouvernants s’attachaient à en débusquer les possesseurs.
- Rien n’est assez bon pour sceller une amitié ! répliqua Rhys en emplissant son propre verre.
- Qui m’aurait dit que je me lierai d’amitié dès mes premiers jours en Nextia ! renchérit Certys. Cependant j’aurai préféré trinquer avec un Lindia ! N’importe quel vin de mon alleu vaut un Siérain !
Le Nextian se gaussa :
- L’esprit de clocher sévit toujours, Compagnon Cyril !
Tous deux éclatèrent de rire. Mais Rhys de Sassy coupa les ailes à ce bref moment d’insouciance en évoquant la visite que son hôte avait reçue trois jours auparavant.
- La venue du régent m’a pris au dépourvu. Autant te l’apprendre maintenant, d’Angon et moi n’avons guère d’affinités. Je ne suis pas de son parti et nos relations sont très succinctes. Je pensais qu’il se contenterait d’envoyer un homme à lui, peut-être son fils. S’il s’est déplacé en personne, c’est que tu l’intéresses beaucoup.
- C’est ce qu’il m’a dit. Dois-je considérer cet intérêt comme un honneur ou comme un danger ?
- Franchement je l’ignore, Certys. Son Excellence le Duc de Sang Hodin d’Angon qui gouverne au nom de notre jeune roi Cosme est un homme dominateur, calculateur et secret.
Rhys ne se donnait pas la peine de masquer le peu d’estime qu’il éprouvait envers le régent.
- Il m’a dit qu’il m’attendait au plus tôt à Kurvval. En fait, c’était plus un ordre qu’une invitation, reconnut le jeune Lusitanien en haussant les sourcils.
- Ceci dit, tu es son parent et de plus, un excellent Avian. Ta spectaculaire évasion te met du bon côté, le sien. Mais sois sur tes gardes ! D’Angon ne donne jamais rien sans attendre le centuple en retour.
Certys afficha un air déterminé.
- Je compte bien asseoir ma position auprès du régent. Si j’avais voulu me fondre dans la masse, j’aurais trouvé asile sur une autre terre, le Siérain par exemple ou la Fesquelle. Le fait que je sois apparenté à Hodin d’Angon et aussi au petit roi n’est pas anodin. Autant cela m’a été préjudiciable en Lusitan, autant j’entends en tirer profit ici. Vois, Rhys, je ne fais pas mystère de mes ambitions. Mais je serais heureux de conserver malgré tout ton amitié. Est-ce trop demander ?
Le Compagnon nextian lui tendit la main.
- Je ne te reprocherai pas ton pragmatisme et encore moins ta franchise. Je t’ai donné mon amitié. Que serais-je si je la reprenais ?
Certys se saisit de la main si loyalement offerte.










ANIMA : force spirituelle utilisée principalement par les Avians pour se relier aux Ailes et les mettre en mouvement. Elle semble produite par une partie du cerveau plus développé chez certains individus, particulièrement parmi la caste supérieure. Il existe une forme d’Anima plus frustre utilisée pour actionner les navires à aubes ou des convois de charrettes, ces derniers étant toutefois peu maniables. Des artisans travaillent à des améliorations mais le nombre relativement restreint des détenteurs d’Anima entrave les progrès.

RESEAU (appelé aussi Toile) : vision intérieure. L’Avian envoie des impulsions nerveuses à la machine par l’intermédiaire de fils métalliques intégrés au harnais de vol. Il commande ainsi le vol et le tir des armes. Il visualise un réseau coloré sur lequel il agit mentalement. Pour diriger les Ailes, les impulsions courent le long des bras jusqu’aux poignets dont les mouvements fins et précis en connexion avec les différentes parties de l’ossature permettent de virer, plonger, monter, descendre. Les battements des Ailes ainsi que les armes sont contrôlés par le bandeau de tête.

* Intervalle de temps : espace sur un cadran solaire ( approximativement une heure).



Aelghir
21/08/2006 20:41
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !



Les Ailes du traître chapitre IV
Certys jeta sur son lit la chaude pelisse dont Rhys de Sassy lui avait fait présent. Elle lui avait été fort utile au cours de la randonnée équestre à laquelle ce dernier l’avait convié. Ils avaient longé des prés déserts, des champs dont la terre brune venait d’être retournée et des bois sombres surmontant les collines aux lignes douces. Comme ils s’approchaient de la côte, les espaces cultivés avaient disparu au profit d’une vaste lande d’herbe jaunie par le froid et de bruyère rousse. Mais les deux cavaliers n’avaient pas poussé jusqu’aux falaises. Ils avaient fait halte dans un minuscule village où cohabitaient paysans et pêcheurs. Une auberge au toit recouvert de chaume leur avait offert la chaleur d’un feu de tourbe et l’amertume désaltérante d’une bière brassée sur place. La salle au plafond bas et noirci par la fumée accueillait une vingtaine de clients que la mauvaise saison tenait désoeuvrés. Une fois les soins donnés aux bêtes hivernant dans les étables, les fermiers se retrouvaient entre eux pour boire et discuter. Les pêcheurs que le vent trop fort retenait à terre se joignaient à eux pour jouer aux dés. Rhys avait échangé quelques mots avec ces hommes frustes mais respectueux et écouté leurs coutumières doléances. Les deux jeunes hommes ne s’étaient cependant pas attardés car la nuit tombait vite à cette époque de l’année. De retour au château, Rhys s’était excusé auprès de son ami. Il devait donner des ordres pour le proche départ. Le lendemain, tous deux partiraient pour Kurvval. Le jeune Compagnon nextian possédait dans la capitale un hôtel particulier. Il y passait une bonne moitié de l’année, ne voulant pas se tenir trop éloigné de la vie politique du royaume. Son allégeance allait bien plus volontiers à Cosme qu’au despotique régent. L’enfant roi appréciait et réclamait sa présence. Rhys avait invité Cyril à loger chez lui mais vraisemblablement, Hodin d’Angon préfèrerait voir son jeune parent vivre au palais plutôt qu’en la demeure d’un de ses opposants.
Certys se laissa tomber lourdement sur le fauteuil près du lit. La fatigue pesait sur ses épaules mais il ressentait plus sûrement le faix de l’appréhension. Bientôt, il confierait son avenir sinon sa vie aux mains de Hodin d’Angon. Il ne serait pas facile à séduire mais Certys était fermement décidé à avancer son pion. Comme l’avait relevé d’Angon lui-même, les puissants ne l’impressionnaient pas. N’avait-il pas été le favori d’un roi ?


C’était l’année bénie de ses vingt ans, au printemps radieux, à l’avenir prometteur. L’année de toutes les espérances, l’année de tous les couronnements.
A la fin du printemps, la prestigieuse Académie des Ailes se délestait de son atmosphère stricte et studieuse le temps d’une journée. Celle-ci resterait gravée dans la mémoire des jeunes hommes qui venaient de vivre deux années intenses et recevaient la récompense de leurs efforts. Le vaste hall était tendu de bannières aux couleurs de la dynastie des Hardoin de Lusitan et de l’école. Le vert émeraude et le bleu étoilé enchâssaient somptueusement l’estrade préparée pour le souverain et les gradins où avaient pris place les familles nobles. Celles dont les fils avaient développé suffisamment d’Anima pour intégrer l’Académie étaient installées au premier rang. Elles contemplaient avec fierté leurs rejetons tout aussi émus.
Certys sourit à ses parents pour masquer son émotion et son appréhension. Exceptionnellement, Thuald et Guenièvre Cyril avaient été autorisés à côtoyer l’élite du royaume : n’étaient-ils pas les parents du major de la promotion ? Le voisin de ce dernier tourna la tête vers lui et le poussa légèrement de l’épaule. Un chuchotis traduisit son admiration mais aussi une ironie quelque peu envieuse :
- Tu peux te permettre un calme souverain, Cyril : avec tes résultats...
La survenue du Suprême en personne fit taire les murmures qui parcouraient les rangs des élèves officiers des Ailes royales. Le brevet sanctionnant les deux années d’études et d’entraînements intensifs allait leur être remis en main propre par Amintas troisième du nom. Ces garçons allaient appartenir à l’élite de l’armée lusitanienne. Leurs professeurs leur avaient répété à l’envie que ce privilège leur imposait des devoirs qu’il ne faudrait jamais négliger. Ce n’était pas parce que la paix régnait depuis plusieurs dizaines d’années qu’ils devaient considérer leur fonction comme un jeu ou comme un prétexte à plastronner.
Leurs aptitudes physiques et intellectuelles leur avaient ouvert les portes de la prestigieuse Académie des Ailes. Les origines sociales ne rentraient pas en compte dans la sélection. Mais il fallait bien reconnaître que fort rares étaient les élèves non issus de la noblesse. Plusieurs raisons prévalaient. La plus impérieuse était que l’Anima supérieure, cette force spirituelle qui permettait de s’accorder aux Ailes, se rencontrait rarement hors des hautes castes. Pourtant cette année-là, le major de la promotion était le fils unique d’un roturier, riche propriétaire terrien certes mais sans le plus petit titre de noblesse. Certys avait passé les épreuves comme en se jouant. Toutefois, c’était là une erreur d’estimation de la part de ses condisciples et de ses maîtres. S’il se départait rarement de son sourire et de son air insouciant, il avait pris très au sérieux le dur apprentissage et la violence des engagements remuait en lui une passion qui l’effrayait parfois.
Tous s’étaient inclinés devant lui, tous reconnaissaient sa suprématie... souvent de mauvaise grâce surtout au cours de la première année. Ses condisciples lui en voulaient non parce qu’il était le meilleur mais parce qu’il ne descendait pas de la noblesse lusitanienne. Guenièvre de Québra, sa mère, était de sang noble, apparentée à la famille royale de la Nextia, les Lesstrany, mais pour les Lusitaniens, cela ne comptait pas. Certys leur avait prouvé que le sang ne faisait pas tout. Il s’y était employé avec une désinvolture parfois forcée qui lui avait valu à la longue l’admiration sinon l'amitié des autres élèves. Mais la reconnaissance de ses pairs ne présentait à ses yeux qu’un faible attrait. Il aspirait à quelque chose de plus intense et l’appelait de ses vœux sans bien savoir quel aspect revêtirait cette force qui comblerait le manque le tourmentant en secret.
Ce jour-là, il ne s’imaginait cependant pas à quel point son existence allait être bouleversée. Fébriles et anxieux, es futurs officiers attendaient que le Grand Commandeur appelle leur nom. Raides dans leurs superbes uniformes neufs, ils approcheraient un par un de l’estrade royale pour recevoir leur brevet assorti des félicitations du souverain. Certys rectifia discrètement le col de sa veste cintrée dont le bleu soutenu approchait la nuance rare de ses yeux et fixa avec un vif intérêt le Suprême qui demeurait debout sur l’estrade. Plusieurs dignitaires l’entouraient mais il se détachait d’eux non seulement à cause de son uniforme blanc mais encore par sa prestance. De haute taille, bâti en force sans une once de graisse, Amintas de Lusitan bénéficiait d’une stature véritablement royale. Ses cheveux blonds semblaient tissés d’or. Ses trente ans resplendissants hésitaient encore entre la jeunesse et la maturité. Certys l’avait déjà aperçu lors de cérémonies civiles ou militaires mais n’avait pas encore eu l’occasion de lui être présenté. Le jeune homme n’avait jamais mis les pieds à la cour bien que son père soit l’un des hommes les plus riches du Lusitan. Il manquait juste aux Cyril le titre de noblesse qui leur ouvrirait les portes du palais. Certys s’était promis qu’il obtiendrait celui-ci. Son don pour l’Anima supérieure se révélait un excellent marchepied.
- Suprême Amintas, commença le Grand Commandeur Hélias de Clarin, soyez le bienvenu au sein de l’Académie des Ailes qui a pour glorieuse mission de former les officiers Avians, la fine fleur de vos armées. Voici aujourd’hui devant vous onze jeunes hommes dignes d’entrer dans ce corps d’élite.
- Qu’ils avancent ! ordonna le monarque suivant le protocole.
- Avian Certys Cyril, venez jusqu’à votre souverain !
Le jeune homme réagit à l’ordre avec un léger temps de retard. Il affermit ses jambes et accomplit sans trébucher les trente pas qui le séparaient du Suprême. Au pied de l’estrade, il s’immobilisa et salua d’un geste un peu tendu. Comme on le lui avait spécifié, il ôta sa casquette galonnée d’argent et la cala sous son bras. Ce faisant, il n’ignorait pas que son physique attirerait les regards sur lui tout autant que son succès aux examens. Sa mère lui avait légué sa beauté plus encore qu’à ses deux sœurs. Chez lui, la ligne ferme de la mâchoire tempérait la finesse du visage. Ses yeux indigo sous les longs cils noirs intriguaient. Noirs aussi étaient ses cheveux, héritage paternel qui contrastait avec son teint clair de Nextian.
- L’Avian Cyril, annonça le Grand Commandeur, est sorti premier de la promotion avec un total à ses examens de quatre-vingt-dix-huit points.
Un murmure flatteur salua la performance. Le roi se pencha vers le jeune Avian avec un sourire appréciateur.
- Si je me souviens bien, Aide de Camp Cyril, le maximum est cent. Où avez-vous égaré les deux points qui vous manquent pour atteindre la perfection ?
Certys, ébloui, lui rendit son sourire. Puis il répliqua avec naturel :
- L’humour ne fait malheureusement pas partie des matières enseignées et évaluées à l’Académie, Suprême.
Le jeune souverain étouffa un rire peu protocolaire avant de promettre à mi-voix :
- Aide de Camp Cyril, soyez assuré que je ne vous oublierai pas. Nous nous reverrons bientôt.

- Tu as fait une forte impression sur Amintas, dirait-on, remarqua Thuald Cyril en remplissant les coupes de cristal d’un vin jaune pétillant.
- Pouvait-il en être autrement ? intervint Guenièvre.
Elle prit une coupe et l’offrit à son fils. Certys sourit avec tendresse à ses parents. Il lui semblait vivre sur un nuage, se déplacer avec des pieds ailés et respirer de la lumière. Sa mère se haussa sur la pointe des pieds et l’embrassa.
- Tu resplendissais au milieu de tes camarades. Nous sommes si fiers de toi. Tu as démontré publiquement que tu es le meilleur. Le Suprême lui-même l’a reconnu ! Tu as toutes les qualités, mon très cher enfant !
- Et tous les défauts, si ma tendre mère continue à flatter mon amour-propre.
Le héros du jour se mit à rire doucement. Il rendit son baiser à sa mère et serra affectueusement le bras de son père. Thuald venait de fêter ses soixante ans. Son abondante chevelure comptait désormais plus de cheveux blancs que de noirs. A quarante ans passés, il avait épousé une jeune fille d’à peine vingt ans. Ses proches ne s’étaient pas étonnés de la différence d’âge mais de l’origine de l’épousée. Cyril s’était rendu en Nextia pour affaires et en était revenu avec la belle Guenièvre dont il était visiblement très amoureux. Cela avait créé un petit scandale, d’autant plus que la jeune femme était apparentée à la famille régnante nextiane. Malgré les nombreuses années de trêve, les Lusitaniens gardaient une certaine méfiance envers leurs voisins du nord.
Guenièvre avait donné trois enfants à son époux, Certys, Lavinia et Câline. Mais elle n’avait pu s’intégrer dans une société qui considérait toujours les Nextians comme des ennemis potentiels. Elle affirmait que son époux et ses enfants suffisaient à son bonheur mais son fils sentait bien que l’attitude des compatriotes de son mari la blessait.
Certys aimait sincèrement ses parents et affectionnait ses sœurs qui promettaient de devenir aussi belles que leur mère et ne tarderaient pas à traîner les cœurs derrière elles. Elles trouveraient sans peine à convoler dans le milieu opulent dont la famille Cyril était l’un des fleurons. Le commerce de marchandises de luxe associé à une politique agressive d’achat de biens immobiliers et de terres productives avait assis la fortune des Cyril. L’acquisition du vaste domaine de Lindia par le grand-père de Certys avait parachevé leur ascension. Mais si un noble ruiné et sans héritier s’était vu forcé à leur vendre ses terres, ils n’en accédaient pas pour autant à la caste supérieure très fermée. Même par mariage, un roturier ne pouvait prétendre à un titre. Un membre de l’arrogante noblesse qui se mésalliait devait renoncer à sa qualité. Rares étaient ceux qui s’y résolvaient. L’aristocratie était férocement attachée à ce qui la distinguait du reste des humains. Le Souverain seul pouvait créer de nouveaux nobles et le faisait rarement.
La société lusitanienne fonctionnait de la sorte depuis des siècles et des siècles, les commerçants tiraient leur épingle du jeu et vivaient souvent mieux que les seigneurs imbus de leur noblesse. Les Cyril se satisfaisaient donc de cet état de choses... enfin, pas tous. Certys dont les veines charriaient une part de sang patricien, quasiment royal, aspirait à démontrer qu’il était l’égal de ces seigneurs qui n’avaient rien fait pour mériter leurs titres. Il aimait vivre en Lindia mais refusait d’envisager une existence routinière de riche propriétaire terrien. Adolescent, il avait secondé son père dans ses activités commerciales et n’avait trouvé aucun intérêt aux marchandages et aux interminables discussions que Thuald menait avec brio. Son tempérament passionné et volontiers emporté ne le prédisposait pas à l’une ou l’autre carrière. Il s’était toujours senti différent de ses camarades dont l’avenir était tout tracé et qui en étaient ravis. Lui, il aimait l’imprévu.
Aussi, il avait vu une revanche sur un destin imposé lorsqu’il avait développé une Anima d’une puissance hors du commun. Le sang que sa mère avait été obligée de renier reprenait en lui toute sa vigueur. Il avait assiégé son père jusqu’à ce que celui-ci consente à l’inscrire à l’Académie des Ailes. Thuald avait espéré que son fils unique lui succède mais il avait cédé devant l’ardeur et le désespoir du jeune homme.
Et ce qui s’était passé quelques heures auparavant entre Amintas de Lusitan et lui était imprévu et magique.
Les pensées de son père rejoignaient les siennes. Mais Thuald Cyril n’éprouvait pas la même euphorie que son fils.
- L’intérêt que le Suprême semble te porter m’inquiète tout de même. Cette faveur ne peut que déplaire à certains membres de sa cour. Ils donneraient cher pour savoir ce qu’il t’a dit en aparté.
- Il m’a seulement promis qu’il ne m’oublierait pas.
- Les rois promettent mais souvent les circonstances disposent d’eux comme de n’importe quel humain.
Certys ne répondit rien. Son père voulait lui éviter une désillusion mais le regard d’Amintas lui avait certifié que le monarque ne parlait pas à la légère.

A peine une semaine plus tard, Certys Cyril eut la confirmation qu’il avait bien placé sa confiance.
Il s’était rendu au Manège royal où il assouvissait son autre passion après le pilotage : l’équitation de haute école. Son inscription à l’Académie des Ailes lui en avait ouvert les portes. Rapidement, il avait surmonté les préjugés du maître écuyer. Celui-ci n’avait pas tardé à apprécier cet élève assidu et enthousiaste et depuis peu, il lui confiait des poulains à éduquer.
Après avoir écouté en souriant les plaisanteries des autres cavaliers sur son heure de gloire, il sella et brida Danseur. Le maître écuyer lui avait assigné la tâche de faire travailler le jeune cheval. L’animal âgé de trois ans venait d’arriver aux écuries royales. C’était un Fillipano à la conformation idéale dont la robe noire lustrée soulignait les muscles généreux. Mais sa fougue débordante avait déjà jeté à terre plusieurs cavaliers. Depuis deux semaines, Certys s’était attelé à canaliser l’énergie de l’étalon. Il avait commencé par gagner sa confiance. Quelques jours auparavant, il avait réussi à se jucher sur son dos et à le faire marcher au pas avant de passer au trot. Il lui tardait de le faire galoper mais il ne voulait pas brusquer les choses.
Sur le sable ratissé du manège, il échauffa le jeune cheval en le faisant tourner en longe. Par moment, il se mettait à courir à côté de l’animal, une main posée sur son garrot. Puis il l’enfourcha. Il lui avait passé un mors doux mais ne l’avait pas sellé. Il lui apprendrait plus tard à accepter le poids de la selle et l’assujettissement de la sangle. Pour l’heure, il prônait le contact direct entre les flancs nerveux de sa monture et ses jambes.
Il mit Danseur au trot puis au bout de deux tours le talonna légèrement pour le faire basculer dans le galop. Un saut de mouton traduisit l’excitation du cheval. D’une main douce mais ferme, Certys contra un second saut de mouton et rassembla Danseur de façon à obtenir une allure relevée et régulière. Il lui fit ainsi effectuer trois tours de piste au petit galop en l’encourageant à mi-voix. Heureux tout simplement, une envie de rire gonflait sa poitrine... se sentant soudain observé, il leva les yeux et croisa le regard d’un spectateur inattendu et pourtant espéré.
Amintas de Hardoin, Suprême de Lusitan, se tenait accoudé à la rambarde de bois peinte en blanc et or. Un léger sourire aux lèvres, il observait les évolutions du cavalier. Celui-ci immobilisa sa monture. Une émotion inconnue l’envahit. A cet instant, il sut que sa vie ne lui appartenait plus.
Il donna de la jambe pour faire avancer Danseur jusqu’à hauteur du roi. Celui-ci caressa le chanfrein de l’animal.
- Aide de Camp Cyril, savez-vous que ce superbe cheval m’a été offert par le roi de Styrie ? Un présent de toute beauté mais malheureusement réputé vicieux. Jusqu’à ce que mon maître écuyer vous le confie. Quand puis-je espérer le monter ?
Certys déglutit deux fois avant de pouvoir répondre.
- Dans deux à trois semaines, Suprême, peut-être moins. Danseur apprend remarquablement vite. Il m’a suffi de lui prouver ma loyauté et mon estime. Si vous agissez de même envers lui, il se donnera entièrement. Il est en tout point digne de vous.
- Je n’en attends pas moins de lui... comme de vous, Cyril.
Les yeux verts du souverain étincelèrent.
- Je suis à votre service, Suprême, répliqua le jeune cavalier avec une assurance qui sembla amuser Amintas.
- Voilà qui est bien dit, releva ce dernier. Je vous prends au mot ! Dans quinze jours, je vais chasser dans les forêts d’Aiglande. Et je souhaite juger sur place des progrès de Danseur. Vous le monterez pour moi.
Amintas ne demandait pas, il ordonnait. Certys ne s’en offusqua pas.

La cour partit chasser le cerf rouge et le béliard en Aiglande, province riche en bois profonds et en gibier. La présence de l’Aide de Camp Cyril auprès du roi étonna. Mais comme il avait fait merveille avec le cheval rétif auquel tenait le souverain, les seigneurs et les dames trouvèrent peu à redire qu’il chevauche le fameux Danseur en attendant que celui-ci soit assez fiable pour être monté par Amintas. Si la familiarité de ce dernier envers le beau roturier et leurs apartés en agacèrent certains, ils se persuadèrent qu’une fois rentré à Nestoria, le souverain oublierait vite l’Avian.
Ils ne s’attendaient certes pas à ce qu’Amintas installe le jeune homme au palais. Un appartement vide fut rafraîchi et meublé en peu de temps. Certys Cyril partageait ses jours entre son office d’Avian et son service auprès du roi. Cette charge consistait principalement à distraire ce dernier. Débordant de gaieté, souvent facétieux, parfois gaillard, Certys apportait dans la vie du souverain la joie qui lui avait jusqu’alors manqué. Les moindres de leurs gestes furent épiés mais jamais ils ne prêtèrent le flanc à la calomnie. Ils passaient l’un et l’autre leurs nuits entre des bras incontestablement féminins. Amintas avait plusieurs maîtresses attitrées et le bel Avian charmait d’un seul regard de ses yeux indigo jusqu’aux dames de la cour. Les plus hardies ne reculaient pas devant un amant roturier. Tant qu’il n’était pas question de mariage !
Vint le jour où les conseillers du Suprême osèrent reprocher à leur maître d’avoir imposé à la cour un homme ordinaire. Un souverain ne peut, lui dirent-ils, accorder son amitié à un être issu du peuple, encore moins en faire son favori. Amintas riposta en accordant à son ami le titre de Compagnon et le grade de Chef. Les conseillers en perdirent la voix pendant plusieurs jours et le vieux Créon de Barsille dut s’aliter avec une forte fièvre.

L’ambition autant que la passion avait jusqu’alors habité le jeune Cyril. En Lusitan, sa naissance plébéienne lui déniait le titre auquel lui aurait donné droit le nom de sa mère si elle avait épousé un Nextian même roturier. Les coutumes différaient à son désavantage. Il n’en voulait pas à son père mais au rigide système lusitanien. Son talent d’Avian avait admirablement servi son ascension vers des sphères dans lesquelles il estimait avoir sa place. Mais si près du trône, une nouvelle passion supplantait son appétit de puissance. Elle s’incarnait dans un homme, Amintas. Et se concrétisait dans une amitié qui ignorait superbement les médisances et les jalousies. Lui qui voulait être servi ne désirait plus que servir son roi et ami. Lui qui voulait vivre en grand seigneur ne voulait plus vivre que pour Amintas. Puisqu’il était désormais Compagnon par la grâce du Suprême, Certys Cyril siégeait au Conseil des Grands Vassaux. Pourtant, ce qui avait été l’un des buts du jeune Cyril devenait, une fois atteint, presque sans importance.
- Nombreux sont ceux qui attendent ma première faiblesse comme des loups qui guettent un cheval égaré dans leur forêt. Mais je ne leur donnerai pas l’occasion de me sauter à la gorge, promit-il à son royal ami qui ne masquait pas son inquiétude.
Il n’avait pas tort. Une cabale couvait au Conseil : on craignait qu’il prétende gouverner l’esprit du roi. Sa circonspection désarma quelque peu la virulence de ses pairs sinon leur méfiance. Il apparut que le favori ne cherchait pas à influencer les choix politiques d’Amintas. Il ne sollicitait pas non plus de faveurs. Lorsqu’il lui arrivait de donner son avis, il n’imposait rien. Et les autres Conseillers devaient reconnaître qu’il faisait souvent preuve d’un sûr jugement.

En soupirant, Certys se redressa dans son fauteuil. Le fil de ses pensées l’avait entraîné plus profondément dans ses souvenirs qu’il ne l’avait souhaité. La saveur douce-amère de la nostalgie le retenait dans la pénombre de sa chambre au manoir de Sassy. Mais le visage qui hantait maintenant sa mémoire mettait dans sa gorge bien plus le goût de l’amertume que celui du miel. Par cette femme était venue l’épreuve.

Il se revit, assis aux pieds d’Amintas, le dos appuyé contre les jambes de son ami. Celui-ci avait poussé son fauteuil près d’une fenêtre ouverte sur le crépuscule bleu ensorcelant le parc. Certys chantait à mi-voix, les yeux clos sur la douceur de l’instant. L’heure était exquise et sa paix semblait devoir durer toujours. Il avait fallu qu’il se taise soudain. Il renversa la tête sur la cuisse d’Amintas et resta à le regarder par en dessous. Le roi lui sourit.
- A quoi penses-tu ?
- Vous devez choisir une reine.
- Suis-je un vieillard pour devoir me caser à tout prix ? riposta le souverain en fronçant les sourcils. Pour la satisfaction des sens, n’ai-je pas mes maîtresses ? Pour celle du cœur, ne t’ai-je pas, toi ?
Le sourire d’Amintas s’accentua. Il était parfaitement conscient de l’excès de ses sentiments à l’égard du jeune homme et n’en éprouvait aucune confusion. Durant des années, il avait trop souffert de la solitude à laquelle le condamnait sa fonction pour renier son amitié. Certys ne demandait rien d’autre que son amour et sa présence. Il était comme l’air qu’il respirait, naturel et indispensable. Il contra :
- Est-ce à toi de me presser de convoler alors que tu papillonnes de l’une à l’autre sans vouloir te fixer ?
- Nous ne parlons pas, mon roi, de mon épouse mais de la vôtre. Je ne suis rien, vous êtes tout. Le royaume attend de vous un héritier.
Amintas soupira.
- Tu dis haut une vérité que je pense tout bas. Mais je redoute de lier mon destin à celui d’une femme.
- Il le faut pourtant, insista le favori.
Amintas enroula une boucle des cheveux de Certys autour de son index et tira dessus avec une brutalité volontaire.
- Quel est ton intérêt là-dedans ? demanda-t-il méchamment.
- Ô mon roi, ne savez-vous pas que mon seul intérêt est le vôtre ! répliqua le jeune homme, blessé par la cruauté gratuite de son ami.
- Je le sais. Pardonne-moi, s’excusa ce dernier.
Certys s’empressa de sourire et de plaisanter :
- A tout bien réfléchir, votre mariage augmenterait ma cote auprès des Conseillers.
- Que veux-tu dire ?
Le favori se leva et s’adossa à la fenêtre.
- Ne savez-vous pas que l’on me reproche de vous empêcher de vous mettre en quête d’une épouse. Certains pourraient envisager d’écarter l’obstacle à la perpétuation de la dynastie. Un de vos bâtards ne peut décemment pas vous succéder.
- On oserait porter la main sur toi sans craindre ma fureur !
- Et je ne leur donnerai pas tort ! Enfin, pas totalement. Vous venez d’avoir trente-trois ans, Amintas. Il vous faut une reine.
Le souverain lusitanien laissa échapper un long soupir.
- Tu es sage... plus que moi. Je dois donc me ranger à ton conseil. Qui dois-je épouser ?
- Amintas ! s’exclama Certys. Est-ce à moi de choisir la reine ? Non, je ne peux que souhaiter qu’elle soit belle, réservée et féconde. Peut-être pourrez-vous en tomber amoureux ?
Le roi ficha ses yeux dans ceux de son favori.
- Ne crains-tu donc pas de rivale ?
Certys éclata de rire comme à une excellente plaisanterie.
- J’ai toute confiance en notre amitié. Pourquoi serai-je jaloux de celle qui portera vos enfants.
Il ne proposait rien de plus à son ami qu’une poulinière. Que craindre d’un ventre aussi beau soit-il ?
- La plus âgée de tes sœurs est une véritable beauté. Et elle est prête au mariage.
Certys tiqua mais s’aperçut rapidement que le roi plaisantait. Si l’oligarchie avait à la longue plus ou moins accepté un favori issu de la roture, il n’en serait pas de même pour la reine, la mère du futur souverain. Amintas passa rapidement à une suggestion plus réaliste :
- Que dirais-tu d’une alliance avec la famille royale nextiane ?
- Peu de bien, mon roi.
- Explique-toi.
- Le roi défunt n’a eu qu’un fils et c’est un enfant de santé délicate, peut-être même un faible d’esprit. Le régent, oncle du garçon, n’a lui aussi qu’un fils. Les seules filles disponibles ne sont que des cousines au second degré du gamin royal. Elles ne présentent qu’un intérêt limité. De plus, comme je suis moi-même apparenté à Cosme, on m’accuserait vite de vouloir régner sur vous par le biais du lit.
- Brillante analyse, le félicita Amintas. D’ailleurs, je doute qu’Angon donne les mains à un tel projet. La paix entre nos deux royaumes lui reste toujours sur le cœur.
- Il lui reste à asseoir son pouvoir à Kurvval. Mais d’ici quelques années, il pourrait bien nous causer des problèmes. Il trouvera parmi les siens de nombreuses oreilles complaisantes, commenta Certys.
- Tu sembles au fait de la situation chez nos turbulents voisins. Je sentais bien que tu es plus intéressé par la politique que tu ne veux le laisser paraître. Cela te plaît donc tant de donner de toi l’image gauchie d’une tête charmante mais légère ?
- D’Angon nous hait mais surtout il nous envie nos richesses, ajouta Certys sans relever la pique. Puis il conclut :
- Et particulièrement nos excellents crus de Lindia.
D’un vif retrait du corps, il évita en riant la main d’Amintas.
- Tu ne peux t’empêcher de plaisanter même au cours de nos discussions les plus graves, le tança le souverain. Mais le regard pétillant de ce dernier démentait le reproche.
- N’avez-vous pas commencé ! répliqua le favori en restant hors de portée. Amintas secoua la tête et décida :
- Bon. Puisque tu ne veux pas t’en occuper, je vais confier cette mission au Duc de Nars qui se glorifiera d’un tel honneur.
Certys acquiesça puis s’accouda au rebord de la fenêtre. Il aimait l’instant où le jour hésite à laisser la victoire à la nuit. Le vol silencieux des chauves-souris griffait d’ombres fluides le velours sombre du ciel. Des insectes stridulaient leurs infimes appels dans le silence préservé des jardins royaux. Le favori se sentait bien, heureux, immortel.
- Chante pour moi, demanda soudain Amintas.
Sans se retourner, le jeune Compagnon se redressa. Il inspira profondément l’air tiède et parfumé. Son chant s’éleva tel un oiseau frémissant au dessus des frondaisons que noyait la nuit. Certys savait que son timbre troublant subjuguait les quelques privilégiés qui s’immobilisaient alors pour l’écouter depuis les allées du parc ou dans les couloirs longeant les appartements royaux.
La beauté du chant devenait presque douloureuse parce qu’elle ne pouvait qu’être éphémère.

Trois mois plus tard, Amintas de Hardoin, Suprême de Lusitan épousait Liessandra de Noyon. Elle était Lusitanienne, bien évidemment, car rarement les rois lusitaniens se mariaient hors de leurs frontières. Le Duc du Sang Behard de Nars, cousin au troisième degré du Suprême avait sélectionné la jeune femme sur des critères précis dont le moindre n’était pas la fertilité des femmes de sa lignée. La grâce de ses manières et le port altier de sa jolie tête couronnée de lourdes boucles châtain doré avaient bien sûr contribué au choix. Elle avait aussi de la conversation et de l’esprit.
La célébration des épousailles donna lieu à des réjouissances qui durèrent une semaine entière pour le plus grand plaisir des Nestoriens et de tous les habitants du Lusitan. Le compositeur officiel de la cour avait créé pour la circonstance des airs religieux que les chœurs entonnèrent dans la basilique tout au long de la cérémonie d’échange des consentements. Sur la demande expresse du roi, il avait aussi composé des cantates pour soliste. Le favori les chanta en conclusion de l’interminable liturgie. Le peuple volontiers idolâtre le surnomma l’Ange autant pour l’accent céleste de sa voix que pour sa belle figure.
La nouvelle reine reçut elle aussi sa part d’ovations. Les premiers temps, elle fit bon visage au favori qui, de son côté, la traitait avec civilité et respect. Leurs relations étaient courtoises quoique limitées.
Mais, bientôt, Liessandra de Noyon-Hardoin ne prit plus la peine de masquer sous un sourire contraint l’aversion qu’elle avait conçu envers Cyril. Le favori gâchait son bonheur et sa fierté. Elle était la reine et la future mère de princes, or le roi passait bien plus de temps avec Cyril, un roturier, qu’avec elle, son épouse issue d’une haute et ancienne famille ! Bien sûr, les nuits d’Amintas lui appartenaient et elle n’avait pas à se plaindre des attentions de son époux. Mais dès le matin, le Compagnon accaparait le Suprême. Liessandra déplora le regard trop bleu, trop assuré du favori et son sourire supérieur. Son orgueil et son ambition se heurtaient à la certitude affichée par Cyril d’être le premier dans le cœur du roi.
Elle jura alors de l’abattre. Elle chercha une faille pour le discréditer et enragea de le trouver inattaquable. Elle rassembla sans peine autour d’elle une coterie de courtisans obséquieux et jaloux et chargea ses confidents de répandre des médisances et des moqueries sur le favori.
En réponse à ces attaques sournoises, seul résonnait dans le palais le rire railleur de Certys Cyril. Insouciant peut-être, en tous cas sans incertitude, il dédaignait les tentatives de la reine. Un chant allègre, parfois moqueur, portait jusqu’aux oreilles de Liessandra et de ses amis son aplomb et le peu de cas qu’il faisait de leurs manœuvres.

Certys frotta longuement ses yeux irrités par la fatigue. Il aurait pu s’endormir dans le fauteuil mais le tourbillon des souvenirs le tenait en haleine. Il chassa la détestable Liessandra de son esprit pour y accueillir une image bien plus plaisante. Peut-être trouverait-il l’apaisement et le repos dans les souvenirs qu’il partageait avec Artémisia ?

La jeune fille restait debout, ignorant le siège offert. Raide, timide peut-être, elle regardait au loin par la haute fenêtre qui déversait sur elle une douce clarté mettant en valeur sa délicate blondeur. Mais son apparente fragilité fut démentie par le regard résolu avec lequel elle reçut le favori. Certys la salua avec un détachement feint. Il était conscient qu’elle discernait son trouble. Sa beauté l’émouvait et suscitait en lui un désir qu’il avait coutume de satisfaire sans s’embarrasser de fioritures. Mais il n’était pas question de céder à un trivial appétit charnel. Artémisia, la plus jeune des cinq filles du vieux Feudataire Rohan d’Evenson méritait mieux que cela. Amintas voulait voir Certys l’épouser. Et Certys n’avait vu devant lui d’autre voie que d’accéder au choix de son roi et ami.
- Madame, lui dit-il crûment, ce mariage a été arrangé par le Suprême. Il n’a pas pris votre avis et à peine le mien. Je lui dois obéissance car j’ai juré de le servir quoi qu’il m’en coûte... non que ces noces me déplaisent, croyez-moi. Vous êtes belle et l’on parle de vous comme d’une personne dotée de nombreuses qualités dont l’intelligence n’est pas la moindre. Aussi, je tiens à me montrer honnête envers vous. Notre union ne modifiera en rien ma façon de vivre. Vous logerez en l’hôtel de Cyril où vous servira une nombreuse domesticité et où vous pourrez vivre comme vous l’entendrez. Quant à moi, je continuerai à habiter au palais.
Artémisia d’Evenson inclina gracieusement son long cou. Son sourire évoqua un papillon posé sur une fleur.
- Compagnon Cyril, l’amitié qui vous lie au Suprême est fort connue et diversement commentée.
- Amintas de Lusitan est mon roi. Il est ma vie. Pour lui, je donnerai plus que ma vie, précisa Certys sans emphase.
- Dites-moi ce qui pour vous est plus important que la vie ?
Son intérêt était sincère. Tout aussi sincèrement, Certys répondit :
- Mon honneur.
Elle se mordilla pensivement la lèvre puis conclut :
- Votre affection pour lui n’a pas de limites.
Certys hocha la tête puis franchit les quelques pas qui les séparaient. Il prit sa main droite et l’éleva jusqu’à ses lèvres pour y déposer un baiser.
- Je veux que vous compreniez que je ne peux vous offrir qu’estime et peut-être amitié. Mon cœur est tout entier voué à mon roi.
- Certes, vous n’en faites pas mystère. Mais, ajouta-t-elle en rougissant délicieusement, votre corps lui appartient-il ?
Certys secoua la tête. Il était résolu à la franchise quitte à blesser Artémisia. Il valait mieux qu’elle sache dès maintenant à quoi s’en tenir. Elle pouvait encore demander que ce mariage ne se fasse pas.
- Votre proximité, madame, fait naître en moi un émoi certain. Mais si mon cœur est fidèle, j’ai bien peur que mon corps soit inconstant.
- Vous souviendrez-vous, Compagnon, du chemin qui mène à votre hôtel et à la chambre conjugale ? demanda-t-elle avec une fierté qu’appuyait son regard noisette.
- La mémoire m’en reviendra souvent si vous en êtes l’occupante.
- Alors, cela me suffit. Trop de mariages arrangés destinent la jeune épousée à un homme bien plus âgé, sans grâces ni générosité. Vous êtes beau, Certys, et vous m’offrez l’indépendance. Mon père me vend pour réparer sa ruine. Le Suprême m’achète pour vous. Je ne crois pas faire l’objet d’un mauvais marché. J’accepte de vous épouser.
Cyril l’enlaça et l’embrassa fougueusement sinon amoureusement. Elle ne tarda pas à répondre à son ardeur. Amintas attendait dans la pièce voisine le résultat de l’entrevue. Il attendrait encore un peu.

Le roi maria lui-même son favori et la charmante Artémisia. C’était encore au temps où la reine traitait le favori avec condescendance mais sans agressivité. Elle complimenta la jeune épousée et se félicita sans doute de liens aptes à retenir Cyril loin de son époux. Les noces, somptueuses, furent célébrées au cœur du printemps. Dans la capitale pavoisée, le peuple enivré manifesta sa joie sur le passage du cortège. Les aristocrates se forçaient à faire bonne figure et la fête fut une réussite.
Certys délaissa son appartement au palais et consacra une partie de ses journées ainsi que ses nuits à Artémisia. Puis après une semaine de lune de miel, le jeune Compagnon reprit le cours de son existence. L’hôtel de Cyril ne vit plus son propriétaire qu’une à deux fois par semaine, parfois moins, pour une incursion dans la chambre de son épouse qu’il quittait au petit matin, comblée par ses attentions nocturnes. Alors même que l’intéressée paraissait s’accommoder de la situation, l’attitude du favori fut jugée à la cour avec la dernière sévérité et la reine Liessandra la mit à profit pour commencer à tisser sa toile. Certys se contenta d’en rire. L’opinion des médisants lui importait peu.

Du bout des doigts, l’évadé de Comarck massa ses tempes. Son crâne l’élançait douloureusement. La spirale où s’engluait sa mémoire le ramenait à Liessandra de Noyon-Hardoin. Il la haïssait. N’avait-elle pas attenté à sa vie ?

La chasse royale emplissait la forêt de l’aboiement des meutes et des sonneries des trompes. Les rabatteurs avaient débusqué le gibier. Un grand cerf solitaire fuyait loin devant les chasseurs.
Certys chevauchait à la hauteur de Amintas. Tous deux précédaient un petit groupe composé de la reine et de ses partisans. Parmi eux, se pavanaient les deux frères de Liessandra, Terruel et Dicclan, les détracteurs les plus acharnés du favori. Ils avaient intérêt à la chute de ce dernier car ils s’imaginaient pouvoir l’un ou l’autre hériter de sa position. Mais leurs mines arrogantes et leurs regards fourbes les desservaient.
Derrière eux venaient le gros des cavaliers, calquant leur allure sur eux mais gardant quelque distance. La plupart des courtisans affichaient une neutralité prudente, du moins en public. Ils ne voulaient pas s’immiscer dans l’intimité du roi et de son favori et ne souhaitaient pas non plus être comptés au rang des adversaires du Compagnon Cyril. Ce dernier s’amusait des calomnies propagées sur lui par le clan de la reine mais le moment viendrait assurément où il en prendrait ombrage. La belle Artémisia participait au royal divertissement mais loin derrière son époux qui n’accordait son attention qu’au roi. Certys montait ce jour-là un étalon très près du sang, un Fillipano issu du même élevage que le fameux Danseur. Amintas le lui avait donné peu de temps auparavant. Il lui avait toutefois conseillé de prendre ce jour-là une autre monture, arguant de la fougue encore mal maîtrisée du jeune cheval. Mais Certys estimait pouvoir dominer l’animal tout en jouissant de son ardeur.
La forêt de hêtres majestueux jamais coupés offrait le cadre idéal à une journée dénuée de soucis. Le jeune homme n’aimait pas particulièrement chasser à courre le cerf ou le chevreuil. Il préférait forcer le sanglier dans les halliers profonds où la traque effectuée à pied donnait à l’animal un peu plus d’égalité avec l’homme. Mais comme Amintas appréciait la poursuite des cervidés, il ne voyait aucune objection à l’accompagner.
Certys se pencha légèrement vers son ami.
- Le cerf est délogé. Le forcerons-nous ensemble ou bien nous mesurerons-nous pour savoir qui est le meilleur ?
Le roi éclata de rire.
- Jeune fou ! Ton arrogance te perdra. A peine parviens-tu à dominer le feu de ta monture et tu prétends pouvoir l’emporter sur moi, ton maître !
Certys fronça les sourcils et surjoua la colère.
- Pour le coup, le cerf sera mien. Je parie dix barriques de mon meilleur Lindia.
- Pari tenu !
Mais Certys avait déjà talonné son cheval qui s’enleva comme s’il était ailé. L’impétueux animal ne demandait que cela. Les cors retentirent, plus rapprochés, et les chiens lancés sur la trace du cerf hurlèrent d’excitation. Avec un temps de retard, Amintas lança sa monture à la poursuite du resplendissant cavalier. Le reste de la chasse s’ébranla à leur suite.
Le jeune Compagnon se grisait de vitesse. La puissance des muscles de son cheval et l’osmose qu’il expérimentait avec ce dernier lui rappelait un peu les sensations qu’il éprouvait lorsqu’il volait. Puis soudain, l’étalon émit un hennissement terrifiant. Il se cabra comme s’il voulait se renverser en arrière. Certys cria, plus de surprise et de colère que de peur. Rien ne justifiait le comportement de l’animal. Il tenta de le contrôler d’une main ferme puis plus sévère mais l’étalon saisi de panique s’emballa et fonça à travers le sous-bois dans un fracas de branches brisées. Certys se cramponna. Une chute pourrait lui être fatale. Il pouvait espérer que le cheval s’apaise de lui-même. Il en doutait. L’épuisement en viendrait sans doute à bout. Mais le cheval affolé fonçait droit sur un ravin que le chemin laissait à gauche. En désespoir de cause, le jeune homme sauterait... mais pas sans avoir essayé de sauver le pauvre animal. Des branches le giflaient au passage, écorchant son visage, lacérant ses vêtements, menaçant de l’arracher de sa selle. Il tenait bon.
Ils surgirent de la forêt. Un espace dégagé s’ouvrait à la vue mais un précipice l’interrompait brutalement sur un pan de ciel d’un bleu intense. Au-delà du bord net, l’abîme attendait le cheval fou et son cavalier. Il tenta, une dernière fois, de tourner la tête de l’étalon pour le forcer à dévier de son chemin mortel. Sans résultat. Alors, il se résolut à sauter. Presque trop tard. Un pin rabougri le retint au bord de la falaise par-dessus lequel sa monture bascula avec un hurlement atroce. Il cria lui aussi. Sa jambe droite s’était rompue en prenant durement contact avec le sol rocailleux. Il eut l’impression que le bruit net de l’os brisé avait couvert un instant le hennissement terrifiant. La souffrance cognait sa chair. A travers les larmes de douleur et de rage, il distingua Amintas qui sautait à bas de son cheval et accourait vers lui. Il vit aussi avec une étrange précision le visage dépité de la reine. L’apparition d’Artémisia au côté d’Amintas effaça cette désagréable image en même temps qu’un soupçon en gestation. Puis il ne vit plus rien.

Plus tard, Amintas lui confia la sourde angoisse qui l’avait saisi lorsqu’il avait perdu Certys de vue. Le hennissement sauvage, la cavalcade folle n’avaient fait que confirmer son pressentiment. Il avait pressé sa propre monture et traversé le hallier, se souciant peu d’y griffer ses mains et son visage. Le bruit effroyable d’une lourde chute dans un dévalement sans fin de pierraille l’avait poignardé au cœur.
- J’ai débouché sur la prairie précédant la falaise. Je n’ai d’abord rien vu. Imagine ma douleur ! Puis je t’ai aperçu, gisant au pied de cet arbre providentiel. Ton visage était couvert de sang mais tu me regardais courir vers toi ! Tu étais vivant ! Ta pauvre jambe formait un angle inhabituel mais ce n’était qu’un moindre mal. J’avais cru te perdre !
Certys considéra d’un air courroucé le carcan qui immobilisait sa jambe puis leva son regard indigo vers le roi assis sur le bord du lit.
- Je suis navré de vous avoir causé tant d’angoisse. Mais, si j’étais cruel, j’avouerais que votre réaction m’est agréable car elle traduit la profondeur de vos sentiments à mon égard.
Amintas parut n’apprécier qu’à moitié la remarque.
- En douterais-tu ?
- Non, mon roi, je suis assuré de votre amitié tout autant que vous l’êtes de la mienne.
Le Suprême soupira.
- Je ne sais si tu le dois... cet animal qui a failli te tuer, n’est-ce pas moi qui te l’ai offert ?
- M’avez-vous entendu formuler un seul reproche ? répliqua le jeune homme en se soulevant à demi. Qui est fautif sinon moi ! Je n’ai pas écouté votre mise en garde. Je me suis montré trop confiant. J’aurais dû m’apercevoir qu’il était sur l’œil, un mouvement, une ombre et il s’est emballé droit sur le ravin.
Certys se rallongea avec l’aide du roi et ferma les yeux. Il venait de mentir à son ami. Le bai brun de quatre ans avait l’œil franc et pas une once d’agressivité. Son cavalier avait pu apprécier son tempérament généreux et sa pondération. Rien dans son caractère n’expliquait la panique soudaine qui l’avait mené à la mort et aurait pu tuer Certys s’il n’avait pas été aussi bon cavalier. La traversée de la forêt sur le dos d’une monture folle avait été un véritable cauchemar. Il n’avouerait jamais à quel point il avait été terrifié. Les troncs défilaient à toute allure autour de lui et le frôlaient de leur rigidité menaçante. Il savait que s’il heurtait l’un d’eux, il encourrait la mort. Une branche qu’il n’avait pu éviter avait manqué de peu l’arracher à la selle. Il avait lutté contre l’étourdissement. Une chute sous les sabots de l’étalon ne pardonnerait pas non plus. Le sang engluait son front, l’aveuglait à moitié. Il s’était courbé sur l’encolure couverte d’une sueur âcre, il avait noué ses doigts dans les longs crins. Les rameaux durs fouettaient ses épaules. L’animal hennissait toujours, de douleur lui semblait-il. La souffrance se distingue nettement de la terreur. Le cheval fuyait une douleur qu’il ne pouvait semer derrière lui. Il cherchait un vain refuge dans une course démente qui le conduisait vers la mort. Et qui serait sans doute aussi fatale pour celui qui le montait...
Rien n’avait effrayé le Fillipano, Certys pouvait le jurer. Une conclusion s’imposait à lui et elle lui glaçait le dos. Sur la falaise au bas de laquelle il aurait dû s’écraser avec son cheval, une éventualité avait effleuré son esprit avant qu’il ne perde conscience. Liessandra de Noyon-Hardoin arborait une moue chagrinée. A la mesure de sa déception. En survivant, le favori de son royal époux avait contrecarré ses noirs desseins.
La reine avait tenté de le tuer. Il en était certain. Comment, il ne pouvait que le supposer et ne pourrait jamais le prouver. Le pauvre étalon bai brun, cadeau d’Amintas à son favori, avait été empoisonné. Quelqu’un lui avait administré une drogue à effet retardé. Un palefrenier payé pour cette criminelle besogne ou l’un des frères de Liessandra ? Peu importait. Jusqu’à maintenant, la clique de la reine s’était contentée de tenir sur lui de vils propos et de l’assaillir de regards méprisants. Terruel et Dicclan n’avaient jamais osé le défier ouvertement car il leur était supérieur à l’épée. Ils avaient donc fini par recourir à l’assassinat. Maquiller leur forfait en accident de chasse était habile. Le cadavre du cheval dévoré par les prédateurs ne livrerait aucun indice. Certys résolut de taire ses soupçons. Il ne voulait pas attrister davantage Amintas bouleversé par « l’accident ». Il lui suffirait de mettre en garde la reine et ses complices.

L’occasion s’en présenta deux mois plus tard.
Il venait de rentrer de son alleu de Lindia. Il y avait quelques affaires à régler. Son père, décédé une année plus tôt, avait désigné pour lui succéder un cousin qu’il avait formé lorsqu’il s’était aperçu, non sans amertume, que son fils avait d’autres ambitions que le commerce. Mais l’administration du domaine revenait à Certys. Le jeune homme ne l’aurait pas entendu autrement. Il se rendait donc régulièrement dans le sud où mûrissaient les plus beaux raisins du Lusitan. Ses vignerons élevaient des vins parmi les plus réputés du royaume et Tornay Cyril, l’industrieux cousin, se chargeait d’en écouler une bonne moitié au-delà des frontières pour un bénéfice confortable. Chaque année, les terres fertiles et chaleureuses engendraient deux moissons de blé et de seigle. Les foins odorants nourrissaient un petit bétail abondant et il en restait suffisamment pour le vendre en des contrées moins bien loties.
Certys aimait Lindia et particulièrement Causse-Domergue. Il était né dans ce manoir édifié sur un plateau sauvage. Il avait grandi entre ses murs épais recouverts d’un lourd toit de lauzes calcaires mais plus souvent dehors à courir les landes, à explorer les grottes et les avens, à chevaucher sur son poney aux longs poils parmi les moutons qui s’effrayaient d’un rien. Il souffrit en silence de quitter cette merveilleuse liberté pour intégrer un collège cher payé de Nestoria mais chaque retour à Causse-Domergue pour les vacances était une fête. Il y retrouvait sa mère et ses sœurs bien-aimées et d’année en année étendait le champ de ses explorations et de ses découvertes. Le poney céda la place à un cheval fringant et l’enfant aventurier à un adolescent avide de nouvelles expériences. Il écuma bientôt les coteaux viticoles et les basses terres à blé à la rencontre de Lindiennes peu farouches que séduisaient sa belle tournure et ses yeux indigo.
Puis sa vie avait pris un tournant inattendu... et Causse-Domergue ne vit plus que rarement le jeune maître. Amintas emplissait son horizon et rendait moins attrayant tout ce qui avait comblé la vie du jeune homme avant lui. Hormis les Ailes mais c’était juste une autre sorte de fusion, pratiquement complémentaire.
Cette fois, pourtant, Certys passa près d’un mois en Lindia. Dès qu’il put poser la jambe au sol et boitiller, il demanda à Amintas la permission d’aller se reposer auprès de sa mère. Elle avait été à peu de perdre son fils et lui, il avait besoin de calme. Son royal ami accepta à contrecoeur mais la pâleur du blessé le convainquit. Certys garda bien évidemment secret son autre mobile : les tourments de la séparation ne pourraient que renforcer l’attachement du roi pour son favori.
Guenièvre avait accueilli son fils avec joie. Mais son bonheur était tempéré par l’angoisse. Peu avant qu’il ne reparte pour la capitale, elle le prit à part, sous la tonnelle où bruissaient les insectes, loin des oreilles curieuses de ses deux filles.
- La faveur que te témoigne le Suprême m’effraie de plus en plus ! Ce n’est pas parce que je suis éloignée de Nestoria que j’ignore l’hostilité de la reine à ton encontre. Son clan est puissant. Elle est déterminée à provoquer ta chute.
« Tu ignores à quel point tu as raison, chère mère ! » pensa Certys tout en conservant un air impassible sinon serein. Il ne put s’empêcher de se montrer provoquant :
- J’ai toute confiance en Amintas. S’il devait choisir entre nous deux, il n’hésiterait pas !
Guenièvre posa brutalement la tasse qu’elle venait de remplir et n’avait pas encore portée à ses lèvres. Un peu d’infusion se renversa. Sa main tremblait.
- Ta position t’aveugle-t-elle à ce point ? Le Suprême ne peut laisser ses sentiments l’emporter sur son devoir. La mort dans l’âme, il te sacrifiera si nécessaire. Répudier la reine provoquerait de graves dissensions, peut-être même une guerre civile !
- Est-ce que je n’en vaux pas le prix ?
Il affichait un sourire espiègle. Elle battit des paupières en le dévisageant. Il ne plaisantait qu’à demi. La tentative d’assassinat l’emplissait d’une colère qu’il n’avait pas encore dominée. Elle n’en savait rien bien sûr mais sa sensibilité maternelle était en éveil.
- Ne tiens jamais de tels propos hors d’ici, l’avertit-elle. Même ton royal ami ne pourrait te les pardonner.
Puis son doux visage se troubla. Inquiet, Certys s’enquit :
- Qu’as-tu, maman ? Ne prends pas trop à cœur mes divagations !
Elle se pencha vers lui et lui caressa tendrement la joue.
- Mon fils, si beau, si différent ! Dois-je t’avouer que c’est toi qui me fais peur ? J’aurais tant préféré que tu ressembles à mon cher Thuald. Mais le sang qui irrigue tes veines est plus celui des Angon que des Cyril. C’est une race portée aux excès et aux défis, dure, souvent sans pitié, n’hésitant pas à balayer par la force les obstacles qui se dressent sur son chemin. Fais attention à toi. Méfie-toi de cette violence qui parfois bouillonne en toi !
Il prit ses mains entre les siennes et lui confia d’une voix sourde :
- On me reproche bien assez d’être à demi Nextian. Pas toi, mère ! Mais rassure-toi, mon cœur, lui, est lusitanien.

Certys repensait à cette conversation tandis qu’assis dans un fauteuil, il feuilletait négligemment un livre ancien. De retour au palais depuis peu, il avait repris ses habitudes mais avait refusé d’assister au Conseil qui se tenait ce jour-là. En attendant qu’Amintas en ait fini avec les affaires de la semaine, il s’était isolé dans la bibliothèque, lieu peu fréquenté d’ordinaire.
La reine pénétra dans la salle silencieuse, seule, contrairement à son habitude. Le jeune Compagnon releva aussitôt sa présence. Il l’avait identifiée à son parfum, un peu trop capiteux à son goût mais fit mine de ne pas la remarquer. Il espérait que, s’apercevant que le favori était déjà là, elle ne s’attarderait pas. Mais elle le prit au dépourvu en venant vers lui. Il n’eut alors d’autre choix que de se lever et de la saluer.
- Madame, permettez-moi de m’incliner devant votre beauté. La nuance de votre robe met parfaitement en valeur la nacre de votre teint.
Ravissante, Liessandra de Noyon-Hardoin l’était sans conteste dans des atours largement décolletés. En la complimentant sur sa beauté, le favori de son époux ne faisait pas preuve d’une totale hypocrisie. Si elle n’avait été l’épouse de son ami, il aurait peut-être été tenté de la mettre dans son lit.
La reine répondit par un sourire certainement forcé à la courtoisie du jeune homme.
- Je vous en prie, Compagnon Cyril, ne demeurez pas debout. Votre jambe vous fait encore souffrir, n’est ce pas ? dit-elle en jetant un éloquent regard à la canne à pommeau d’or appuyée contre une table.
- Ce ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir, se contenta-t-il de répondre. Il ne rassit pas car il ne voulait pas qu’elle imagine pouvoir le dominer de quelque façon que ce soit. Debout, il mesurait une bonne tête de plus qu’elle. Elle se rapprocha de lui. Ses yeux clairs à demi voilés par de très longs cils le détaillaient effrontément. Il la considéra sans trahir ses sentiments.
- Compagnon Cyril, pourquoi vous le cacher ? Je suis ici pour parler avec vous en tête à tête.
- Madame, je vous écoute donc, commenta-t-il froidement.
Liessandra posa une main sur sa gorge juste au dessus de la naissance de ses admirables seins. Le geste était calculé pour attirer sur eux les regards du favori qu’elle savait amateur de charmes féminins. Puis elle baissa les yeux avec une modestie que Certys décréta aussi fausse que son amabilité présente.
- J’ai longuement pensé au différent qui nous oppose. Mais notre désir n’est-il pas identique ? Ne voulons-nous pas l’un et l’autre le bonheur du roi ? Ne sommes-nous pas plus complémentaires que rivaux ? Ne devrions-nous pas, Certys, conclure une sorte de paix ?
- Madame, je ne souhaite pas autre chose, répliqua le favori avec circonspection.
Elle leva sur lui des yeux candides, légèrement écarquillés. Certys aurait pu la croire sincère s’il n’y avait pas eu « l’accident » de chasse.
- L’amitié que vous partagez avec mon époux m’a semblé excessive et pour tout dire, presque contre-nature... Votre mariage, votre... appréciation des agréments féminins m’ont convaincue qu’il n’en était rien. Amintas ne vous aime pas sans raison.
Elle soupira légèrement avant de poser sa main sur le bras du jeune homme. Ce dernier ne bougea pas, attendant toujours qu’elle dévoile son plan. Ce ne fut pas long.
- Votre nature passionnée, votre générosité, votre charisme me sont enfin apparus. J’étais en fait jalouse de la place que vous occupiez dans le cœur de mon époux mais maintenant...
La reine se tut. Sa main glissa comme d’elle-même jusqu’à la poitrine de Certys. Ce dernier ne rejeta pas la caresse. Il laissait s’enferrer la séductrice. Elle reprit d’une voix suave :
- Maintenant, c’est Amintas que j’envie. Oui, j’envie l’amour sans concession que vous éprouvez à son égard. Qui n’aimerait pas inspirer un tel sentiment ? Certys, je ne désire plus voir en vous un rival mais un ami avec qui l’on peut tout dire, de qui l’on peut tout espérer.
Elle se rapprocha encore de lui, presque à le toucher de son corps entier. Il ne se déroba pas. Le danger et le trouble l’excitaient. La reine cherchait de toute évidence à le piéger mais son désir n’était pas feint. La brillance de ses yeux et le frémissement de ses lèvres sur lesquelles sa langue humide s’égarait ne trompaient pas. Lui-même ne s’aveuglait pas sur l’effet que la proximité de cette ardente femelle produisait sur lui. Il lui suffisait de l’enlacer et de la renverser sur la table. Elle appellerait à son secours ses frères qui sans doute guettaient derrière la porte close. Mais elle attendrait pour cela qu’il l’ait prise. Tout son corps tendu vers lui le proclamait malgré elle.
- Je vous ai regardé, Certys. Je suis femme avant tout. Quelle femme d’ailleurs pourrait vous résister ? Vous êtes si attirant. Le miel de votre bouche donne envie d’y goûter. Votre corps... oh ! Il ne tient qu’à vous...
Liessandra frémissait, prête à se jeter dans ses bras, à lui offrir sa bouche et plus encore. Certys feignit la surprise. Trop sûre de ce pouvoir sensuel qu’elle avait essayé avec succès sur les courtisans de son entourage, elle croyait assurément l’avoir subjugué à son tour.
- Ne répondez pas tout de suite, suggéra-t-elle en espérant le contraire. Je comprends que vous soyez troublé et étonné peut-être...
- Non, ma reine. Je ne suis pas étonné par vos manœuvres de séduction. Vos autres tentatives pour m’évincer ont échoué lamentablement. Vous tendez maintenant vos plus perfides rets pour me discréditer aux yeux d’Amintas. Mais je vous préfère ainsi, acharnée à me détruire que dans le rôle odieux d’une putain ! Vous êtes malgré tout l’épouse de mon roi.
Il n’eut pas à repousser Liessandra. La voix soudain glaciale du favori, son ton tranchant l’avaient faite tressaillir et elle avait reculé de plusieurs pas, frémissante de colère, livide de honte.
- Et vous ! Vous ! Quel rôle tenez-vous auprès de mon époux ? Vous donnez souvent l’impression d’agir à son égard comme le ferait une maîtresse. Les regards dont vous le couvez sont ceux d’une fille énamourée. Lorsque vous chantez pour lui, la sensualité émanant de votre gorge embarrasse tous ceux qui vous entendent.
Certys éclata de rire alors qu’elle avait espéré l’humilier.
- Madame, ces propos vous sont dictés par votre jalousie. Je ne prendrai donc pas la peine de m’en défendre. Je vous dirai juste deux choses : tout d’abord, il existe des amitiés aussi passionnées que l’amour et plus indestructibles. Ensuite, vos sentiments à mon endroit ne m’importent guère. Pour moi seul compte mon roi et ami.
La reine se retourna d’un bloc et se dirigea d’un pas raide vers la porte. Il l’arrêta :
- Une dernière chose encore, avant que nous nous séparions au terme d’une rencontre qui pour ma part n’a jamais eu lieu. Voilà deux mois, mon cheval s’est emballé et s’est écrasé au fond d’un ravin. Mais bien sûr vous ne l’ignorez pas puisque vous et vos frères étiez sur place.
Liessandra, la main sur la poignée de la porte, s’était immobilisée. Elle lui fit face, lentement, comme malgré elle. En proie au doute et à la peur, elle lui parut presque laide. Impitoyable, il continua :
- C’était un cheval fougueux mais très fiable. Croyez en mon expérience en la matière. Il a fallu quelque poison pour faire de ce superbe animal une monture folle de douleur, capable de tuer son cavalier. J’ai eu le temps de procéder à des recherches. Le suc de grovénie et la poudre de racines pourpre peuvent parfaitement convenir à ce sombre dessein. Qu’en pensez-vous, madame ?
Fascinée comme par un serpent, la reine regardait fixement le Compagnon Cyril, ce demi-sang nextian qu’elle haïssait parce qu’Amintas l’aimait plus qu’elle. Certys lui laissait volontairement entrevoir cette violence contenue et cette dureté de caractère avec lesquelles elle allait devoir compter désormais. Elle découvrait que sous le visage d’Ange, l’âme du favori n’était pas aussi lisse qu’il y paraissait.
- En quoi cela peut-il m’intéresser ? parvint-elle à dire.
Il sourit à peine, avec un air de chat à l’affût.
- Oh ! Ma santé ne vous préoccupait-elle pas tout à l’heure ? Pourtant je suis certain qu’il y a deux mois, vous vous êtes inquiétée de savoir si j’étais encore en vie.
Il marqua un temps d’arrêt après ces paroles à double sens puis reprit avec froideur :
- Quoiqu’il en soit, si quelque chose de semblable se produisait... se reproduisait, Amintas en serait aussitôt informé par mes soins ou à défaut par une tierce personne.
- Vous ne lui avez rien...
Effarée par sa maladresse, elle se tut subitement. Certys la plaignit presque. Liessandra de Noyon-Hardoin n’avait pas l’envergure nécessaire pour s’attaquer à lui. Elle s’était sentie forte car ses frères la soutenaient. Désormais elle hésiterait avant de s’en prendre directement au favori de son époux. Ce dernier précisa :
- Il ne sait rien. Pour l’instant. Il ne tient qu’à certains qu’il soit toujours convaincu qu’il s’agissait d’un accident.
Sans attendre de réponse, il se rassit et se replongea dans son livre. La reine s’enfuit en laissant la porte ouverte derrière elle.

Certys se leva et se dirigea vers une fenêtre. L’obscurité enveloppait le château de Sassy et l’isolait dans le temps comme dans l’espace. Le passé se mêlait au présent et l’avenir demeurait incertain, tributaire d’antécédents qui pouvaient oblitérer la faveur que semblait lui témoigner Hodin d’Angon. Ce dernier accorderait-il sa confiance à l’ancien favori d’un roi qui allait devenir sans doute ennemi ? En Lusitan, on le considérait comme à demi nextian. Ici, parmi les Nextians, il serait à demi Lusitanien. Il grimaça. Sa blessure se rappelait à son souvenir. La chevauchée en compagnie de Rhys avait été revigorante. Mais il devait reconnaître qu’elle avait été un peu trop longue. Heureusement, le trajet jusqu’à Kurvval se ferait en carrosse.
Le jeune homme essaya de percer l’obscurité mais le ciel s’était rapidement couvert peu après leur retour et il ne distinguait rien. Il soupira. D’avoir pensé à Liessandra l’amenait à évoquer Amintas. Sa blessure était moins douloureuse que ses souvenirs.

Amintas et lui avaient passé la journée à chevaucher en compagnie d’un petit groupe de jeunes seigneurs que la faveur du Compagnon Cyril auprès du Suprême n’indisposait pas. Au contraire i

Aelghir
05/10/2006 23:32
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !



Chapitre V


Les routes qu’emprunta le carrosse étonnèrent Certys. Il s’était attendu à des chemins creusés d’ornières et défoncés par les intempéries. En fait, ils étaient bien entretenus par des cantonniers. Les voyageurs aperçurent leurs silhouettes enveloppées de guenilles superposées afin de lutter contre le froid. Les manouvriers s’affairaient à relever des talus et à tasser la terre des chaussées avec des graviers. Ils ne levèrent pas les yeux au passage du véhicule aux portières ornées d’un écu nobiliaire.
Certys apprécia le confort des voies. Allié à celui du carrosse, il rendait le voyage presque plaisant quoique un peu languissant. Les sièges de cuir rembourré et les suspensions atténuaient les cahots inhérents à ce mode de transport. Une chaufferette repoussait le froid hivernal de plus en plus piquant puisque Kurvval se situait à deux journées au nord de Sassy.
- Avec mes Ailes, je parcourrais cette distance en une journée, commenta Certys après avoir consulté la carte qu’avait dépliée Rhys sur leurs genoux. Assis côte à côte, ils occupaient leur inactivité forcée à discuter de géographie et d’histoire.
- Avec ce froid ? Les oiseaux gèlent en plein vol ! S’il en reste... j’ai l’impression qu’ils ont tous migré vers des climats plus cléments. Cette année, l’hiver nous est tombé dessus bien tôt.
- Ah bon ? Je croyais que c’était un temps tout à fait habituel en Nextia. Un pays tout aussi sauvage et rude que ses habitants !
Rhys le bouscula d’un coup d’épaule.
- Si c’est ainsi que tu nous juges, tu risques de finir le chemin à pied dans la bise et la glace !
- Et voilà ! N’est-ce pas exactement ce que je disais ! s’écria Certys en levant les yeux au ciel.
Tous deux éclatèrent de rire puis reportèrent leur attention sur la carte. Celle-ci représentait la Nextia. Au bas, était dessinée la côte nord du Lusitan. Ni Comarck ni Qoublawin n’étaient signalées mais Certys pouvait les situer à peu près sur la rive droite de la Flenn, une fine ligne noire. Le détroit des Orages était parcouru de vaguelettes d’encre verte et de pointes bleues qui devaient être les crêtes des monstres marins qui lui avaient donné son nom. Un trait droit en oblique allait de l’alleu de Sassy jusqu’à celui de Rheda plus au sud. Le cartographe ne s’était pas donné la peine de représenter les criques et les fjords qui interrompaient par endroits les falaises noires. Par contre, il avait reproduit par des dentelures presque baroques les côtes rocheuses qui délimitaient l’est et l’ouest du royaume. Tout au nord, régnaient les glaces d’un hiver presque éternel.
- Très peu d’aventuriers se sont rendus dans ces contrées toujours gelées. Encore moins en sont revenus. Il faut être fou pour aller là-bas. Il n’y a rien que du blanc à perte de vue. Certains affirment qu’ils ont rencontré des hommes entièrement recouverts de peaux de bête et vivant dans des maisons de glace, expliqua Rhys en tapotant du bout de l’index le haut de la carte uniformément blanc.
- Personne n’a essayé de survoler ce territoire ?
- Aucun Avian nextian n’est assez insensé pour s’y risquer. Même pas Ganrael d’Angon qui pourtant n’est pas des plus sains d’esprit. Aucun d’ailleurs ne se serait amusé à traverser le détroit des Orages par un temps pareil !
- Ces étendues pratiquement inexplorées n’attendent donc que moi ! s’exclama Certys en plaisantant à demi.
Le Compagnon de Sassy haussa les épaules.
- Tu es plus nextian que nature ! railla-t-il. Pas étonnant que tu plaises au duc Hodin.
Certys pointa un carré rouge presque au centre du parchemin.
- C’est donc là qu’il m’attend : Kurvval.
- Comme une araignée au mitan de sa toile...
Le Lusitanien ne releva pas la mise en garde et désigna des marques disséminées entre Kurvval et l’endroit où le carrosse se trouvait approximativement.
- Ces flocons verdâtres, là, c’est de la moisissure ou des arbres ?
- Une forêt de bouleaux et de hêtres, voyons ! Cette carte est récente !
- Bon ! Donc, je présume que ces taches de boue n’en sont pas mais sont censées évoquer des montagnes ?
- Mon cartographe n’est pas un artiste. Si tu veux une œuvre d’art, ça s’appelle un tableau et il faut y mettre le prix, rétorqua le Nextian légèrement agacé. Puis il indiqua :
- Nous allons traverser la forêt et nous logerons dans une excellente auberge au pied des monts Tabour. Demain, nous les franchirons puis il nous restera à rouler quatre ou cinq heures dans la plaine avant d’atteindre Kurvval. Le passage le plus délicat est la forêt car on peut y rencontrer des loups. Mais le cocher et son aide sont de très bons archers. Quant aux monts, leur altitude n’est pas assez élevée pour qu’il y ait déjà de la neige.
- Pas de loups humains ? demanda Certys sans déguiser son intérêt.
Rhys ébaucha une grimace.
- Guère beaucoup. Si l’on peut reconnaître une qualité au régent, c’est l’efficacité avec laquelle il a réglé ce problème. Il a envoyé l’armée nettoyer les bois et a fait pendre jusqu’aux putains des brigands.
- Un homme de décisions !
- Un despote, cracha le jeune Nextian.
- N’a-t-il pas le droit pour lui ? remarqua Certys, volontiers provocant.
Son nouvel ami qui commençait à le connaître n’y vit pas autre chose. Il ne s’irrita pas d’une défense qui n’était qu’apparente et expliqua :
- Il est le parent le plus proche de Cosme et assure la régence jusqu’à la majorité du garçon. Mais il ne tient guère compte des autres membres du Conseil de régence sauf pour remplir leurs bourses.
- Ainsi gratifiés, ces derniers se retrouvent soudain sourds et muets.
- Exactement. Il y a pire : l’Assemblée Coutumière n’a plus guère de pouvoir. Les notables se réunissent régulièrement, discutent longuement et se disputent en braillant mais c’est du vent, seulement du vent qui en sort.
- Votre Assemblée est pourtant censée limiter les pouvoirs régaliens, observa le Lusitanien.
- Elle a été créée il y a plusieurs centaines d’années pour éviter qu’un tyran ne gouverne la Nextia.
- Après une mauvaise expérience, si je me souviens bien. Un autocrate qui a fait couler beaucoup de sang avant que les Grands Vassaux ne se soulèvent et ne le remplacent par son frère plus sage ou plus malléable.
Rhys hocha la tête.
- Oui. Mais les leçons du passé sont rarement écoutées. Angon chatouille les oreilles des seigneurs. Il leur tient des propos qui s’adressent plus à leurs tripes qu’à leurs cerveaux.
L’ancien favori du Suprême de Lusitan ricana en désignant sur la carte quatre îles environnées d’îlots situées à l’ouest du détroit des Orages, entre la province de Rhéda et celle du Haut-Pyr en Lusitan.
- L’archipel des Mau... un excellent hameçon pour ces gros poissons ! Nos seigneurs nordiques au sang chaud doivent regretter le temps des batailles.
- Pas tous, crois-moi ! se récria Roman.
- Je suppose que c’est la raison qui pousse Hodin d’Angon à ne pas te porter dans son cœur.
Le Compagnon de Sassy se mordilla les lèvres en dévisageant son hôte. Celui-ci perçut son inquiétude et le rassura :
- Tu te demandes si tu ne t’es pas trop dévoilé devant le petit cousin d’Hodin d’Angon ? Prends-moi comme je suis et nous resterons amis. J’ai bien plus d’ambition que de conviction. Je veux avancer mon pion dans le jeu du régent. Je ne te le cache pas, j’aime les hauteurs. Pour autant, ton amitié m’honore et j’y tiens.
Rhys saisit la main que lui tendait Certys et la serra vigoureusement. Avec un grand sourire, il s’exclama :
- Tu es vraiment quelqu’un de singulier ! Sans doute le mélange des sangs antagonistes...
Ils poursuivirent leur conversation avec des thèmes moins brûlants comme les attraits architecturaux de Kurvval ou ses charmes plus intimes.


Kurvval impressionna Certys mais il ne l’aima pas. Elle s’étalait sur une plaine rase et battue par les vents. L’hiver hurlait dans les ruelles étroites des faubourgs aux étranges maisons de bois jaune et de briques presque noires. Leurs façades étroites, serrées les unes contre les autres, ne devaient guère abriter plus qu’une pièce par étage. Les habitants s’écartaient prestement sur le passage du carrosse et continuaient de vaquer à leurs occupations sans montrer de curiosité envers les arrivants. Ceux-ci traversèrent une place où se tenait un marché. Entre les étals protégés par des toiles claquant au vent, les chalands circulaient et examinaient les marchandises proposées par des paysans engoncés dans de lourds manteaux bariolés. Certys remarqua que la plupart des acheteurs étaient des hommes ou des femmes d’un certain âge. Les Nextians veillaient jalousement sur la vertu de leurs filles. Les seules représentantes du beau sexe que l’on pouvait apercevoir dans les rues hormis les aïeules ou les servantes vendaient une marchandise dont les hommes d’ici étaient friands : elles-mêmes. Elles arboraient fièrement une chevelure frisée qu’elles teignaient en différentes nuances de rouge. L’absence de rivales les rendait arrogantes et sûres de leur pouvoir sur le cœur et surtout le sens des hommes. Certaines, particulièrement belles ou habiles, avaient pignon sur rue. Les Grands Vassaux eux-mêmes ne se privaient pas d’entretenir une ou plusieurs prostituées. Le jeune Lusitanien retint un commentaire désobligeant lorsqu’une créature à la flamboyante crinière rouge orangé toqua à la vitre du véhicule immobilisé par un embarras de circulation et lui adressa une invite fort directe. L’amour tarifé ne l’avait jamais tenté. Mais sans doute lui faudrait-il s’adapter aux coutumes de son nouveau monde...
Ils quittèrent enfin les vastes faubourgs pour gagner la ville proprement dite. De larges avenues sans arbres remplacèrent les rues encombrées. De hauts immeubles aux façades sombres à peine percées de fenêtres les bordaient, espacés à intervalles réguliers par des jardins privés à l’ordonnancement strict ou par des places publiques. Sur celles-ci, peu fréquentées à cause du froid, se dressaient des statues hiératiques aux membres épais et au front buté. Elles en imposaient à Certys mais surtout l’indisposait. Les édifices officiels que Rhys lui désignait au fur et à mesure qu’ils les longeaient ajoutaient par leur architecture orgueilleuse et pesante à l’impression de froideur et d’écrasement que ressentait le Lusitanien. A Nestoria, on privilégiait les constructions à dimensions humaines où le confort se conjuguait à l’élégance pour offrir un cadre de vie des plus plaisants. Dans les parcs et les jardins souvent ouverts à tous, les arbres et les buissons fleuris s’épanouissaient dans un désordre savant, les bassins et les fontaines offraient leurs jeux d’eau et de lumière. Son propre hôtel particulier moins ostentatoire que ceux de la noblesse ancienne y gagnait en sûreté de goût. Une fine colonnade en marbre blond soutenait le balcon ajouré du premier étage. Peu de temps avant sa disgrâce, Certys avait fait remplacer les petits carreaux de chacune des seize fenêtres de la façade par une seule grande vitre afin d’inonder de lumière les vastes pièces aux lambris blanc et or. Il soupira en se demandant si Artémisia y vivait encore. Elle aimait ce logis. Le Suprême ne l’en avait pas privée, pas plus qu’il n’avait confisqué, malgré les pressions, les terres du favori déchu.
Ce dernier repoussa les regrets inutiles à la lisière de son esprit et s’attacha à détailler son nouveau cadre de vie. L’aspect rébarbatif de la grande cité du nord correspondait à son avis au caractère et aux ambitions de ses habitants... tout particulièrement de Hodin d’Angon, son parent, l’homme dont il devait se méfier plus que tout autre, malgré les dispositions de celui-ci à son égard.
- Le palais ! s’exclama soudain Rhys.
Le carrosse passa sous un colossal arc de triomphe et s’engagea sur une place aux proportions écrasantes. Tout au bout d’une voie pavée de larges dalles gris noir, les volumes massifs du palais firent presque grincer les dents du jeune Lusitanien. Son sang nextian ne bouillonnait pas en lui au point de lui faire admirer cette gigantesque bâtisse aux lignes abruptes.
« N’y a-t-il dans ce royaume aucune carrière de pierre blanches ?  Ni aucun architecte épris de beauté ? »
Il ne pouvait nier toutefois l’implication dans son existence de ce monument presque monstrueux. En ces lieux, son père avait rencontré Guenièvre de Québra et en était tombé éperdument amoureux. Dans ce palais démesuré où se mourait alors le grand-père de l’enfant-roi, elle avait accepté sans hésitation d’épouser cet étranger qui avait l’âge d’être son père et de le suivre loin de sa parenté. Et c’était là que leur fils, fugitif et exilé, avait été expressément invité par l’homme entre les mains duquel reposait son destin.
Le carrosse déposa les deux jeunes hommes à distance de la double volée d’escaliers qui donnait accès à l’entrée principale du palais. Ils durent remonter l’allée ponctuée de colonnes aussi hautes et larges que des chênes centenaires et qui semblaient supporter le ciel bas et sombre. Ils gravirent les marches entre deux rangs de soldats que les houppelandes rouges rayées de bleu désignaient comme appartenant à la garde personnelle du régent. Sur le palier ou plutôt la terrasse précédant la porte close à deux battants de bois mat, ils marquèrent un temps d’arrêt, saisis sans doute par une appréhension jumelle. Certys Cyril jouait son avenir sinon sa vie. Quant à Rhys de Sassy, il allait pénétrer dans l’antre de son adversaire politique. Un officier surgit et leur demanda de décliner leurs identités sur un ton à peine respectueux. Il avait assurément ordre de leur accorder l’entrée car il inclina sèchement la tête, ouvrit l’un des battants et s’effaça pour les laisser passer.
- Son Excellence reçoit dans son cabinet de travail, se contenta-t-il de préciser.

Certys n’apprécia pas plus l’intérieur du palais nextian que son extérieur. Les deux jeunes hommes arpentèrent des corridors sonores et aux plafonds si haut que s’y perdait la lumière des torches. Sur les murs humides, des portraits officiels alternaient avec des trophées de chasse et des armes remontant parfois à plusieurs siècles. Des boucliers peints d’emblèmes menaçants étaient accrochés au-dessus des portes. Aux stigmates qu’ils arboraient, on voyait bien qu’ils n’étaient pas de simples objets de décoration. Un relent de violence sourdait des lieux et remuait quelque chose aux tréfonds du jeune Lusitanien.
Rhys le conduisit sans dire un mot au bout d’un couloir du premier étage et s’arrêta devant une porte fermée mais non gardée. Une conversation animée se tenait à l’intérieur et s’interrompit lorsque le Compagnon de Sassy toqua trois coups secs. Peu après, la porte s’ouvrit. Un homme de taille moyenne mais aux épaules impressionnantes moulées dans une cotte aux raies jaunes, rouges et vertes, s’apprêtait à leur demander ce qu’ils pouvaient bien vouloir lorsqu’une voix fort reconnaissable s’exclama :
- Mon cousin ! Vous me semblez en excellente forme. Entrez donc... avec votre ami. Je suis fort aise de constater que vous n’avez pas tardé à accepter mon invitation.
Le seigneur nextian recula pour les laisser passer, d’assez mauvaise grâce, sembla-t-il à Certys. Il ne doutait pas d’avoir alimenté au cours des derniers jours les conversations à la cour comme à la ville. Le jeune Lusitanien s’avança d’un pas assuré et s’inclina devant le régent installé dans un siège aux allures de trône. Il ne laisserait rien paraître de son anxiété.
- Excellence, comment aurais-je pu ne pas répondre à cette faveur ? Une telle invitation a force de convocation.
Rhys de Sassy salua comme il se devait l’oncle du jeune roi absent de la pièce où se pressaient plusieurs courtisans. Mais il demeura près de la porte qu’avait refermée le seigneur haut en couleur qui tenait office d’huissier. Angon lui rendit la politesse d’un bref signe de tête et s’en plus se préoccuper de lui, s’adressa à Certys avec alacrité. Le jeune homme trouva la jovialité de son parent assez inquiétante.
- Venez donc plus près de moi, Certys, que je vous présente vos nouveaux compatriotes. Le contraire est certes superflu car vous défrayez les chroniques de la cour comme bien vous vous en doutez !
Tout en obéissant à l’injonction du Duc, Certys Cyril se confronta sans incertitude aux regards de tous ceux qui étaient présents autour du régent et lui rendaient son examen avec usure. Il y lut sans surprise la méfiance et plus encore, le déplaisir : l’intérêt que lui manifestait Hodin d’Angon lui aliénait dès le premier abord les Grands Vassaux nextians tout comme la faveur d’Amintas lui avait valu l’inimitié des nobles lusitaniens.
Issu de deux peuples souvent ennemis, son destin était de n’être accepté réellement ni par l’un ni par l’autre. L’imminence d’un conflit aggravait cet état de fait... sans parler de la propension du jeune sang-mêlé à vouloir voler au plus près du pouvoir.
Certys se força à sourire tandis que son parent passait rapidement en revue les seigneurs qui gratifiaient l’intrus d’un signe de tête aussi bref que leur considération à son égard. Le jeune homme ne se départit à aucun moment d’une élégante courtoisie qui, sans tomber dans la parodie, faisait ressortir l’aspect fruste des Nextians réunis autour du régent. Les vêtements amples typiques de ce pays nordique ne flattaient pas leurs silhouettes volontiers trapues. La barbe fournie que les plus âgés arboraient fièrement ajoutait à leur rusticité. Seules les couleurs tapageuses de leurs habits devaient les distinguer de leurs paysans. Certys se dit qu’il n’aurait pas de mal à jouer son jeu et à avancer son pion.


Certys Cyril leva son verre en cristal taillé en hommage à son hôte. Le geste courtois de l’invité d’honneur d’Hodin d’Angon se teintait d’une ironie légère sans doute imperceptible aux autres participant du banquet improvisé dans la plus petite des salles de réception du palais. La coupe contenait un vin du Siérain mais elle avait été soufflée et ouvragée dans les verreries réputées de Sigmal-Variamne, en Lusitan. La lumière des bougies disposées dans les lustres accrocha le rubis sombre du vin et exalta le bleu rare des yeux du celui qui s’apprêtait à porter un toast. L’attention se concentra aussitôt sur l’ancien favori du Suprême Amintas. De fait, les seigneurs présents ainsi que leurs épouses l’avaient rarement quitté des yeux au cours du repas. Les hommes osaient des regards directs, suspicieux ou franchement hostiles. Les femmes lui jetaient des coups d’œil sournois, souvent en cachette de leurs époux. A Kurvval et plus encore dans les provinces, les épouses et les filles des nobles jouissaient de peu de liberté comparées à leurs consœurs lusitaniennes. Il n’était pas étonnant que les prostituées tiennent ici le haut du pavé. Pour autant, aucune de ces femmes aux cheveux rouges n’avait été conviée au festin que le régent avait décidé, de manière impromptue, pour recevoir dignement son petit cousin.
Certys n’avait pas cherché à accrocher le regard d’une seule d’entre les dames silencieuses qui se contentaient de manger du bout des lèvres tandis que leurs maris dévoraient comme s’ils devaient jeûner le lendemain. Elles lui étaient apparues fades et froides et il avait eu un soupir de regret en pensant à Artémisia. De toutes façons, il n’était pas parvenu jusqu’au sein du palais royal nextian pour faire le joli cœur.
- Très puissant et très bienveillant seigneur régent, je bois en votre honneur ce vin qui égale presque les crus des vignobles lusitaniens. Et vous ne vous offusquerez certainement pas que je me recommande à votre bienveillance par la grâce du lien de parenté qui nous unit. Puisque celui-ci ne m’a valu que des déboires sur Lusitan, j’espère qu’à Kurvval, il ne m’apportera que des avantages.
La pointe de dérision dont il orna son sourire tempérait l’impudence de ses propos et d’Angon l’entendit bien ainsi. Mais les autres convives, sans doute peu rompus aux jeux courtisans de l’esprit, affichèrent leur réprobation. L’un d’eux redressa la tête comme un jeune coq prêt au combat mais la réponse du régent à l’impertinent Lusitanien l’empêcha provisoirement de relever le défi.
- Dois-je comprendre, mon petit cousin, que vous sollicitez des privilèges ?
Certys vida son verre avant de répliquer, un rire dans la voix :
- Excellence, le seul engagement que je réclame de votre part, c’est de ne pas m’enfermer dans une forteresse. Je garde un assez mauvais souvenir de mon évasion.
- Si une telle chose devait arriver, soyez assuré que vous ne pourriez même pas tenter de vous évader, commenta le Duc avec un sourire sinueux.
- Et si, par extraordinaire, vous parveniez à franchir murs et remparts, nos archers vous transformeraient en hérisson. Ils ne ratent jamais leur cible, mon cousin !
Le jeune coq avait sauté sur l’occasion pour braver l’hôte de son père. Si Ganrael d’Angon avait peu parlé au cours du repas, il n’avait pratiquement pas cessé de fixer Certys d’un regard bleu parfois traversé d’éclairs inquiétants. Sa vêture noire détonait au milieu des habits colorés tout comme ses cheveux châtain clair coupés courts parmi les tignasses épaisses. Certys Cyril avait feint de ne pas remarquer l’hostilité à peine voilée du jeune Nextian mais il n’ignorait pas la réputation de ce dernier. A Nestoria, on disait volontiers que le fils unique du régent était un garçon étrange, gouverné par ses passions, intelligent mais profondément instable. Hodin les avait présentés l’un à l’autre en insistant sur leur lien de parenté. Il avait été vite évident que Ganrael ne partageait pas l’estime de son père envers l’intrus.
- Je n’en doute point, mon cousin, rétorqua ce dernier avec un grand sourire. Vous-même êtes habile en cet art, me suis-je laissé dire. Quant à moi, je préfère m’adonner au tire-feu de poing.
Ganrael tiqua. Certys soulignait, mine de rien, l’avance technologique dont bénéficiaient les Lusitaniens. C’était à Nestoria qu’un artisan industrieux venait de concevoir des armes de petite taille bien plus maniables que les longs tire-feu.
- Des armes nouvelles ne transforment pas les pleutres en guerriers, persifla le Nextian.
- Je vous le concède, admit Certys avec désinvolture. Les Lusitaniens que vous décriez se sont endormis dans la sécurité. Pour garantir la paix, ne doit-on pas se préparer à la guerre comme si elle devait éclater le lendemain ?
Ganrael se pencha en avant et posa son menton carré sur ses mains croisées. Certys réprima un frisson. Sous le regard scrutateur, il se sentait mis à nu. Une sourde colère commençait à échauffer ses reins.
- On dit pourtant que vous êtes un bon Avian, tout Lusitanien que vous soyez.
Le fiel dans sa voix soulignait le fallacieux compliment. Certys secoua la tête en feignant l’étonnement.
- Bon ? Ceux qui affirment que je suis seulement bon ne sont que des envieux. Sans contredit, je suis l’un des meilleurs.
Son regard assuré fiché dans le regard antagoniste proclamait sa certitude d’être plus encore : tout simplement le meilleur.
- Le meilleur parmi les Lusitaniens. Je n’en doute pas. Vous ne deviez pas avoir beaucoup de compétiteurs. Mais je crains que vous ne déchantiez si vous devez vous mesurer à nos pilotes... Nous ne dorlotons pas nos Avians. Et votre réputation n’est pas pour...
Ganrael laissa volontairement son insinuation en suspens, non formulée mais pourtant pleine de venin.
Certys ne cessait de regarder le provocateur dans les yeux mais il était conscient que le père de ce dernier guettait l’issue de la joute pour l’instant seulement verbale. Déplorait-il l’animosité qui croissait entre les deux jeunes hommes ? Ou bien plutôt en jouissait-il ? Autour des deux garçons affrontés, les convives murmuraient avec plus ou moins de discrétion. Le Lusitanien enregistrait ces réactions à la frange de ses perceptions mais restait concentré sur son vis-à-vis et sur le fourmillement dans ses mains. Il fronça les sourcils et questionna, doucereux :
- Ma... réputation ?
Le ton de sa voix recelait sous un calme apparent les prémices d’une exaspération qui pouvait éclater à tout moment. Mais n’était-ce pas ce que cherchait le Nextian afin de déconsidérer l’intrus aux yeux de son père ? Puisque Certys Cyril tenait à engager le fer, Ganrael d’Angon attaqua par une botte vicieuse :
- Mais oui... n’étiez-vous pas le favori d’Amintas ? Il suffit de vous regarder pour comprendre la raison de la prédilection du Suprême de Lusitan. Votre remarquable beauté, n’est-ce pas ?
Transparente, l’allusion valait une insulte. Le silence s’appesantit autour d’eux. Les rudes seigneurs nordiques réprouvaient les relations amoureuses entre hommes et s’ils ne brûlaient plus les coupables comme dans le passé, ils les livraient à l’opprobre public. Rhys, assis à la droite du Lusitanien blêmit dangereusement. Certys le retint d’une main ferme avant qu’il ne commette l’irréparable. Le Compagnon de Sassy n’avait été convié à la table du régent que parce qu’il était l’hôte du petit cousin de celui-ci. Il demeurait avant tout l’adversaire politique d’Hodin d’Angon.
- Laissez, chuchota Certys, cela m’amuse.
Il fixait l’insulteur sans ciller. Une ombre de sourire jouait sur ses lèvres. L’excitation oblitérait le courroux. L’autre continua sans se démonter :
- Quels combats avez-vous menés pour justifier vos prétentions sinon contre la reine Liessandra qui vous disputait le cœur de votre royal... ami ?
Le sourire du Lusitanien tout comme son calme apparent commençaient toutefois à irriter Ganrael d’Angon. Il développa avec une hargne grandissante :
- On raconte que vous lui avez fait une scène parce qu’il ne voulait pas céder à vos caprices... comme un enfant gâté ou une...
- Détrompez-vous, le coupa Certys qui ne désirait quand même pas être qualifié de « maîtresse jalouse » devant son parent Hodin d’Angon et les notables qu’il allait être désormais amené à côtoyer. Amintas m’a exaspéré en insistant sur mon ascendance et en traitant les Nextians de rustres mal embouchés. A mon grand dam, je m’aperçois qu’il n’avait pas tort, du moins en ce qui vous concerne, mon cousin.
Ganrael pâlit brusquement et se redressa comme s’il allait se lever. La réplique dont il voulait cingler l’intrus lui resta dans la gorge quand son père tapa du poing sur le lourd plateau de chêne de la table. Son regard de glace allant de l’un à l’autre des deux protagonistes, Hodin intima :
- Ganrael, cesse d’importuner mon invité qui se trouve être à la fois notre parent et quelqu’un en tous points remarquable. Certys, veuillez excuser mon fils. Son sang est vif, ce n’est pas un Nextian pour rien.
Certys Cyril inclina la tête avec un sourire retenu. Certes, son hôte lui exprimait ses regrets pour l’attitude de son fils mais il lui faisait sentir par des paroles insinuantes qu’il n’était à Kurvval pas plus que ce qu’il avait été à Nestoria : un demi-sang.
Ganrael hésita brièvement entre quitter les lieux et se taire. Il choisit la seconde alternative avec une évidente mauvaise grâce et se laissa retomber sur sa chaise. Renfrogné, il se mit à dépecer du bout de son couteau les restes de nourriture dans son assiette. Le repas ne se prolongea guère après cette altercation.


- Vais-je rencontrer bientôt le jeune roi Cosme, excellence ? Ne suis-je pas aussi un peu son cousin ?
Certys masquait son impatience sous un sourire las qui n’était pas tout à fait feint. Sa blessure se rappelait à son souvenir et il aurait préféré s’étendre un instant plutôt que de visiter ce grand palais rébarbatif. Mais Hodin d’Angon tenait à lui en faire découvrir les corridors interminables et les vastes salles sombres et glacées. Pour un méridional comme lui, cet édifice, tout royal qu’il soit, s’apparentait à une prison. Il y régnait comme un souffle menaçant, un rappel pénible des mois passés à Comarck. Le jeune homme frissonna et reporta son regard sur le portrait qui l’avait amené à poser sa question. L’homme du cadre dardait sur lui ses yeux clairs comme s’il avait cherché des raisons cachées à la présence de l’exilé lusitanien entre les murs de son palais. Ses cheveux d’un blond pâle se dégarnissaient au dessus d’un front étroit. Sa bouche arborait un pli qui proclamait tout à la fois l’assurance de sa supériorité et une secrète dérision envers lui-même. Hodin l’avait présenté à Certys en peu de mots : « Mon frère aîné Luthien. Il a malheureusement péri dans un accident voilà trois années. »
Le régent parut étonné par la demande. Il haussa les sourcils puis soupira :
- Certes, certes, votre désir est légitime. Mon neveu Cosme, vous le savez sans doute, est de santé délicate. En cette heure, il se repose. Il n’est pas dit qu’il puisse rapidement vous recevoir.
Certys haussa négligemment une épaule. Pour l’heure, ce qui lui importait c’était de consolider sa position auprès du régent nextian. Autant s’essayer au cynisme :
- Bien évidemment, ça peut attendre. Ne suis-je pas autant votre parent que le sien ?
Le régent releva l’allusion avec un sourire narquois. Mais son regard fiché droit dans celui du jeune homme lui transmettait son approbation. Durant cinq années, le favori du Suprême lusitanien avait habilement avancé ses pions. D’abord simple compagnon de chasse d’Amintas, il était parvenu à obtenir un titre de noblesse et à siéger au Conseil. Un sang trop bouillant ainsi que des circonstances défavorables l’avaient fait dégringoler de son piédestal mais il était prêt à recommencer son ascension vers les sommets. Certys se doutait bien quel tour prenaient les pensées de son vis-à-vis. Il était inutile voire nuisible pour lui de prétendre suivre une autre voie que celle de ses intérêts. Un homme tel que Hodin d’Angon ne pouvait qu’admettre cette sorte de mobiles tant qu’ils ne venaient pas en concurrence avec les siens. L’ambition déclarée de Certys Cyril lui agréait donc. Celui-ci lança à nouveau ses dés :
- Mais non un parent nécessiteux. Si je n’ai point de fortune, j’ai au moins un talent appréciable.
D’Angon ricana :
- Je ne crois pas que vous fassiez allusion à votre voix que l’on dit si mélodieuse. Nos chansons nextianes se contentent des voix rugueuses des hommes du nord.
Certys avait l’impression de livrer au régent un duel à pointes mouchetées. Son hôte restait courtois mais lui faisait comprendre qu’il ignorait peu de choses à son sujet. Il se crispa légèrement puis partit d’un rire insouciant.
- J’ai décidé de rompre avec l’art du chant pour me consacrer à un art plus martial. Mes capacités d’Avian dépassent celles des pilotes lusitaniens et j’ose l’affirmer, des Nextians.
L’arrogance du jeune homme arracha un nouveau rire à Hodin.
- Pour les Lusitaniens, je veux bien vous croire. Le sang manque d’épaisseur. Mais ici, nous disposons d’excellents Avians. Ne soyez pas présomptueux, Ganrael pourrait vous en remontrer.
- Je ne demande qu’à voir !
- Tout viendra en son temps, conclut d’Angon en jetant un regard dans la direction d’une étroite fenêtre située à deux hauteurs d’homme comme toutes celles qui étaient censées éclairer la salle des portraits.
- Le jour en est à sa fin, mon cousin. Les devoirs de ma charge m’attendent. Un serviteur va vous conduire à vos appartements. Une garde-robe adaptée à votre nouvelle vie vous y attend. Je vous retrouverai au repas du soir à moins que vous ne vouliez manger dans votre chambre. Sinon vêtez-vous simplement... pas de cérémonie.


Certys fit lentement le tour du logement que son parent avait mis si généreusement à sa disposition dans le palais. Il y voyait un honneur mais aussi une manière de le garder sous surveillance. Hodin d’Angon ne lui accordait pas pleinement confiance et il en pouvait lui en tenir rigueur. A lui de démontrer que le régent n’avait pas fait un mauvais choix en l’accueillant parmi les siens comme un parent longtemps perdu de vue.
Ses doigts frôlaient la pierre brute des murs. Les peintures à fresque étaient réservées pour les salles d’apparat comme celle où il avait mangé plus tôt en compagnie des rébarbatifs seigneurs nordiques. Les pièces de réception, peu nombreuses, s’ornaient de frises géométriques ainsi que d’animaux et d’oiseaux stylisés.
Le jeune exilé soupira. Les moellons épais arrêtaient le froid hivernal mais n’en rendaient pas pour autant la chambre chaleureuse. Le serviteur lui avait précisé que les tapissiers royaux viendraient au plus tôt lui proposer un choix de tentures pour cacher la pierre nue et museler les courants d’air. Mais plus que jamais, il éprouvait la nostalgie de son aimable Lindia natal.
Il parcourut la chambre du regard. Ses belles dimensions tout comme la vaste cheminée dont elle était dotée témoignaient de l’attention que le régent prodiguait à son jeune parent. Une antichambre et une garde-robe la précédaient. Le valet efficace mais peu disert avait ouvert l’un après l’autre les coffres qui encombraient la plus petite des trois pièces. Des vêtements neufs et de bonne coupe y étaient soigneusement rangés. A part lui, Certys en avait apprécié les couleurs relativement discrètes. Il lui parut soudain que Hodin d’Angon avait pris en main les rênes de sa vie et il ne put s’empêcher de frissonner. Il se rapprocha de l’âtre. Un bon feu y brûlait. Le serviteur l’avait ranimé avant de sortir discrètement. Certys étendit ses mains au-dessus des flammes et laissa son regard se perdre dans leur danse hypnotique. Il aurait aimé que Rhys soit là afin de se sentir moins seul. Le jeune Compagnon nextian lui offrait une amitié sans calcul, d’autant plus sincère qu’il n’espérait rien du régent, son adversaire politique. C’était pour cette raison d’ailleurs qu’il ne s’était pas attardé après le banquet. Mais tous deux s’étaient donné rendez-vous pour le lendemain. Rhys avait proposé à Cerys de lui faire découvrir Kurvval et ses plaisirs.
Un nouveau soupir s’exhala de ses lèvres entrouvertes. La fatigue s’appesantissait sur ses épaules. Il s’allongea sur le lit après avoir retiré ses bottes. Peu après, il tira sur lui la courtepointe en laine colorée et ferma les yeux. Mais le sommeil resta à la lisière, proche et pourtant insaisissable. Et les souvenirs affluèrent. Il ne fit rien pour les chasser.

Guenièvre était morte. Sa mère si tendre et si lucide avait fermé pour toujours ses beaux yeux clairs. Elle l’avait réclamé à son chevet lorsqu’elle avait senti la vie la quitter. Il avait commis la faute de ne pas partir aussitôt et s’était attardé quelques heures auprès d’Amintas. Il savait qu’avec ses Ailes, il ne mettrait qu’un peu plus d’une journée pour parcourir une distance qu’un cavalier couvrait en trois jours. Et surtout, il s’était persuadé que sa mère n’était pas aussi malade qu’elle-même le pensait. Lorsqu’il arriva enfin à Causse-Domergue, Guenièvre Cyril vivait encore mais plus pour longtemps. En proie au désespoir et au remord, Certys la veilla durant ses dernières heures. Mais la paralysie avait fait son œuvre terrible.
- Elle voulait te parler. J’ignore de quoi mais ça avait l’air très important, lui chuchota Lavinia en lui jetant un regard courroucé. Les larmes qui noyaient les yeux sombres de sa sœur ne lavaient pas sa colère. Pourquoi son frère n’avait-il pas été là pour recueillir les dernières volontés de la mourante ? Il ne chercha pas à se justifier. L’aurait-il fait qu’il se serait senti encore plus pitoyable. Il n’avait pas quitté Amintas aussitôt le message reçu parce que le Suprême venait de lui apprendre une autre nouvelle qui, sur l’instant, lui avait paru primer sur tout : la reine était enceinte. Liessandra était grosse des œuvres de son époux. Elle allait bientôt donner un enfant, peut-être un fils, à un Amintas ravi à l’idée d’être père. Certys avait souri et prononcé sans forcer sur l’enthousiasme les félicitations d’usage. « Je voulais que tu sois le premier au courant », lui avait dit son royal ami. Puis il avait ajouté, l’air faraud : « Liessandra commençait à se désespérer de ne pas concevoir. Ce n’était pas faute pourtant de nous y activer ! Enfin, voilà un héritier en route. N’est-ce pas pour cela que tu m’as poussé à me marier ? »
Il était vrai. Mais Certys avait eu le temps de regretter cette décision et surtout le choix de l’épousée. Le favori avait grappillé quelques heures pour convaincre le Suprême qu’il partageait son bonheur et s’assurer qu’il régnait toujours sur son cœur. Quelques heures qui l’avaient privé des ultimes paroles de sa mère...

Certys rouvrit les yeux. La nuit était tombée tandis qu’il se laissait aller aux souffrances douces amères de la mémoire. Le feu seul éclairait la chambre. Les ombres mouvantes que les flammes créaient sur les murs encore nus se peuplaient de fantômes issus d’une vie qu’il avait choisi de renier. Il tira la couverture sur son visage et se replongea dans ses souvenirs avec une délectation morbide. Cherchait-il la souffrance ou la punition ? Il l’ignorait et ne voulait pas le savoir. Il n’aimait pas trop ce qu’il découvrait lorsqu’il plongeait trop profondément en lui-même.

Les Grands Vassaux avaient été convoqués pour un Conseil extraordinaire. Les seigneurs qui s’étaient présentés à l’heure dite dans la Chambre Rouge durent attendre le Suprême durant près d’un tour de cadran. Enfin Amintas arriva et présenta avec naturel et courtoisie des excuses pour son retard. Certys Cyril l’accompagnait. Il était pâle et décoiffé. Il gagna sa place sans un mot, sans un regard pour quiconque. Il se mit à mordiller nerveusement l’ongle de son pouce droit.
Amintas ne s’installa pas sur son siège à haut dossier. Il demeura debout et déclara :
- Mes amis, je suis au regret de vous apprendre que la menace que représente la Nextia se précise. Mon émissaire de retour à Nestoria m’a confirmé ce que nous appréhendions depuis quelque temps, précisément depuis la fin brutale du roi Luthien et l’accession au pouvoir de son frère Hodin. Le véritable souverain est Cosme mais ce n’est qu’un enfant, malade de surcroît. Hodin d’Angon, proclamé régent, n’a de cesse d’enflammer la noblesse nordique par de tortueux discours dans lequel il proclame sa supériorité et sa suprématie sur nous, mes vassaux ! La situation de Nextia est différente de la nôtre. C’était encore, il y a peu de siècles, une mosaïque de cités états guerrières et antagonistes. L’actuelle dynastie s’est imposée par la force et a établi un gouvernement centralisé. Celui-ci maintient l’unité entre les provinces mais la violence native des indigènes reste un ferment qui menace cet équilibre. L’archipel des Mau leur a échappé mais demeure une épine dans leur pied. D’Angon semble avoir trouvé un exutoire à la brutalité de ses nobles en leur faisant miroiter la vengeance et la conquête.
Le Suprême se tut un instant, laissant les Vassaux digérer son introduction. Ils n’ignoraient pas la tension qui régnait entre les deux royaumes mais, à l’évidence, n’imaginaient pas qu’elle puisse être si près du point de rupture. Pour eux, la guerre était une abstraction en vue de laquelle on entretenait une armée, sait-on jamais ? Ils allaient devoir se confronter à sa terrible réalité. Des siècles d’une politique plus volontiers diplomate qu’agressive avaient étouffé en eux le fond de sauvagerie primitive qui faisait bouillir le sang de leurs voisins nordiques. Le dernier conflit en date, celui qui avait eu pour prétexte les poissonneuses îles Mau, les avait confortés dans leur désir de paix. Il n’en allait malheureusement pas ainsi pour les Nextians.
Certys se sentit observé dans le silence qui commençait à devenir pesant. Il leva les yeux qu’il avait tenu baissés durant le préambule d’Amintas. Le Duc du Sang Sydartas d’Errist reçut le choc de son regard brûlé par une colère bridée à grand peine. Le cousin d’Amintas détourna les yeux et le favori haussa les épaules avant de fixer son attention sur le Suprême qui reprenait enfin la parole.
- Mon émissaire, le Feudataire Conteran, m’a dit s’être senti comme sur le bord d’un volcan au sein duquel gronde une agitation souterraine qui va en s’amplifiant. Il était surveillé, ses faits et gestes étaient épiés au point qu’il a craint de ne pouvoir revenir en vie parmi les siens. Il n’a pu rencontrer le jeune roi, un adolescent de chétive apparence. A peine l’a-t-il aperçu de loin. Ce dernier est totalement sous la coupe de son oncle. Sans doute est-il faible d’esprit comme le laisse supposer une attitude bien puérile pour un garçon de quatorze ans. Si Cosme meurt, Hodin d’Angon deviendra roi. Une échéance qui ne saurait guère tarder, nous devons voir la réalité en face. Il encourage l’hostilité des Nextians à notre encontre. Leur froide contrée est loin de valoir notre riche Lusitan. De nombreux cadets rêvent de conquêtes qui leur permettraient de se tailler un alleu dans nos dépouilles. Le régent chante à leurs oreilles une bien plaisante chanson ! Il me paraît évident que nos voisins ne se contentent pas de songes creux. Il est fort probable qu’ils sont en train de s’armer et de s’entraîner. Ils préparent l’invasion en construisant des vaisseaux de guerre et des Ailes de combat. Mes seigneurs, nous ne devons pas rester inactifs face à cette menace.
Amintas se tut à nouveau. Cette fois, il attendait les réactions des Grands Vassaux de son Conseil. Le Duc de Clergire prit le premier la parole comme l’y autorisait sa délégation aux armées. Il consulta brièvement ses pairs du regard avant d’assurer :
- Sire, nous sommes loin d’être démunis, fort heureusement. Nos armements sont conséquents et si nos soldats ne se sont jamais battus que contre quelques bandes armées, des barbares styriens ou des pirates, ils sont eux aussi bien formés. Les officiers sont compétents. Et nos Avians ne sont-ils pas parmi les meilleurs ?
Un bref ricanement lui fit tourner vivement la tête pour dévisager celui qui venait de l’interrompre. Certys Cyril lui rendit son regard en l’agrémentant avec un demi sourire moqueur.
- Certys ! le réprimanda à mi-voix Amintas. Le jeune homme écarta les mains en un geste d’apaisement à peine moins moqueur. Le Suprême esquissa un grimace qui trahissait son inquiétude puis répondit à Clergire, pâle encore de l’affront subi :
- Certes. Mais nous manquons d’hommes d’expérience. Il nous faut enrôler.
- Et mobiliser nos ressources tant humaines que matérielles, compléta le Compagnon De Resuicce à qui incombaient d’ordinaire les questions d’intendance.
Il régissait plutôt bien l’approvisionnement du palais et de la cour. Mais saurait-il faire face à la gestion des efforts de guerre ? Le Suprême lui accordait sa confiance. Certys en était moins sûr.
- Nous devons nous y appliquer mais dans la plus grande discrétion, intervint Gast de Padvail. Les Nextians doivent ignorer nos dispositions. Ils pourraient les prendre comme une déclaration de guerre.
Certys se permit un autre rire railleur. Cette fois, Amintas n’eut pas le temps de le faire taire.
- Compagnon de Padvail, ignorez-vous qu’Angon a ses espions sur notre territoire tout comme nous en avons chez lui ? Nous connaissons ses projets, pourquoi lui masquer les nôtres.
Sydartas d’Errist abonda dans le sens du favori :
- Nous ne pourrions cacher longtemps des préparatifs de guerre. Il me paraît sensé de décréter dès à présent un état d’urgence pour donner les pleins pouvoirs au Conseil restreint. L’Assemblée réunie au plus tôt devra aller dans ce sens.
Amintas acquiesça à la remarque de son cousin.
- L’Assemblée devra être convoquée pour le début de la semaine prochaine.
Le vieux Duc de Noyon tenta alors d’une voix chevrotante une suggestion qui lui attira un nouveau ricanement du jeune Certys :
- Pourquoi devons-nous envisager la guerre ? Ne pouvons-nous envoyer une ambassade auprès des Nextians ? L’archipel des Mau pourrait être un excellent gage de paix.
Amintas pinça brièvement les lèvres. Il ne voulait pas polémiquer avec son beau-père qu’il jugeait dépourvu d’intelligence et de cœur. Il savait que le vieux gâteux irait pleurer auprès de sa fille s’il le malmenait au cours du Conseil et il n’était pas prêt à supporter les récriminations de la reine enceinte. Certys lui adressa un sourire compréhensif saupoudré d’ironie. Liessandra supportait déjà mal une grossesse qui allait déformer sa silhouette et la tiendrait éloignée des festivités. Son humeur s’en ressentait.
- Nous y réfléchirons le moment venu, se contenta de répondre le Suprême. Puis il demanda à Desdamon de Troëlle qu’il avait chargé quelques mois auparavant de recenser la population du Lusitan :
- A combien estimez-vous les possibilités de recrutement ?
- Sire, il me semble raisonnable de compter avec cinq milliers de jeunes hommes bons pour la conscription et de tabler sur autant d’ici une à deux années.
- Parmi les marins-marchands et les gardes-forestiers, nous pourrons trouver des hommes aptes à assumer la fonction d’officiers. Il faudra aguerrir rapidement les recrues, ajouta le Compagnon d’Iscertine qui assumait la supervision royale du commerce. Quant aux Avians...
- Vous pourrez recruter des fantassins et des marins en nombre. Mais ne rêvez pas trop, Balihan d’Iscertine, des Avians, vous n’en trouverez pas beaucoup et encore moins de vraiment valables. Même ceux qui composent les escouades...
Certys Cyril ne termina pas sa phrase mais à son ton blasé, les autres conseillers entendirent en quel mépris il tenait ses pairs. Iscertine crispait les lèvres, furieux d’avoir été interrompu. Mais il n’osait manifester plus ouvertement sa colère tant il craignait de s’aliéner le souverain en sermonnant le favori. Le Duc Abdias de Clergire qui n’avait pas pardonné l’écart précédent du jeune homme ne se gêna pas pour le reprendre vertement :
- Vos talents certes indéniables ne vous autorisent pas à insulter vos égaux. Les Avians lusitaniens sont d’excellents pilotes et beaucoup vous en remontreraient ne serait-ce qu’en courage et discipline !
Le plus jeune fils du Duc venait de sortir de l’Académie avec des notes qui étaient loin d’égaler celles du Commandeur Cyril. Ce dernier ne répliqua pas mais son sourire sarcastique laissait entendre qu’il ne l’ignorait pas. Amintas annonça alors sa décision sur un ton qui n’admettait pas de contradiction :
- Nous devons détecter parmi la population, quelle que soit leur naissance, tous ceux qui développent l’Anima. Nous ne pouvons nous permettre de faire la fine bouche dans la conjoncture actuelle.
Puis il passa au point suivant. Non sans impatience, Certys attendait que celui-ci soit abordé. Mais il ne pouvait empêcher l’anxiété de raidir son dos. Amintas allait distribuer les rôles à tenir dans la guerre proche. Le jeune Commandeur s’y était préparé. Pourtant il se sentait oppressé. Ce moment crucial allait-il se dérouler comme il l’avait prévu ?
- Duc de Clergire, je vous confirme dans le gouvernement de nos armées. Vous avez toute ma fiance. Mon cher cousin Sydartas vous secondera avec efficacité pour ce qui s’agit de notre marine. Quant aux Avians, Compagnon de Fingval, vous me semblez tout indiqué pour en prendre le commandement. L’actuel Grand Commandeur, ce brave Fantz-Gorgel, a depuis longtemps atteint l’âge d’un repos bien mérité et...
- Vous me l’aviez promis !
Certys Cyril avait presque crié. Debout, ses poings aux jointures blanchies appuyés devant lui sur la table, le favori dardait sur le souverain un regard furieux. Amintas secoua la tête d’un air chagriné puis, comme on gronde un enfant capricieux, le morigéna :
- Je ne t’ai rien promis. Nous en avons déjà discuté. Tu es trop jeune, trop impulsif, pour que je te confie une charge aussi lourde.
Humilié par la remontrance royale, hérissé par les regards hostiles de ses pairs, le Compagnon Cyril s’enlisa :
- Dans mon cas, la jeunesse n’entre pas en ligne de compte : je suis le meilleur Avian de Lusitan !
- C’est vrai mais...
- Et le seul vrai guerrier de ce royaume où tout le monde se fait dessus à l’idée de voir débarquer les Nordiques ! cracha le favori avec une arrogance qui déclencha des exclamations de colère.
- Tu dépasses la mesure, Certys, le prévint calmement Amintas. Tu n’as pas la maturité nécessaire pour assumer un commandement. Nous n’allons pas revenir là-dessus.
Sous les yeux des Grands Vassaux médusés par son audace et sa véhémence mais secrètement ravis par ses errements, le favori s’enferra plus encore. Durcissant le ton, il accusa :
- Oh si ! Parlons-en au contraire. Vous m’écartez parce que des mauvaises langues vous ont empoisonné l’esprit. Vous n’avez plus confiance en moi, vous me reprochez à votre tour le sang qui coule dans mes veines, ce sang qui fait de moi un demi-Nextian et qui plus est un parent de Hodin d’Angon. Cela me rend suspect à vos yeux ! Vous entre tous, Amintas, vous ! Reconnaissez-le au lieu de me traiter comme un gamin !
Excédé par la mise en demeure, le Suprême frappa de la paume de sa main droite le bois sonore de la table.
- Taisez-vous, Compagnon Cyril ! Vous venez de nous administrer la preuve de votre immaturité. Maintenant asseyez-vous.
Dominé, meurtri par le soudain vouvoiement, Certys ne put que se soumettre. Il se rassit, le front buté, la bouche durcie sur son amertume. Il s’enferma dans un silence maussade durant la suite du conseil, regardant ostensiblement ailleurs. Heureusement, la séance fut rapidement levée, l’essentiel ayant déjà été dit. Le favori requit du bout des lèvres son congé auprès d’Amintas et, l’ayant obtenu, quitta aussitôt les lieux.
- Bouderie d’enfant gâté. Ca lui passera vite ! entendit-il le Suprême confier à son cousin Sydartas.

Certys Cyril grogna sous le plaid qui lui grattait la joue. La laine en était chaude mais rustique, manquant du lustrage qui adoucissait les lainages lusitaniens. Il émit un petit bruit de gorge qui exprima son irritation, à quelques mois de distance. Amintas n’avait pas tort. Il n’aurait jamais pu le nommer Grand Commandeur. Non parce qu’il n’avait pas les qualités requises... tout simplement parce que les Avians lusitaniens n’auraient pas voulu pour chef d’un demi-sang nextian.

Malgré les mauvaises nouvelles et aussi peut-être à cause d’elles, Amintas avait maintenu les festivités qui, chaque année, célébraient le début des moissons et des vendanges. Les gens du peuple avaient besoin d’être confortés dans la pérennité de leur manière de vivre et dans celle du royaume qui la leur garantissait. Aussi, sur les places pavoisées comme dans les salles de réception du palais, le vin coulait généreusement. Les Nestoriens mangeaient les traditionnels gâteaux au miel et dansaient gaillardies et caroles jusqu’à épuisement. Dans chaque cité et village du Lusitan, les hommes et les femmes se livraient à une joie qu’ils supposaient éternelle. Bien peu voyaient se profiler les nuages noirs qui la menaçaient. Le Nextian était l’ennemi héréditaire mais après tant d’années de tranquillité il avait fini par devenir pas plus que le Loup-Croquant dont on menaçait les enfants désobéissants.
Dans l’immense salle de bal, tendue de soieries parsemées de roses, les seigneurs mettaient provisoirement de côté leurs préoccupations et profitaient du moment présent. Leurs épouses et leurs filles rivalisaient d’élégance et d’insouciance. Une pavane lente jouée par l’orchestre dissimulé derrière une draperie cramoisie guidait les couples de danseurs sur le parquet de chêne blond. Amintas avait ouvert le bal avec la reine sous la clarté que dispensaient dix lustres dont les pendeloques de cristal difractaient les flammes des chandelles. Liessandra éclipsait les autres femmes dans sa somptueuse robe aux reflets changeant de l’émeraude à l’or. Ses cheveux relevés en une coiffure compliquée semblaient attirer la lumière. La poudre d’or habilement dispersée dans ses boucles y contribuait sans doute largement.
Certys Cyril ne quittait pas des yeux le couple royal. Liessandra avait choisi un vêtement qui proclamait sa grossesse tout en respectant sa silhouette. Le favori eut un sourire mauvais. Elle ne tarderait pas à ressembler à une truie pleine et ne sortirait pas de ses appartements tant qu’elle n’aurait pas mis bas. Certys se retourna à peine pour faire signe à un serviteur de remplir à nouveau son verre. Il le vida d’un trait. Ce devait être le quatrième depuis le début de la soirée. Ou le cinquième... Il était arrivé bien après qu’elle ait commencée et depuis, n’avait pas bougé d’auprès de la longue table surchargée de mets et de boissons. Il n’avait vraiment pas envie de danser. Il évitait avec maussaderie de croiser les nombreux regards féminins qui tentaient de le convaincre de se joindre aux réjouissances. Seul l’attirait pour l’heure l’alcool présent sous diverses appellations dans les carafes en verre taillé. Y cherchait-il l’anesthésie ou la détermination ? Le dernier tête à tête avec Amintas s’était révélé pénible, douloureux... il se crispa soudain. Liessandra accrochée à son bras, son ami se dirigeait vers lui. Certys la regarda, elle, la reine, son ennemie. Un sourire effleurait les lèvres trop rouges. Elle n’ignorait pas l’éclat qui avait opposé le favori à son royal époux, son vieux gâteux de père s’était sans nul doute empressé de lui relater la scène. Forte de sa grossesse, elle se réjouissait du faux pas commis par le favori. Amintas n’était plus qu’à quelques pas de Certys lorsque celui-ci tourna enfin la tête vers lui. Leurs regards se prirent comme fascinés l’un par l’autre.
- Sire, salua le jeune homme en inclinant à peine le front.
- Certys, tu devrais profiter de cette soirée ! Ta morosité fait beaucoup de malheureuses, tenta de plaisanter le Suprême, visiblement attristé par l’attitude de son ami.
Ce dernier ne répondit pas et tendit sa coupe pour qu’elle soit une fois de plus remplie. Il la porta à ses lèvres mais Amintas l’empêcha d’y boire d’une main ferme sur son bras.
- Tu as déjà trop bu.
Il parlait à mi-voix mais un cercle de silence s’était créé autour d’eux et la réponse du favori y claqua comme un défi :
- Suis-je encore un enfant pour ne pouvoir en toute chose me passer de votre permission ?
- Certys, je t’en prie, contrôle-toi, l’admonesta Amintas en jetant autour de lui des regards significatifs. Le jeune Cyril n’en tint pas compte pas plus qu’il ne se souciait des courtisans à l’affût de la faute, ces seigneurs imbus de leur sang qui ne l’avaient jamais accepté parmi eux et n’attendaient que sa chute.
- Parler franc est donc aussi marque de félonie ?
Amintas lâcha le bras de son ami et dit sèchement :
- Tu es ivre. Il vaut mieux terminer là cette discussion. Regagne tes appartements. Demain...
- Non !
Le verre vide s’était fracassé sur le parquet. Un silence annonciateur de drame succéda au cri rageur du favori. L’orchestre, avec un temps de retard oppressant, cessa de jouer.
- Non, répéta le Compagnon Cyril. Je ne suis pas ivre. Je suis seulement déçu et amer. Vous m’avez repoussé. Vous avez renié notre amitié. Vous avez écouté les calomniateurs. Ils vous ont susurré que mon sang nextian faisait de moi un traître, tout ça parce que Hodin d’Angon mûrit des projets de guerre et qu’ils se conchient à cette seule idée !
Il reprenait les reproches qu’il avait adressés à Amintas en Conseil restreint mais ceux-ci, jetés à la face du souverain devant la cour rassemblée, acquéraient désormais le statut d’insultes irréversibles.
- Tais-toi, Certys. Ne t’expose pas, murmura le Suprême comme une prière bien plus qu’un ordre.
Mais le jeune homme, livré entier à sa peine et à sa colère, était sourd à la raison. Avec arrogance, il attaqua tel un duelliste qui n’a plus rien à perdre :
- Ne suis-je qu’un bibelot précieux qu’on expose en vitrine ? Vous refusez de me laisser prouver ma valeur. J’ai les qualités requises pour commander. Et vous, vous m’ordonnez : « Chante pour moi ! ». Je suis un Avian, pas un baladin !
Il éclata soudain d’un rire féroce qui en fit sursauter plus d’un parmi l’assistance suspendue à ses lèvres.
- Je vais chanter pour vous, ce soir, ô mon souverain ! Oui, je vais chanter. Une dernière fois. Un chant venu d’un lointain passé où les Lusitans ne tremblaient pas devant les hommes du Nord !
Son regard d’une dureté de glace fiché dans celui, douloureux, de son royal ami, Certys lança d’abord une note haute, soutenue, vibrante comme une lame en action. Les paroles qui suivirent furent chantées de façon admirable mais n’en étaient pas moins une déclaration de guerre. C’était un air exalté, célébrant la fougue et la bravoure et appelant au carnage, un péan oublié depuis longtemps où la voix du jeune sang-mêlé se complaisait, ardente et sensuelle, provocatrice et cruelle. Lorsque sur un dernier accent, cette voix se brisa en un sanglot vite étouffé, les spectateurs de la folie du favori se secouèrent péniblement de l’envoûtement dans lequel elle les avait plongés.
Certys Cyril porta les mains à ses tempes et dit dans un souffle :
- Je ne chanterai plus ni pour vous ni pour personne.
Puis il acheva de se perdre :
- Qu’ai-je à faire encore ici ? Je trouverai sans nul doute un meilleur accueil auprès de celui dont vous me reprochez d’être le parent. Lui me traitera comme je le mérite !
Des murmures outragés agitèrent alors les courtisans et se muèrent rapidement en exclamations et parfois en cris courroucés. Malgré ses sentiments pour le jeune homme, Amintas ne pouvait plus le sauver.
- Malheureux ! gémit-il. Puis durcissant sa voix et son cœur, il ordonna à l’officier des Gardes qui ne se tenait jamais loin de lui lorsqu’il était en public :
- Chef Draugaert. Assurez-vous du Compagnon Cyril. Menez-le en son appartement. Qu’il y soit enfermé sous bonne garde jusqu’à ce que je décide de son sort.
- A vos ordres, sire ! répondit le soldat en saluant son maître. Puis, efficace et rapide, il désigna quatre hommes qui encadrèrent étroitement le favori déchu de façon à l’empêcher de tenter quoi que ce soit. Ce dernier, pâle, n’était soutenu que par sa fierté. Brièvement son regard croisa celui d’Amintas. Le roi sembla sur le point de parler mais il détourna la tête. La reine cachait mal le plaisir qu’elle avait pris à la scène qui venait de consommer la chute de son rival. Le regard que lui lança Certys Cyril alors qu’il passait à sa hauteur la fit pourtant frissonner.

Cette nuit-là, aussi, il s’était enfoui sous les couvertures. Ce n’était pourtant que le début de l’automne à Nestoria et par les fenêtres entrouvertes, un air tiède insinuait des parfums miellés dans la chambre silencieuse. Mais le froid de son cœur avait contaminé son corps entier. Il s’efforçait de réprimer les frissons violents qui le traversaient parce qu’il en voulait pas se donner en spectacle au soldat que le Chef Draugaert avait laissé de faction dans la chambre même.
Quelques mois après cette longue et harassante nuit, au cours de laquelle il n’avait pas fermé l’œil, il se pelotonnait sous la courtepointe dans une chambre encore étrangère à plus de cent licks de Nestoria. Et il avait froid. En fait, il n’avait pas cessé d’avoir froid depuis qu’il avait été incarcéré à Comarck. Il ignorait quelle partie de lui en souffrait le plus. Son corps ou son cœur ? Il finit pourtant par céder au sommeil.

Aelghir
25/10/2006 19:56
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

Bonne lecture et n'oubliez pas de me donner vos avis.

chapitre VI

La rue où Rhys avait conduit Certys ne se distinguait pas des autres. Etroite et tortueuse, seuls ses côtés étaient pavés et il valait mieux éviter de marcher en son milieu où peinait un ruisselet censé emporter les ordures jusqu’à la rivière. L’heure tardive ôtait le peu de lumière que les maisons devaient recevoir dans la journée. L’avancée des toits grignotait la clarté même au mitan du jour. La façade devant laquelle les deux jeunes hommes s’arrêtèrent se singularisait par son enduit d’ocre rouge. Deux torches fixées de part et d’autre de la porte en plein cintre éclairaient l’extérieur de la maison. Elles signalaient qu’il s’agissait d’un lieu de plaisir. Les demeures honnêtes s’ensevelissaient dans l’obscurité dès la nuit venue. Au contraire, les tavernes et les logis des prostituées attiraient les chalands par une illumination révélatrice. La porte peinte elle aussi en rouge était close.

En fin de journée, Certys avait retrouvé Rhys sur la place devant le palais. Le Compagnon nextian l’avait familièrement saisi par l’épaule et lui avait chuchoté à l’oreille :
- Comme promis, je t’emmène découvrir les trésors de notre capitale ! Mais apprête-toi à marcher car les Louves sont cantonnées dans les faubourgs.
- Les Louves ? s’était étonné l’exilé.
- C’est le doux nom que nous donnons aux prostituées. Comme celle qui t’a proposé ses services hier matin.
- Oh ! Oh ! Voici un nom qui me paraît inquiétant ! Sont-elles si dangereuses ?
- Pour la santé, se peut ! Pour les finances assurément. J’en connais plusieurs qui ont laissé jusqu’à leur chemise dans leur lit.
Il avait regardé Certys par en dessous, avec un sourire malicieux.
- Ne me dis pas que vous n’avez pas en Lusitan de si charmantes créatures ?
- Evidemment qu’il y en a ! Les hommes sont partout les mêmes. Mais on les appelle demoiselles d’agrément. N’est-ce pas plus poétique ?
Tous deux avaient éclaté de rire, attirant sur eux les regards réprobateurs du couple de riches citadins dont ils croisaient le chemin. Le gros homme engoncé dans une fourrure teinte et sa femme au visage aussi sec que devait l’être son caractère étaient précédés et suivis par plusieurs domestiques. Rhys les avait toisés puis salués d’une manière trop ostentatoire pour être sincère. Puis les deux jeunes hommes avaient poursuivi leur chemin et leur discussion.
- Je t’emmène chez Fallianha. Ce n’est pas n’importe qui ! Nombreux sont ceux qui voudraient accéder à sa couche mais elle peut se permettre de choisir. Elle désire te rencontrer.
- Quel honneur ! avait raillé Certys. Une prostituée aux cheveux cramoisis m’ouvre sa maison et peut-être même ses cuisses.
Rhys l’avait considéré en sourcillant.
- Je ne sais ce qu’il en est chez toi, mais à Kurvval, ces femmes, surtout celles du genre de Fallianha, ont un certain pouvoir et même un pouvoir certain. Il ne vaut mieux pas leur montrer trop de mépris.
Le Lusitanien ne s’était pas départi de son sourire moqueur mais avait accepté l’avertissement.
- Merci du conseil ! Pour faire mon chemin en Nextia, je dois donc me concilier les grâces des Louves tout autant que celles du régent. Oh bien ! Ce sera assurément plus agréable de faire la cour à ta Fallianha qu’au revêche Hodin d’Angon.
Rhys de Sassy avait secoué la tête mais un sourire espiègle démentait son apparente sévérité. Puis il avait pressé le pas car le crépuscule s’annonçait. Certys avait accepté l’invitation de son nouvel ami plus pour lui être agréable que parce que les attraits d’une prostituée le tentaient. Mais tandis qu’ils marchaient à travers Kurvval, abandonnant derrière eux la cité proprement dite pour aborder les faubourgs, son indifférence avait laissé la place à la curiosité. Le désir de côtoyer au plus près la fameuse Fallianha le titillait aussi. Cela faisait maintenant plusieurs mois qu’il n’avait pas bénéficié d’une compagnie féminine.

Rhys toqua au battant de bois vernis. C’était manifestement un signal convenu et la porte s’ouvrit presque aussitôt. Ils pénétrèrent dans un couloir latéral qui longeait la première pièce, celle qui donnait sur la rue et devait servir de logis au gardien. L’homme, un géant au crâne parfaitement chauve, hocha la tête en reconnaissant le seigneur de Sassy et se contenta de marmonner :
- Montez.
Il eut à peine un regard pour Certys et retourna dans sa tanière dès que les visiteurs eurent entamé l’ascension des marches de bois patinées par l’usage. Le Lusitanien parcourut d’un regard critique les murs chaulés que n’égayait aucune décoration. Mais un agréable effluve caressait son nez, un mélange de fleurs d’oranger et d’une senteur plus épicée qu’il ne reconnaissait pas. Une mélodie légère leur parvint tandis qu’ils montaient. Ils accédèrent à un palier désert et se trouvèrent face une porte sous laquelle passait un rai de lumière vive. A nouveau, Rhys frappa. Un rire étouffé précéda l’ouverture du battant. Une bouffée de tiédeur parfumée accueillit les deux hommes.
- Rhys adoré, tu as bien failli me faire attendre.
Une jeune femme aux cheveux frisés couleur fraise tira le Compagnon de Sassy par le bras mais ce n’était pas elle qui avait parlé. Une autre femme était assise devant une tablette surmontée d’un miroir dans lequel elle observait les arrivants. Certys croisa son regard intense cerné de fard noir. La femme posa la brosse avec laquelle elle venait de discipliner la somptueuse cascade rouge sombre de sa chevelure. Elle arrangea celle-ci sur ses épaules nues comme si elle les recouvrait d’une cape et se leva. Un frisson parcourut l’échine de Certys tandis qu’à pas lents et savamment sensuels, elle marchait jusqu’à eux. Une robe de dentelle noire épousait les courbes de son corps mais ne révélait pas plus que ce qu’il fallait pour exciter le désir. Elle saisit le menton de Rhys et l’embrassa longuement, suffisamment longtemps pour que Certys se sente gêné puis elle tourna le regard vers ce dernier en disant :
- Voici donc le fameux Lusitanien. Rhys m’a beaucoup parlé de toi.
Certys devina que son ami avait passé la nuit précédente en ces lieux plutôt qu’en sa maison de ville. Il ne l’en blâma pas. L’hôtesse était superbe. Le jeune homme ne trouva pas sur le moment un terme plus approprié pour la décrire. Il se dit que le nom de Louve lui allait à merveille. Le fin visage offert dans l’écrin de ses lourdes boucles, les yeux à la couleur étrange, plus jaunes que noisette, et les dents blanches et pointues découvertes dans un sourire gourmand suscitaient plus que son intérêt. Il rétorqua :
- Voici donc la fameuse Fallianha. Rhys m’a un peu parlé de toi
- Oh ! Rhys ! J’espérais de ta part un concert de louanges.
Elle fit mine de griffer la joue du Nextian puis se rapprocha de Certys :
- Et que t’a-t-il dit à mon sujet ?
- Que tu avais une haute idée de toi-même.
La Louve éclata de rire, surprenant Rhys qui s’attendait à une toute autre réaction de sa part. Elle tendit le bras, apposa ses doigts sur les lèvres de Certys et plongea son regard fascinant dans le sien.
- Tes yeux m’agréent. Et tu as la langue bien pendue. Je ne peux que souhaiter qu’elle soit tout aussi habile en d’autres jeux.
Le Lusitanien se contenta de sourire de peur que sa voix ne trahisse l'émoi que le contact des longs doigts avait attisé en lui.
- Rhys, tu ne m’en voudras pas, très cher, si je te cède pour une nuit à ma délicieuse Sonjia. Elle rêve de faire plus intimement ta connaissance.
Gloussante et minaudante, la fille aux cheveux couleur de fraise entoura de ses bras dénudés la taille du jeune homme et le traîna à sa suite dans une chambre attenante. Un vaste lit meublait cette pièce à l’instar de celle où Certys restait en compagnie de Fallianha. L’appartement était bien plus luxueux que ne l’avait laissé supposer l’entrée. Des fresques aux coloris un peu trop criards selon les goûts du Lusitanien couvraient les murs. Les scènes représentées faisaient écho au gagne-pain de leur hôtesse. Hommes et femmes s’y livraient à des activités dont le réalisme cru était sans doute prévu pour ranimer l’ardeur défaillante de certains clients. Quant au mobilier entassé dans les deux chambres, il témoignait de la richesse de leur propriétaire. Les Louves n’avaient pas le droit de loger ailleurs que dans les faubourgs où l’espace était restreint. Elles se payaient de cette hypocrisie officielle en ornant leurs logis de meubles et d’objets de grand prix. Les commodes marquetées, les coffres aux ferrures dorées, les guéridons surchargés de cassettes laquées et de services à liqueur laissaient peu de place pour accéder à la couche. Celle-ci occupait un bon tiers de la surface et attirait irrésistiblement l’œil avec ses coussins de soie colorée jetés sur de splendides fourrures. Fallianha y fit asseoir Certys. Elle émit un rire de gorge, presque un roucoulement. Le jeune homme y dénota une touche de mépris. Il comprit rapidement pourquoi.
- On dit que tu préfères les hommes, dit-elle sans préambule.
Elle s’installa près de lui en le regardant de biais. Son rire avait déplu à Certys mais l’avait aussi émoustillé. Il ne repoussa pas les doigts qui s’insinuaient dans le col de sa tunique, ni la main qui se posait sur son genou.
- Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? susurra à son oreille la voix sensuelle de la jeune femme. Un bel homme bien membré ou un adolescent lascif ?
Sa main gravissait lentement la cuisse de Certys qui retint un soupir où l’agacement le disputait au trouble. L’ensorceleuse et vipérine Fallianha n’allait pas tarder à s’apercevoir quelle sorte de créature suscitait l’appétit de son hôte. Celui-ci ne la détrompa pas tout de suite et demanda :
- Tu pourrais me procurer l’un ou l’autre ? Je pensais pourtant que les amours masculines étaient sévèrement réprimées en Nextia.
Elle gloussa et le souffle tiède dans son cou fit frissonner le jeune homme.
- Crois-tu que nos rudes seigneurs sont exempts de tentations illicites ? Certains aiment les beaux jeunes gens tout autant que ton Suprême. Mais ils le cachent sous des liaisons officielles avec des Louves qui, moyennant une gratification, leur fournissent la chair fraîche à laquelle ils appètent. Moi-même, j’ai un tel arrangement avec... non, pas de nom... qu’il te suffise de savoir que ce Grand Vassal rencontre en secret sous mon toit un joli garçon d’à peine seize années. Certys Cyril, nous pouvons conclure un accord qui...
L’ancien favori d’Amintas laissa échapper un petit rire tandis que la main frôleuse de la belle Louve atteignait l’objectif qu’elle s’était fixée.
- Comme tu peux t’en rendre compte, j’ai en tête un arrangement bien différent de celui de ton amateur de garçons. Je n’ai de goût que pour les mystères féminins.
- Tu m’en vois ravie, Certys Cyril. Combien cela aurait été dommage de gâcher une si belle marchandise !
Fallianha se mit à lui mordiller l’oreille et la chair tendre du cou. Il ferma les yeux et s’abandonna aux caresses expertes de la Louve. Il serait bien temps, un peu plus tard, de prendre la direction des opérations.

- Certys ?
- Mmmh ?
- Le jour se lève et ton ami t’attend. N’as-tu rien à faire au palais aujourd’hui ?
Le jeune homme dégagea son nez du coussin un peu trop moelleux où il avait enfoui sa fatigue après les ardeurs partagées avec la voluptueuse Louve. Il s’étira longuement, bâilla puis se retourna sur le dos. A genoux près de lui, Fallianha le considérait. Son visage encadré par les longues boucles rouges qu’elle venait manifestement de brosser ne reflétait aucun de ses sentiments, si tant est qu’elle en ait. Il aurait fort bien pu être un insecte dont elle aurait observé les évolutions ou la brillante carapace.
- Rien, en tous cas rien d’aussi intéressant que ce que nous avons fait cette nuit dans ton lit.
- Ne dois-tu pas aller faire ta cour à son excellence ?
- Les rumeurs vont aussi vite à Kurvval qu’à Nestoria, dirait-on ? A moins que Rhys n’ait un peu trop bavardé...
La jeune femme secoua la tête. Un petit sourire entrouvrit ses lèvres sur des dents que Certys revit en train de le mordre presque férocement au paroxysme du plaisir.
- Ne médis pas de Rhys. Tu as produit un grand effet sur lui. Pourquoi, je l’ignore. Il n’est pas du genre à donner son amitié au premier venu.
Certys émit un petit rire.
- Mais je ne suis pas le premier venu ! la contra-t-il.
- Tu as une haute idée de toi-même.
Elle lui retournait la pique qu’il lui avait lancée la veille. Il ne démentit pas.
- Je ne suis pas assez hypocrite pour feindre la modestie.
Fallianha s’assit sur les hanches de Certys et appuya ses paumes sur la poitrine nue de son amant de la nuit. Ce dernier sentit s’éveiller sa virilité mais il se contraignit à ne pas bouger. Plongeant ses yeux fauve dans les siens, la Louve le questionna en baissant la voix comme pour l’inciter à partager un secret.
- Ne l’avais-tu pas auprès de ton Suprême ce pouvoir que tu viens chercher ici ? Pourquoi l’as-tu lâché ? Pourquoi t’es-tu conduit comme un enfant gâté ?
L’exilé inspira profondément, par deux fois, pour juguler la colère que cette attaque inattendue avait provoquée. Puis il rétorqua sèchement :
- C’est ce que l’on dit de moi à Kurvval ? Qu’en savent ces Nordiques ? Amintas a préféré céder devant les pressions des Grands Vassaux et de la reine plutôt que de défendre notre amitié. La reine l’a emporté sur moi uniquement parce qu’il a enfin réussi à l’engrosser. Je ne demandais pas le pouvoir mais la loyauté. Je voulais ce commandement parce qu’il aurait montré à tous qu’Amintas n’avait pas changé à mon égard. Et que j’étais autre chose qu’un favori décoratif ! Mais il a mis mon sang nextian en avant pour me le refuser. Pour me renier.
Certys avait fermé les yeux, serrant les paupières jusqu’à voir des étincelles pourpre traverser la nuit de ses souvenirs. Il se détendit lentement sous les mains habiles de Fallianha qui, peut-être compatissante, lui malaxait doucement les épaules.
- Et Hodin d’Angon ? Tu recherches son amitié ?
- Non, grogna-t-il. Il est mon parent et par lui, j’acquerrai le pouvoir. C’est cela que je veux désormais.
- Le pouvoir de te venger ? demanda-t-elle dans un souffle.
Il ne répondit pas et repoussa doucement les mains caressantes et la tentation de coucher sous lui l’ensorceleuse Louve.
- Comme tu me l’as dit tout à l’heure, Rhys m’attend. Mais j’ose espérer que ta porte me restera ouverte.
Sans mot dire, elle sourit et se leva, vêtue seulement de sa longue chevelure flamboyante. Il se leva à son tour et l’embrassa presque chastement sur les lèvres. Elle recula prestement, rit légèrement et lui tendit ses vêtements.
- Tu le verras bien lorsque tu viendras y frapper.
Certys prit sa tunique et ses chausses froissées par le peu de cas qu’il en avait fait la veille. Les revêtir ne lui prit guère de temps. De ses doigts écartés, il disciplina ses cheveux puis enfila ses bottes après les avoir récupérées sous le lit. Sous le regard en apparence indifférent de la jeune femme, il mordit dans une brioche qui restait de la collation qu’ils avaient partagée entre deux ébats amoureux. Pour clore son rapide repas, il se servit une pleine coupe de vin et la vida d’un trait. Il attrapa son manteau qu’il avait abandonné sur un coffre. Puis il s’inclina profondément devant la Louve.
- Fallianha, la haute idée que tu as de toi-même me semble désormais tout à fait justifiée. Tu en remontrerais à la reine Liessandra.
- Lui as-tu fait l’amour ? On la dit fort belle...
- Non ! Ce n’était pourtant pas l’envie qui lui en manquait. Quant à sa beauté, elle m’apparaît maintenant bien fade à côté de la tienne, comme le lune auprès du soleil.
Elle plissa les yeux.
- Je n’aime pas les flatteurs. Ils ne recherchent que leur avantage.
- Je ne l’ai jamais été, même avec Amintas.
La jeune femme prit le visage de Certys entre ses mains et déposa un baiser sur ses lèvres.
- Viens la quatrième nuit de chaque semaine. Je ne reçois personne ce soir-là.
- Je viendrai... et je te couvrirai de cadeaux ! J’attends seulement que d’Angon m’achète à un bon prix.
Fallianha ouvrit la porte et le poussa dehors en souriant.
- Va donc lui faire ta cour, Lusitanien ! Et reviens-moi, avec ou sans cadeau !

Rhys de Sassy guettait la sortie de son ami à l’angle de la ruelle. Il lui attrapa le bras et l’entraîna vers la cité à un pas rapide.
- Les cuisses de Fallianha t’ont retenu bien après le lever du jour ! lui lança-t-il.
- Pas seulement ses cuisses, bien qu’elles vaillent le détour à elles seules, répliqua Certys avec un soupir laudatif.
- Toi qui n’étais pas très chaud pour m’accompagner, te voilà enflammé.
Certys passa un bras sur les épaules du Nextian.
- Je te dois quelque gratitude. Mais n’es-tu pas... enfin, n’est-elle pas aussi ta maîtresse ? demanda-t-il avec une certaine gêne.
- Certys ! se récria son ami. Fallianha est une Louve. Je serai bien bête de me montrer jaloux. Et Sonjia est tout à fait charmante. J’ai passé une excellente nuit. A ce propos, n’as-tu pas faim ? Moi, ça m’a creusé l’estomac !

Ils entrèrent dans une taverne à quelques rues de là. A l’évidence, le compagnon de Sassy avait ses habitudes dans ce lieu clair malgré l’étroitesse de la salle, toute en longueur. Mais le plafond rehaussé dont les intervalles entre les poutres étaient peints en blanc à l’instar des murs apportait une clarté agréable à l’œil. Les jeunes nobles furent accueillis avec force sourires par une matrone au giron confortable, contre lequel, pour un peu, elle aurait serré le Nextian. Celui-ci lui s’adressa à elle avec jovialité :
- Ma bonne Cathau ! Belle journée malgré le froid ! Te portes-tu bien depuis ma dernière visite ?
La femme rit de toutes ses dents qu’elle avait fortes et bien plantées.
- Mon jeune seigneur, fort bien, comme vous le voyez. Et, que Anoréan en soit remercié, les affaires sont florissantes.
Elle désigna les clients matinaux qui, attablés devant une chopine ou une soupe fumante, peuplaient la salle commune d’un brouhaha de bon aloi. Certys jugea que le dieu incarnant la chance avait moins d’influence sur la fréquentation de la taverne que l’amour connu des Nordiques pour la boisson ou encore le froid vif du petit matin qui incitait peu à battre le pavé des rues. A cette heure, lui-même se sentait plus attiré par un potage bien chaud que par une de ces bières fortes et âpres qu’affectionnaient les Nextians. Il répondit au sourire de la tenancière. Cette dernière ne cachait pas l’intérêt qu’elle éprouvait envers l’ami du Compagnon de Sassy. Rhys le présenta rapidement et en vint à l’essentiel :
- Mon ami Certys et moi-même avons passé une nuit des plus plaisantes. Aussi, nous apprécierons des nourritures reconstituantes servies dans une des petites salles.
- Je me disais bien que vous n’étiez pas venu vous perdre dans le faubourg pour le seul plaisir de ma compagnie ! plaisanta la brave femme avec une liberté de ton qui amusa Certys. Montez, montez, seigneur Rhys. Les petites salles sont toutes libres mais prenez plutôt celle qui donne sur l’arrière. Je vous prépare tout de suite un bon plateau.
Sans tarder, ils suivirent les recommandations de Cathau et se retrouvèrent dans un salon privé du premier étage. C’était une pièce toute simple mais accueillante. Les murs passés à la chaux s’ornaient d’une discrète frise ocre. Une unique fenêtre s’ouvrait face à la porte. Ses carreaux étaient couverts d’une buée qu’expliquait la présence d’un petit poêle de faïence bleue. Le bois qui y brûlait dégageait une agréable odeur résineuse. Certys se rapprocha de la croisée, frotta l’un des vitres dont les bulles d’imperfection contrariaient quelque peu la vision. Les arrières des demeures voisines arrêtaient rapidement l’œil. En contrebas, il ne vit pas grand-chose hormis un arbre dépouillé de ses feuilles, vraisemblablement un pommier. Celui-ci déployait ses branches torses au-dessus d’une terre presque noire où subsistaient quelques brins d’herbes d’un surprenant vert vif. De hauts murs enfermaient le jardinet, le séparant sans doute d’enclos semblables. Certys suivit du regard les déplacements sautillants d’un oiseau solitaire, petite boule de plumes grises à la recherche d’un peu de nourriture puis soupira.
Rhys lui lança :
- Fatigué ?
- Non, le détrompa le Lusitanien en prenant place face à lui sur une chaise paillée. J’étais en train de penser à ma province natale... à son ciel souvent bleu, à ses arbres toujours verts, à ses hivers jamais vraiment froids...
- Tout ça te manque ?
- Je ne le nierai pas, reconnut Certys avec un nouveau soupir. Tu sais, je n’ai pas vraiment choisi l’exil. Il m’a été imposé. Je suis à demi Nextian mais je n’ai jamais vécu ici.
- Attends de voir la belle saison, s’enthousiasma Rhys. Nous irons chasser dans les forêts verdoyantes sous un ciel peut-être pas aussi bleu que le tien mais tout aussi plaisant ! Tu n’as pas idée des fleurs qui couvrent nos prairies dès que le temps se radoucit.
Certys esquissa un sourire mélancolique.
- Tu me donnes surtout envie de les survoler, tes forêts et tes prairies. Voler me manque encore plus que mon Lindia. J’espère que d’Angon me laissera accéder rapidement à des Ailes. Je me contenterais même d’une vieille machine.
Son ami appuya les coudes sur la table qui les séparait, croisa les mains et y posa son menton. Son regard s’évada.
- Voler... j’aurais aimé pouvoir le faire. L’Anima ! Quel magnifique mystère ! Pourquoi certains l’ont-ils et d’autres pas ? Les dieux se sont montrés généreux mais avec si peu d’élus ! Je t’envie. Comment ça fonctionne ?
Certys lui exposa plus ce qu’il éprouvait lorsqu’il communiait intimement avec les Ailes que la façon dont le lien s’activait et permettait à l’homme de s’intégrer au bois et à la toile de la machine.
- On dit que tu es particulièrement doué, le complimenta Rhys.
- On le dit aussi de Ganrael d’Angon.
- Méfie-toi vraiment de lui. Mais est-ce besoin de te mettre en garde ? Tu as pu en juger par toi-même.
- Mmm, se contenta de marmonner Certys qui attendait la suite.
- Un violent et un pervers. Qui plus est, un provocateur. Sans pouvoir le prouver, on lui attribue plusieurs morts suspectes. Il se délecte de la souffrance des autres, humaine ou animale. Un vrai fils de Belhial !
Le dieu à qui revenait la tâche macabre de ramasser les cadavres de ceux qu’une mort brutale avait emportés méritait sa réputation de cruauté. Son goût prononcé pour le sang humain était satisfait chaque fois qu’une guerre ou qu’un crime souillait le sol. Certys hocha la tête avec conviction bien qu’il prenne plus l’exclamation de Rhys pour une image que pour une réalité. Le Nextian, lui, était convaincu que la filiation était tangible. Ses croyances s’entachaient de superstitions qui, par moment, agaçaient Certys.
- Est-il vrai que sa mère était folle ? demanda ce dernier.
- Elle n’a pas vécu assez longtemps pour qu’on puisse l’affirmer... mais certains murmurent le plus bas possible qu’elle n’est pas morte des suites d’un accouchement difficile. Son propre époux s’en serait débarrassé avant d’en être embarrassé.
- Belle famille !
- Mais n’en fais-tu pas partie, monsieur le petit cousin du régent ? railla le Compagnon de Sassy.
- Ce qui m’apparente aussi au petit roi, mon cher Rhys. Parle moi donc de l’enfant, toi qui es de son parti, demanda Certys sans relever la pique.
- Dois-je te parler de Cosme, toi qui es du parti du régent ? rétorqua le jeune Nextian.
Sous la légèreté de la réplique, l’exilé décela une retenue dont Rhys n’avait peut-être pas complètement conscience. Il comprit que celui-ci échouait à lui accorder totalement sa confiance. Il ne lui en voulut pas. N’avait-il pas proclamé ses ambitions ? Il adressa un éclatant sourire à son ami.
- Le seul parti auquel j’appartiens, c’est le mien !
A cet instant, deux coups discrets à la porte interrompirent leur conversation. Sur l’invitation de Rhys, une fille d’auberge pénétra dans le salon, chargée d’un lourd plateau. Le jeune Nextian se leva d’un bond et la débarrassa de son fardeau qu’il posa sur la table. Il glissa une pièce d’argent à l’accorte servante et en profita pour lui dérober un baiser. Rougissante, elle ne le repoussa pas, pas plus qu’elle n’éloigna les mains qui s’aventuraient sur sa gorge opulente. Rhys la poussa doucement dehors en riant :
- Ta mère devrait te surveiller mieux, ma belle. Tous les hommes ne sont pas aussi respectueux que moi !
- C’est la fille de la tavernière ? demanda Certys tout en examinant le contenu des plats et des terrines d’où s’échappaient d’appétissants fumets.
- La plus jeune. Les autres sont mariées. Un beau morceau, ma foi ! Elle ferait volontiers la bête à deux dos avec moi mais je ne crois pas que Cathau, toute affectionnée à moi qu’elle soit, apprécierait que sa fille perde son pucelage avant le mariage ! Même dans les bras d’un Compagnon !
- Sauf bien sûr, si tu la lui prenais en mariage ! plaisanta Certys. Il s’étonna de voir son ami se rembrunir.
- Désolé, s’empressa-t-il de dire, je ne voulais pas te blesser.
Le Nextian secoua la tête puis haussa les épaules.
- Tu ne pouvais pas savoir, Certys, expliqua-t-il. J’ai été marié. J’avais vingt-trois ans et Maellie dix-sept. C’était un mariage arrangé mais j’ai été vite séduit par sa grâce et sa gentillesse. Elle est morte en couche. Elle n’avait pas encore dix-huit ans. L’enfant, un garçon, ne lui a pas survécu.
- Je suis navré, Rhys.
Le jeune Nextian eut un geste désabusé.
- Ne te tracasse pas pour ça. Cinq ans ont passé depuis. Mais je ne suis pas pressé de me remarier.
Rhys se rassit et prit un couteau pour se tailler une large part de pâté de volaille aux épices. Il l’assortit d’une tranche de pain appropriée et l’entama avec un évident plaisir. Certys décida de se servir un bol de potage de poulet au chou avant de passer à des nourritures plus consistantes. Il le fit suivre d’une copieuse part de tourte aux abats et d’une terrine de veau aux poireaux tandis que Rhys reprenait une portion de pâté. Se léchant les doigts, celui-ci s’exclama :
- Cette bonne Cathau est une fameuse cuisinière !
Puis il empoigna la cruche emplie à ras bord d’une bière mousseuse et versa le liquide ambré dans les gobelets de terre vernissée en disant :
- Elle ne lésine ni sur la qualité ni sur la quantité. Alors, pour faire descendre cette riche nourriture, rien de tel qu’une bonne bière brassée sur les plateaux du Vent Jaune. On y cultive la meilleure orge et les hommes y ont un savoir faire ancestral dont ils gardent jalousement le secret. Goûte-moi ça !
Certys trempa ses lèvres dans la boisson amère. Né dans un pays de vignes, il connaissait peu sinon pas du tout les caractéristiques d’une bière de qualité et voulait bien croire Rhys sur parole. Il vida son gobelet et acquiesça, à demi sincère :
- Elle est très bonne.
Puis, tout en attrapant un petit fromage rond à la croûte fleurie, il revint sur le sujet de leur précédente conversation :
- Nous parlions de Cosme tout à l’heure. Je t’avoue que ce garçon m’intrigue. Est-il vraiment faible d’esprit comme on le prétend en Lusitan ?
Rhys fronça les sourcils.
- Cosme n’est pas idiot ! Il a des crises nerveuses qui le laissent épuisé et sans vigueur mentale. Il n’a pas de volonté et agit souvent comme un enfant capricieux. Pourtant, lorsqu’il va mieux, c’est un garçon attachant. Et il n’a pas toujours été ainsi. Ces troubles sont apparus progressivement vers l’âge de douze ans. Certains disent qu’il n’a pas supporté la disparition tragique de ses parents, d’autres que la puberté a déclenché une maladie mentale latente. Il a maintenant quatorze ans. Dans un an, il sera déclaré majeur mais les prévisions sur sa santé ne sont pas bonnes. On peut craindre qu’il ne vive pas longtemps. S’il disparaît...
- Le régent monte sur le trône et après lui Ganrael.
- Oui, approuva sombrement Rhys. Avec les d’Angon, c’est l’opposition décimée, c’est la guerre assurée. Hodin rêve de conquérir le Lusitan. Pour commencer. Avec Ganrael, ce sera pire, il est bien capable de provoquer par ses exactions une guerre civile. Son père le contrôle à peu près mais si jamais ce furieux devient roi...
- Il existe une autre solution, suggéra Certys avant de mordre à pleines dents dans le fromage. La saveur en était forte mais plaisante. Tout comme l’idée qui venait de germer dans son esprit.
Rhys l’interrogea du regard.
- Par ma mère, je possède une part de sang royal nextian. Je peux donc prétendre au trône. Et il me semble bien que je suis le troisième sur la liste. Ne suis-je pas un meilleur choix que Ganrael ? Tiens, si tu m’aides à m’asseoir sur le trône de Nextia, je ferai de toi mon Premier Conseiller.
D’abord interloqué par la surprenante proposition, le Compagnon de Sassy finit par éclater de rire.
- Pendant un instant, j’ai bien cru que tu étais sérieux ! Certys, fais quand même attention avec qui tu plaisantes. Certains n’ont aucun humour.
- Ganrael, par exemple. Ne t’inquiète pas pour moi. Je n’aime rire qu’avec ceux que j’apprécie.
Il se resservit à boire et dégusta sa bière en essayant d’apprivoiser le goût un peu sauvage de cette boisson inhabituelle. Puis il retourna son gobelet vide sur le plateau et précisa :
- Le petit roi m’intéresse. Pas pour prendre sa place, rassure-toi ! Je veux les avantages du pouvoir et non les inconvénients. Celui qui règne a les uns et les autres. Le favori ou l’ami n’a par contre aucune décision trop sérieuse à assumer. Je vais devenir le favori de Hodin d’Angon. Mais j’espère aussi devenir l’ami de Cosme.

Aelghir
30/10/2006 00:00
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

chapitre VII

D’un œil critique, Certys Cyril s’examina dans le miroir de bronze accroché au mur de sa garde-robe. Il ne s’y voyait pas en entier mais en reculant jusqu’à la porte donnant sur l’antichambre, il pouvait juger de l’ensemble de son accoutrement. Décidément, il n’appréciait guère la mode nextianne et particulièrement les teintes tape-à-l’œil et contrastées. Il avait pourtant choisi l’un des ensembles les moins voyants mais l’association des couleurs lui faisait presque grincer les dents. Lorsque Hodin lui aurait consenti une avance, il demanderait à Rhys l’adresse de son tailleur. Il donnerait au bonhomme des indications précises et fermes pour lui coudre des vêtements plus à son goût. Toutefois il devrait consentir à des concessions. Il regrettait les tissus lusitaniens souples et brillants mais il devait reconnaître que ceux-ci étaient peu adaptés au climat nordique. Quant à la coupe des habits, plus près du corps et plus seyante, elle conviendrait sans doute à la belle saison mais pas en plein cœur de l’hiver. Il s’imagina parcourir les corridors glaciaux du palais royal ou longer les ruelles venteuses des faubourgs, couvert seulement du mantelet que l’on prévoyait de porter à Nestoria pour l’hiver à venir. Amintas en avait donné l’exemple et avait même offert à son favori trois de ces délicates choses en soie. Mais Certys n’avait pas eu l’occasion de s’en parer puisqu’il avait été emprisonné à la fin de l’été. Il soupira. Ainsi vêtu, il serait parfaitement ridicule. Mieux valait à Kurvval une bonne grosse pelisse de loup ou une de ces informes houppelandes de laine épaisse. Et puis il lui fallait se fondre dans son nouvel environnement. Il aurait assez de mal avec les seigneurs locaux à cause de ses prétentions sans leur rappeler sans cesse par sa vêture qu’il était à moitié Lusitanien. Il rajusta sa veste flottante où un peu de jaune exaltait le violet et le bleu des rayures. Pas trop de jaune heureusement sinon il se serait fait l’effet d’un comédien des rues. Il se surprit à envier Ganrael. Le fils du régent arborait une tenue d’une sobriété exemplaire. Mais Certys ne voulait en aucun cas sembler imiter son arrogant cousin. Il lui faudrait trouver son style à mi chemin entre les perroquets et le corbeau. D’avoir comparé Ganrael au noir volatile amena un sourire sur les lèvres de l’exilé. Il n’avait pas revu le jeune homme depuis le repas au cours duquel ils s’étaient affrontés. Il ne pensait pas que celui-ci cherchait à l’éviter mais plutôt qu’il voulait montrer le peu de cas qu’il faisait de l’intrus. Ganrael était une grosse pierre sur son chemin, un obstacle et une menace à ne pas prendre à la légère. Certys pinça les lèvres avec agacement. Il allait devoir compter avec un élément qu’il n’avait pas prévu : l’hostilité déclarée du fils du régent. Sa grimace se changea rapidement en sourire. Par contre, et c’était bien plus important, Hodin d’Angon l’avait quasiment adopté. L’homme fort de Nextia l’avait reçu plusieurs fois et ne cachait pas qu’il appréciait sa conversation. Et Certys avait enfin réussi à le convaincre de l’emmener rendre visite au petit roi.
Son sourire s’accentua tandis qu’il passait lentement les doigts dans ses boucles pour les discipliner. Il n’imiterait pas non plus les cheveux courts de Ganrael. Il laisserait pousser ses cheveux à la mode nordique. Et il les tresserait peut-être comme certains parmi les seigneurs barbares qu’il devait désormais côtoyer. Le résultat ne le satisfit pas. Il prit alors un peigne posé près de la cuvette de toilette sur une table basse et entreprit de démêler ses cheveux sans cesser de sourire à son reflet.

Certys devait retrouver Hodin d’Angon dans le jardin d’hiver. Il s’était fait expliquer le chemin pour s’y rendre car il ne voulait pas avoir à le demander à un serviteur goguenard ou à l’un de ces nobles dédaigneux qu’il lui arrivait de croiser lors de ses déambulations dans le labyrinthique palais.
Au détour d’un couloir à peine plus éclairé qu’une cave, il se trouva nez à nez avec le seigneur aux larges épaules qui lui avait ouvert la porte du bureau du régent, le jour de son arrivée. Avec un temps de retard, ils se saluèrent mutuellement mais sans chaleur. Certys se força pourtant à échanger quelques mots avec le Grand Vassal :
- Seigneur de Surgham, j’ai appris que votre fils est un des meilleurs Avians de la Nextia. J’espère avoir le plaisir de voler bientôt en sa compagnie.
Huriel de Surgham sembla vouloir d’abord le prendre de haut, ce qui lui était difficile puisque le Lusitanien avait une bonne tête de plus que lui. Puis il dut se dire qu’il était de bonne politique de faire agréable figure au sang-mêlé que le régent avait accueilli à bras ouverts.
- En effet, Elnar est particulièrement doué. D’ailleurs un commandement lui sera bientôt attribué. Je lui transmettrai votre proposition.
- Je vous remercie de votre amabilité, répondit Certys avec un petit salut de la tête.
Puis ils se séparèrent. L’exilé se félicita de l’ouverture que lui offrait l’attitude circonspecte du Duc nextian. Frayer avec des fils de Grands Vassaux lui apporterait une sorte de légitimité. Il avait noué une amitié sincère avec le Compagnon de Sassy mais ce dernier n’était pas le bienvenu à la cour même s’il visitait régulièrement l’enfant roi. Sans renier Rhys, Certys avait tout intérêt à se rapprocher de garçons comme Elnar de Surgham.
La tête pleine de projets, l’ancien favori du Suprême lusitanien poussa la porte du jardin d’hiver. Il savait que l’épouse du défunt roi, la reine Mahenrée, avait souhaité disposer d’un jardin à l’intérieur du palais. Elle voulait pouvoir flâner parmi les plantes vertes et les fleurs en pleine saison froide. Luthien avait cédé à son caprice. La chaleur du lieu surprit Certys. Mais pour entretenir la verdoyante profusion qui bordait l’allée dans laquelle il avançait, il fallait sans doute chauffer à outrance. Il s’y connaissait peu en espèces végétales mais les larges feuilles qui frôlaient le visiteur étonné, les hampes florales qui se courbaient vers lui, les tons de vert soutenus provenaient à l’évidence d’un pays bien plus clément que la Nextia. Ces plantes avaient été amenées ici et préservées à grand frais pour le seul plaisir d’une reine. Il pencha la tête pour tester la fragrance d’une étrange fleur aux pétales verts froissés entourant un cœur orangé et la compara au miel de thym. Ce parfum lui évoqua malgré lui les collines du Lindia. Les abeilles y métamorphosaient le nectar des petites fleurs violettes en un délice dont les fermiers de Causse-Domergue emplissaient des pots de terre vernissée. Certys n’eut pas le temps de s’appesantir sur ce souvenir empreint de nostalgie. La voix un rien sarcastique d’Hodin d’Angon lui fit relever brusquement la tête. Le léger vertige qu’il en ressentit provoqua en lui embarras et colère. Il n’aimait pas avoir été surpris dans une situation qu’il estimait peu conforme à son image. Et il n’appréciait pas non plus s’être laissé envahir par des souvenirs et des regrets qu’il voulait tenir loin de son actuelle existence.
- Une senteur mièvre et décadente, n’est-ce pas ? Tout comme l’est ce jardin dont l’entretien coûte cher.
Le régent désigna le toit dont les ardoises avaient été remplacées par un nombre incalculable de carreaux de verre.
- Imaginez, Certys, le prix de tout ce verre et des heures de travail qu’il a fallu pour arriver à ce résultat. Pensez à tous le bois qu’il faut brûler pour chauffer cette vaste pièce. Une cheminée dans chaque angle et des conduits pour répartir l’air chaud ! Mais ma belle-sœur savait être fort persuasive.
- Elle n’est plus là. Pourquoi alors préserver ce jardin ?
- Pour mon pauvre neveu. Il y passe parfois des heures entières. Tout ici lui rappelle sa mère. On peut lui reprocher ses extravagances mais pas d’avoir été une mauvaise mère. Elle adorait son fils.
Il cueillit une inflorescence blanche ressemblant à un papillon. Il fit rouler plusieurs fois la tige délicate entre ses doigts.
- J’ai entendu dire que c’est la perte de ses parents qui a fortement perturbé le jeune Cosme, avança Certys.
Le régent jeta négligemment la fleur dans l’allée.
- Il semblerait, répondit-il avec une moue circonspecte. Les médecins ne s’accordent pas tous à ce sujet mais c’est l’opinion la plus répandue. Mon frère était assez distant, il trouvait Cosme trop sensible et s’inquiétait de sa santé qui n’a jamais été excellente. Il enrageait de ne pas avoir d’autres enfants. Mahenrée, elle, se consacrait à son fils. Ce qui n’était pas forcément une bonne chose non plus. Elle l’empêchait de grandir, de s’assumer. Sa mort a été un coup très dur pour le garçon. Je crains qu’il ne s’en relève pas.
Certys se demanda si Hodin d’Angon n’espérait pas plutôt que la détresse du petit roi le mène à une mort prématurée. Il retint un sourire en se mordant l’intérieur de la joue puis questionna son parent :
- Comment votre frère et son épouse ont-ils péri ?
- Ah !
Hodin le prit par le bras et l’entraîna :
- Venez. Cosme nous attend. Il se fait une joie de faire votre connaissance. Je vous narrerai cette triste affaire une autre fois. L’évoquer me chagrine trop.
Ils traversèrent le vaste jardin. Luthien avait sans doute ordonné qu’on abatte plusieurs murs pour obtenir cet impressionnant espace au cœur même de son palais. Il avait entendu parler du jardin de la reine Mahenrée mais le parcourir donnait vraiment sa dimension à un lieu à la fois enchanteur et oppressant. Il n’aurait pas aimé demeurer trop longtemps au sein de cette nature captive.
Le jeune roi se trouvait dans la partie opposée à celle par laquelle Certys avait pénétré dans les lieux. Il se leva du banc de pierre sur lequel il était assis lorsque le Lusitanien et son guide débouchèrent de l’allée centrale.
- Mon cousin, soyez le bienvenu à Kurvval. J’avais hâte de vous rencontrer enfin. Toute la cour ne parle que de vous !
Certys s’inclina sur la main pâle et maigre que lui tendait le garçon sincèrement ravi par sa présence.
- Sire, j’attendais moi aussi ce moment avec impatience.
- Voyons, appelez-moi Cosme. Ne sommes-nous pas parents ?
Le frêle adolescent jeta un regard interrogateur en direction de son oncle comme s’il lui demandait la permission d’outrepasser le protocole. Certys crut déchiffrer de la crainte dans ce regard. Mais l’impression passa rapidement. Lorsque les yeux gris s’attachèrent aux siens, l’espérance qui les animait l’émut et l’effraya. Il se vit comme un grand frère dont le petit roi attendait beaucoup. Il eut peur soudain de le décevoir.
Cosme passa son bras sous le sien et l’éloigna du régent. Ce dernier se contenta d’un sourire qui n’exprimait rien et se retourna pour échanger quelques mots avec les trois hommes qui accompagnaient le jeune roi. Celui-ci s’arrêta devant la cheminée d’angle où brûlait un bon feu.
- J’ai froid. Même ici. J’ai toujours froid.
Certys contint un frisson. Les paroles dites à mi-voix par Cosme lui remettaient en mémoire le froid pénétrant dont il avait souffert dans la forteresse de Comark. L’enfant malade n’était-il pas lui aussi une sorte de prisonnier ? L’ambition de son oncle et sa propre faiblesse le liaient aussi sûrement que des chaînes. Le transfuge lusitanien ne sut que répondre. Mais le petit roi questionnait déjà comme s’il avait oublié qu’il venait de se plaindre du froid :
- Parlez-moi de Lusitan. J’en sais si peu de choses. Est-ce vrai qu’il s’agit d’un pays fertile où les fleurs et les fruits poussent à foison et où les fleuves charrient des paillettes d’or ? Dites-moi, mon cousin, si l’on y trouve les mêmes plantes que celles-ci que mon père a fait venir de loin pour ma mère ? J’aimerais tant voyager... voler comme vous !
L’excitation colorait les joues de l’adolescent. Bien qu’il n’ait pas vraiment envie de ressusciter les images de son pays, l’exilé accéda à son désir :
- Ces plantes viennent de plus loin encore. Dans la province où je suis né et où j’ai grandi, la végétation n’est pas aussi luxuriante. Il y fait chaud certes mais pas assez humide pour ces grandes feuilles et ces fleurs somptueuses. A l’automne, les vignes deviennent rouge sang et or. Les collines se parent d’une multitude de minuscules fleurs jaunes, les dernières de l’année. Dans les bois, on ramasse des mûres noires à foison. L’hiver y est doux et paisible.
- Il n’y neige pas ?
- Si peu que les enfants y voient un présent des dieux.
- Et Nestoria ? Est-ce que la cité ressemble à Kurvval ? Et le palais du Suprême ? Est-il aussi beau qu’on le dit ?
Certys sourit. L’enthousiasme et la naïveté du garçon étaient touchants. Mais il ne voulait pas s’attacher trop au petit roi. L’affection qu’il sentait poindre en son cœur pouvait se mettre en travers de ses desseins.
- Nestoria, dit-il, est une ville immense qui s’étend de part et d’autre de la Flenn. C’est une cité de parcs et de jardins. Partout, des fontaines coulent avec un joli bruit et des bassins jouent avec la lumière. Le ciel n’y est pas aussi bleu que dans mon Lindia mais, le soir, il a des nuances mauves qui réjouissent les yeux. Les maisons des seigneurs et des riches marchands sont pour la plupart en marbre, avec beaucoup de vitres et beaucoup de serviteurs pour nettoyer toutes ces vitres. L’été, les Nestoriens passent une bonne partie de la nuit sur les places, à boire, à rire et à danser. Les étrangers qui viennent à Nestoria pour commercer ou la visiter finissent par s’y installer tant ils aiment ses belles demeures et l’humeur joviale de ses habitants.
- J’aimerais la voir moi aussi. Croyez-vous, mon cousin, que je pourrai rendre visite au Suprême ?
Certys haussa imperceptiblement les sourcils. Cosme ignorait-il que les relations entre la Nextia et le Lusitan étaient loin d’être cordiales ? Aux yeux de Certys, la naïveté de l’enfant roi se confirmait. Le régent ne devait pas y être pour peu. Il le maintenait dans un isolement propice à son goût du pouvoir. L’exilé lusitanien nota toutefois que Cosme n’envisageait pas de son point de vue une guerre avec le Lusitan. Bien au contraire.
- Pourquoi pas, Sire... oh ! Cosme, corrigea-t-il parce que le garçon avait pincé les lèvres. Puis il ajouta : Mais les rois quittent rarement leur royaume. Un voyage serait trop hasardeux. Ils envoient des ambassadeurs à leur place.
L’adolescent haussa ses frêles épaules.
- Vous m’emporteriez avec vos Ailes, Certys Cyril. N’êtes-vous pas le meilleur de tous les Avians ? Je ne risquerai rien avec vous.
Une douleur sourde au creux des épaules meurtrit le jeune homme. Cette souffrance, il la connaissait trop bien. Elle était intime. Combien de fois l’avait-il éprouvée dans sa prison de Comarck ? Elle survenait lorsqu’une chanson effleurait ses lèvres et qu’il refusait de la chanter... lorsqu’il se demandait pourquoi il avait ainsi changé le cours de sa vie... lorsqu’il essayait d’imaginer Amintas existant sans lui. Elle l’avait assailli plus d’une fois, bien avant la soirée fatidique où tout avait été consommé. Aux instants même où tout semblait parfait, où tout était possible, elle le frappait subitement comme pour le prévenir que le bonheur se payait très cher. Enfant déjà, il en pleurait presque car elle lui rendait presque terrifiant le ravissement qu’il tirait d’une randonnée à cheval à travers les collines odorantes, d’un câlin maternel ou d’une veillée en famille. Adolescent, ses premières amours lui avaient apporté cette même souffrance et c’était peut-être pour cela qu’il papillonnait d’une femme à l’autre, incapable de fidélité. Amintas, sans jamais le savoir, avait souvent été responsable de telles crises. Il avait tant exigé de lui. Combien de fois Certys avait-il retenu sa respiration le temps que s’efface ce supplice aussi délicieux que détestable ? Pourquoi maintenant ressentait-il la même chose face à l’attente de l’enfant roi ?
- Je n’ai plus d’Ailes, murmura-t-il. Elles se sont brisées.
Cosme entendit-il le double sens ? Il pencha délicatement la tête et sourit à l’Avian dépossédé.
- Mon cousin, je prierai Hodin de vous en donner. Promettez-moi de m’emmener un jour dans les airs.
Ce n’était pas une condition. Juste une prière. Certys répondit au sourire confiant et s’engagea :
- Cosme, je suis votre serviteur.
- Des serviteurs, j’en ai à suffisance ! rétorqua sèchement le blond adolescent.
Il désigna d’un mouvement du menton les trois hommes qui conversaient avec le régent sans toutefois quitter des yeux les deux jeunes gens. Le mépris et la colère qui incendièrent brièvement son regard s’effacèrent lorsqu’il le porta sur les nobliaux obséquieux. Leur servilité se manifestait bien plus à l’égard de l’oncle du jeune roi que de celui-ci. Certys révisa aussitôt son jugement sur Cosme. Sa candeur lui apparaissait désormais plus feinte que réelle. L’adolescent dissimulait ses véritables sentiments. Le Lusitanien saurait en tenir compte à l’avenir.
Cosme semblait avoir oublié les trois fourbes lorsqu’il demanda ensuite à Certys d’une voix peu assurée :
- Ce dont j’ai besoin, c’est un ami. Voulez-vous être celui-ci ?
A nouveau, cette douleur poignardant ses épaules... Un autre roi, ailleurs, jadis, avait réclamé de lui le même engagement. Il s’entendit répondre :
- J’essaierai, Cosme. Mais ma position n’est pas facile. Ne me demandez pas de choisir... pas encore.
A cet instant, l’un des trois hommes de la suite du jeune roi se détacha du groupe et vint vers eux. Sa démarche arrogante ne gommait pas sa médiocrité.
- Sire, veuillez me pardonner de vous interrompre. Mais vous devez maintenant prendre du repos. Vous avez été trop longtemps debout et en proie à une excitation inhabituelle pour vous.
Il se tourna à demi vers Certys qui détesta sur le champ ce pédant presque chauve dont les yeux globuleux semblait le mettre au défi de le contredire. De plus, l’homme était affligé d’une haleine fétide qui lui fit involontairement froncer le nez.
- Vous n’ignorez pas, Compagnon Cyril, que notre jeune souverain est de santé fragile et nécessite des soins constants.
Sur un ton boudeur, Cosme se récria :
- Non ! Oh non ! Feudataire de Fafeerley ! Je ne veux pas aller boire vos immondes mixtures. La compagnie de mon cousin Certys m’est bien plus bénéfique que toutes vos potions !
- Sire ! Voyons ! Montrez-vous raisonnable, le gourmanda le Feudataire sans prendre la peine de dissimuler sa contrariété.
Certys, hérissé par son attitude irrévérencieuse, songeait à l’envoyer promener. Mais il remarqua combien Cosme avait l’air épuisé. Une fine transpiration couvrait sa peau d’albâtre. Il essayait maladroitement de masquer le tremblement de ses mains en les cachant derrière son dos.
- Cosme, il faut vous reposer. Je viendrai vous rendre visite bientôt.
- Demain, alors ! intima le garçon. Ses yeux rougis fixaient Certys avec une sorte d’avidité.
Celui-ci promit et, traînant les pieds, le petit roi suivit le peu aimable nobliau. Ce dernier jeta un regard dédaigneux au transfuge lusitanien. Certys se raidit, prêt à lui sauter à la gorge. La voix d’Hodin d’Angon résonnant non loin de son oreille le ramena à une conduite plus sage.
- Mon neveu ne va bientôt plus jurer que par vous !
Il se retourna. Le régent le considérait avec un demi-sourire énigmatique. Provocateur, Certys écarta les bras et répliqua :
- Hé ! Il apparaît que je fais cet effet sur les rois.
D’Angon ricana. Il avait pris la répartie de son jeune parent pour ce qu’elle était : de l’autodérision. Passant son bras gauche autour des épaules de celui-ci, il reprit par l’allée centrale le chemin emmenant à la porte par laquelle ils avaient pénétré dans le jardin d’hiver. Sur le ton d’un conspirateur, il lui confia :
- Comme vous avez pu vous en rendre compte par vous-même, le pauvre enfant est faible de corps et d’esprit. Une émotion un peu violente et il ne se contrôle plus. C’est pour cette raison que Ches de Fafeerley, un bon serviteur, a écourté votre entrevue. Nous pouvons juste soulager ses crises, parfois les prévenir mais sa santé en souffre et se dégrade lentement.
- C’est donc vous qui avez la lourde tâche de diriger ce pays dont le roi est un enfant malade.
- Mon pauvre frère m’avait désigné comme régent s’il venait à décéder avant la majorité de son fils.
Hodin s’arrêta brusquement et fit face au Compagnon. Il posa ses mains puissantes sur les épaules de celui-ci. Ses yeux sombres fouillèrent ceux de Certys à la recherche d’un soupçon ou peut-être d’un sarcasme. Le jeune homme lui opposa un regard limpide, à peine étonné. Le régent hocha la tête.
- Je mentirais en disant que c’est pour moi une corvée que d’assumer le pouvoir, déclara-t-il. J’y ai goût et je prétends m’y entendre. Pour l’heure, je suis le seul qui puisse conserver la Nextia à notre dynastie, les Lesstrany. Nombreux sont les Grands Vassaux qui guettent la moindre faiblesse pour s’emparer du trône. Par votre mère, Certys, vous êtes un Lesstrany. Et j’ai besoin d’hommes qui savent parfaitement où se trouvent leurs intérêts.
L’ancien favori du Suprême du Lusitan plissa légèrement les yeux puis s’autorisa un grand sourire.
- Je suis un Lesstrany. Amintas lui-même en est convaincu. Et je suis parfaitement conscient que mes intérêts rejoignent les vôtres.
- Fort bien, mon cousin.
La pression des mains de Hodin s’accentua jusqu’à en être douloureuse. Certys ne cilla pas et soutint le regard possessif. Un frisson parcourut son échine. La partie venait de s’engager. Une partie qui pouvait fort bien s’avérer mortelle.
- Attendez-vous à de rapides témoignages de mon estime, ajouta le régent.
- Comme des Ailes ? suggéra Certys, tout sourire.

Aelghir
03/12/2006 20:02
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

Voilà le dernier chapitre en date... il faut m'excuser pour le temps d'attente. Mais j'aimerais avoir vos commentaires pour savoir si ça vous plait ou pas et quels sont les trucs à améliorer, SVP.

Hodin d’Angon avait fait savoir à Certys qu’il l’amènerait prendre possession de ses Ailes après le repas de la mi-journée. Pour tromper son impatience, le jeune homme se rendit en salle d’armes.
Il avait déjà mis les pieds deux fois dans cette vaste pièce sonore au magnifique plancher de chêne. Le premier jour, il avait observé les bretteurs de tous âges disputant des combats qui pour être simulés n’en étaient pas moins féroces. Leurs ombres s’agitaient avec frénésie sur les murs blancs et nus. Les seigneurs nordiques ne faisaient pas les choses à moitié. Il n’était pas rare qu’ils récoltent une écorchure ou un horion mais ils en riaient et repartaient à l’assaut. Une joyeuse sauvagerie présidait aux exercices qui se livraient quotidiennement sous l’œil sévère du maître d’armes. Rien à voir avec les duels courtois et maniérés auxquels s’adonnaient les Lusitaniens... les lieux résonnant du fracas du métal et des ahans des duellistes nextians sentaient plus la sueur virile que les parfums destinés à masquer les effets de l’effort.
Le lendemain, Certys était allé saluer le maître Borinboew. L’homme n’était pas noble mais sa science des armes l’avait porté à la direction de l’académie royale des épées. Il avait paru apprécier l’affabilité du transfuge lusitanien. Lorsque ce dernier lui avait demandé s’il pouvait se joindre aux jeunes hommes qui prenaient leur leçon, le maître avait hoché la tête en frisant entre deux doigts quelques poils de sa barbe grisonnante. Puis il avait désigné un bâti de bois auquel étaient suspendues une bonne cinquantaine d’épées d’entraînement.
- Bien, bien ! Prenez une lame au râtelier, Compagnon Cyril. Nous allons enfin voir comment on manie l’épée au Lusitan.
Certys avait choisi sa lame. Il en avait rejetées plusieurs avant de s’estimer satisfait. Puis il avait fait face à Borinboew. Les étudiants poussés par la curiosité s’étaient rassemblés autour d’eux. Ils avaient vite vu comment le Lusitanien maniait le fer. Son style avait surpris le maître d’armes. Son imprévisibilité déconcertait souvent ses adversaires : Certys alliait élégance et brusquerie. Amintas lui disait qu’il dansait avec la lame. Et les courtisans lusitaniens lui reprochaient de ne pas respecter le cérémonial et les règles qui régissaient les rencontres civilisées.
Borinboew n’était cependant pas homme à se laisser prendre au dépourvu. Il avait contré et poussé le Compagnon Cyril dans ses retranchements. Certys avait serré les dents sur la brûlure encore vive à son flanc et déployé une escrime brillante, tissée de technique et d’intuition. Puis il s’était désengagé avant de s’incliner. Le Nextian lui avait rendu son salut. Quelques applaudissements avaient retenti. Deux Nextians avaient proposé un assaut à Certys. Le jeune homme avait décliné l’invitation avec civilité. Sa récente blessure ne lui permettait pas plus d’une rencontre.

Ce matin-là, peu d’escrimeurs fréquentaient la salle. Les Grands Vassaux qui venaient s’y entraîner de temps à autre étaient retenus au Conseil de régence. Les seigneurs de moindre importance avaient coutume de s’y rendre plutôt en fin de journée. Quelques étudiants haletaient sous la houlette rigoureuse du maître d’armes. Ce dernier adressa à l’arrivant un bref signe de tête suivi d’un geste signifiant qu’il allait se libérer bientôt. Certys se dirigea vers le râtelier où il sélectionna une arme adaptée à sa taille et à son allonge parmi les épées à la lame et à la pointe émoussées.
- Cousin Certys ! Vous me voyez étonné de vous trouver en ces lieux de si bon matin. Je croyais tous les Lusitaniens trop ramollis par leur vie décadente pour se lever avant le milieu de la matinée.
L’ancien favori d’Amintas se retourna posément. Ganrael l’avait pris par surprise. Certys ne voulait surtout pas qu’il puisse s’en targuer. Le fils du régent le toisait depuis l’entrée de la salle. Une petite cour d’une dizaine de jeunes hommes l’entourait. Des rires serviles et des sourires flagorneurs soulignèrent le sarcastique commentaire.
Certys rendit son regard à l’agressif Ganrael. Non sans un dépit qu’il jugea aussitôt enfantin, il releva le physique avantageux du Nextian. Sa vêture noire mettait en valeur de larges épaules et une taille étroite. Certys savait n’avoir rien à lui envier mais n’appréciait guère de le retrouver sur ce terrain. Lors de leur première confrontation, les traits réguliers de Ganrael et ses beaux yeux en amande ne l’avaient pas particulièrement frappé.
- Je vous souhaite le bonjour, cousin Ganrael, rétorqua-t-il avec une politesse acide. C’est pour le plaisir de vous rencontrer enfin que j’ai délaissé ma couche moelleuse. Il m’a semblé jusqu’à maintenant que vous m’évitiez. Vous me voyez ravi de constater qu’il n’en est rien.
Le fils du régent accentua son rictus railleur.
- Vous éviter, grands dieux ! Mais pour quelle raison ?
- Il est vrai que je n’en vois guère, répondit Certys d’une façon qui laissait entendre que, bien au contraire, il en soupçonnait plusieurs.
Ganrael tourna dédaigneusement les talons mais interrompit presque aussitôt son mouvement comme sur le coup d’une inspiration soudaine. La main posée sur la garde de son épée, il questionna d’un ton léger :
- Certys Cyril, accepteriez-vous de croiser le fer avec moi ?
- Volontiers.
Les compagnons de Ganrael s’ébaudirent. Le Lusitanien les ignora. Son attention restait fixée sur le sourire subtilement dépréciateur du fils du régent. Il força son visage à l’impassibilité. Car il savait que Ganrael d’Angon venait de commettre sa première erreur avant même d’avoir l’épée en main : celle de sous-estimer son adversaire. Lui ne s’y hasarderait pas. Il valait mieux s’attendre à la difficulté plutôt que de se laisser surprendre par elle.
Le maître d’armes congédia d’un geste bref ses étudiants et s’avança. Son seul souci était qu’un exercice ne dégénère pas en véritable duel. Le sang pouvait couler mais pas en abondance. Le régent ne tolèrerait pas que l’un ou l’autre des deux jeunes coqs soit sérieusement blessé.
- Mes seigneurs, je vous crois de force égale. Le spectacle que vous donnerez à mes élèves sera apprécié comme une joute dans les règles de l’art et le respect de l’adversaire. Duc de Chelsee, veuillez vous défaire de votre épée et en prendre une à votre convenance dans le râtelier.
Ganrael obéit d’un air peu amène et revint prendre position face à Certys qui n’avait pas bougé. Ce dernier évalua à la garde adoptée l’aisance avec laquelle son parent maniait la lame. Il sélectionna une garde similaire mais qui favorisait sa protection du côté gauche.
Au signal aboyé par Borinboew, le fils du Régent porta sans tergiverser la première attaque. Certys para et retourna sans peine. Ganrael tâtait le terrain afin de jauger son rival. Aussi, Certys ne donna pas toute sa mesure. Son adversaire déjà enclin à le déprécier édifierait sur sa retenue une confiance qui le desservirait.
- Par ma vie, cousin ! s’écria Ganrael après quelques passes peu spectaculaires, si vous étiez le meilleur sur Lusitan, que valent les autres ? Ne savez-vous que vous défendre ? Sans doute n’avez-vous pas dormi tout votre soûl !
Il exécuta vivement un moulinet du bas vers le haut. Certys sauta en arrière, s’attirant un ricanement de la part du jeune Duc. Manifestement celui-ci avait visé son visage. Mouchetée, la pointe ne l’aurait probablement pas entaillé mais lui aurait laissé une marque humiliante.
- A moins que vous ne craigniez quelque égratignure sur votre belle face ? Croyez m’en, cousin, retournez à vos chansons, vous y excellez plus qu’à l’arme noble.
Certys résista à l’envie de répondre au railleur. Il se cuirassa contre les rires moqueurs qui allaient bientôt se retrouver coincés dans les gorges des amis complaisants du fils du régent. Ce dernier s’avérait être un escrimeur de premier rang mais, sans forfanterie, Certys se savait supérieur à lui. La souplesse infaillible de son poignet et la désinvolture apparente de ses gestes déconcertaient presque immanquablement ceux contre qui il tirait l’épée pour la première fois. Ils apprenaient par la suite à se méfier de lui mais son inventivité leur réservait toujours des surprises. Amintas lui avait demandé une fois s’il ne possédait pas une Anima qui le reliait à sa lame. Il lui avait rétorqué en riant : « Pas besoin d’Anima, juste d’amusement ! ».
Il laissa Ganrael croire à son avantage le temps de quelques attaques, parades et contre parades. Le Nextian lui donna pourtant quelques sueurs froides car il mettait dans ses assauts une cruauté enjolivée de finesse. Ses yeux étrécis filtraient d’alarmantes lueurs. « Un violent et un pervers » lui avait dit Rhys à son sujet. Si Certys céda quelques pas, ce ne fut pas toujours de plein gré.
Soudain, il en eut assez. Il renversa les rôles, passant sans avertissement de la défense à l’attaque. Ce fut au tour de Ganrael de rendre du terrain. Mais le fils du Régent se reprit vite. Il opposa au Lusitanien quelques gardes efficaces, plaça un ou deux taillants périlleux. Cependant, dans la main du Compagnon Cyril, l’épée vivait, dangereuse et foudroyante comme un serpent. Certys se déplaçait de façon fort peu académique. Il semblait aux spectateurs confondus qu’il allait se mettre à danser. Mais loin de paraître ridicule, il imprégnait ses mouvements d’une grâce audacieuse. Il acheva de dérouter son adversaire en changeant son épée de main. Borinboew lui-même laissa échapper un cri de surprise et d’admiration contrainte. Certys déployait une dextérité égale des deux mains. Il avait consacré un nombre incalculable d’heures à acquérir une parfaite ambidextrie mais n’en usait que rarement. Il n’aimait pas galvauder ses talents.
Enfin, il enroula sa lame autour de celle de Ganrael et d’un mouvement sec du poignet la lui arracha. Le fils du Régent exhala sa rage dans un juron des plus grossiers. Certys voulant parler, il l’en empêcha d’un bras tendu vers lui, main paume en avant, doigts écartés, puis il quitta la salle sans un mot, suivi par ses fidèles rendus muets par sa défaite.
Certys considéra la porte demeurée ouverte. Il souffla puis inspira lentement à plusieurs reprises. La rencontre avait exigé de lui beaucoup d’énergie et le tiraillement douloureux dans son côté s’ajoutait à la fatigue. Il passa le dos de sa main droite sur son front pour en essuyer la sueur.
- Vous vous êtes fait un ennemi, dit à mi-voix le maître d’armes en le débarrassant de son épée.
- Il l’était déjà.
- Le Duc de Chelsee ignore le pardon.
- Nous avons au moins un point commun, répliqua Certys qui fixait toujours le rectangle sombre par lequel Galrean avait disparu. Il secoua la tête et reporta son attention sur le Nextian.
- Son geste ?
- Il vous a maudit. Le Duc croit beaucoup au pouvoir des sorts. Toutefois l’efficacité d’une malédiction dépend surtout de la foi qu’y accorde son destinataire.
Certys se mit à rire. Il appréciait de plus en plus cet homme simple et direct.
- Par les dieux ! J’ai surtout foi en moi. Et dans l’estime que me porte son propre père.
Le maître d’armes porta la conversation sur un terrain moins glissant. Plusieurs oreilles traînaient aux alentours, à l’affût de quelques détails à rajouter à l’histoire que leurs propriétaires n’allaient pas tarder à répandre.
- Joli coup que ce changement de main ? Inné ou acquis ?
- Beaucoup de travail.


Le régent haussa les sourcils et laissa tomber :
- Compagnon Cyril, on dit partout que vous avez humilié mon fils en salle d’armes.
- Excellence, vous a-t-on rapporté que je n’ai fait que répondre à un défi ?
L’emploi de son titre en place de son prénom ennuya Certys. Le Régent lui avait-il retiré sa confiance ? Certys avait-il mis en péril sa position auprès de lui ? Aurait-il dû refuser le duel, quitte à passer pour un couard ? La répartie suivante de Hodin d’Angon le rassura.
- Le fait d’être mon fils ne le tient pas quitte de ses devoirs vis-à-vis d’un hôte. Ganrael n’a eu que ce qu’il méritait. Il était temps que quelqu’un lui donne une leçon d’humilité.
Certys remarqua toutefois que le Régent ne le mettait pas en garde contre de possibles voire probables représailles de la part du vaincu. Se disait-il que d’autres l’avaient prévenu ? Jouissait-il en observateur de la rivalité qui, dès le premier jour, avait dressé les deux garçons l’un contre l’autre ? Il en était la pierre de touche.
- Vous ne m’en tenez donc pas rigueur ?
- Point du tout, mon cousin. Vous confirmez l’impression favorable que vous m’avez faite dès le premier jour. Le mélange des sangs est remarquable : la vigueur tempérée par la réflexion sans que cela n’entrave l’action. Si tous mes nobles étaient à votre image, je n’hésiterais plus à me lancer dans la conquête du Lusitan.
Certys ne releva pas l’allusion et plaisanta :
- Gardez-vous, Excellence, de renforcer la bonne opinion que j’ai de moi-même. Je pourrais devenir insupportable.
D’Angon posa sur l’épaule du jeune homme sa main droite ornée d’une lourde chevalière. Un demi sourire relevait un coin de sa bouche mince.
- Je suis certain que vous ne commettrez pas deux fois la même faute.
Certys ne cilla pas sous le regard pénétrant, non exempt de menace. Il prit la remarque pour ce qu’elle était réellement : un avertissement. Le Régent acceptait le fils de Guenièvre de Québra au plus près de son fauteuil quasi royal mais, en contrepartie, il attendait de lui loyauté et mesure. L’ancien favori d’Amintas de Lusitan opta pour le cynisme :
- Je suis certain de ne pas en éprouver la tentation. Car je sais dorénavant où résident mes intérêts, croyez-le bien.
Les doigts puissants s’incrustèrent dans le haut de son bras. D’Angon semblait coutumier de ce genre de pression autant mentale que physique. Il sous-entendait qu’il pouvait aussi bien broyer que caresser.
- Et que vous dictent vos intérêts, Compagnon Cyril ?
Certys ferma brièvement les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, ce fut avec l’air de se moquer de lui-même.
- De ne rien faire qui pourrait me coûter la faveur que vous voulez bien me manifester.
- Voilà de bien sages paroles, commenta Hodin, non sans ironie. Mais seriez-vous prêt à aller au-delà ?
Le sourire du jeune Compagnon s’effaça et il détourna les yeux.
- L’aimez-vous au point que vous tenez à lui demeurer fidèle malgré sa trahison ?
Le maître de la Nextia ne citait pas de nom. C’était superflu. L’image d’Amintas sembla flotter entre les deux hommes. La manœuvre du Régent était habile : Certys Cyril changeant d’allégeance ne faisait pas figure de traître puisqu’il avait été trahi.
- Je vivais pour lui, uniquement pour lui, confia l’ancien favori dans un murmure.
D’Angon ne manqua pas de relever :
- Vous employez le passé, mon cousin.
- Je lui ai donné cinq ans de ma vie et il m’a rejeté. Il a écouté les médisants et muselé son cœur. J’ai essayé de comprendre pour lui pardonner. A quoi croyez-vous que j’employais ces journées interminables à Comarck ? Mais j’ai échoué.
- Peut-être attendait-il que les passions se calment pour ordonner votre élargissement ? supposa le Régent sans se donner la peine de paraître convaincu par son propre argument.
- Non ! s’enflamma Certys. Il ne pouvait revenir en arrière. En toute connaissance de cause, Amintas m’a condamné à passer le reste de mon existence dans cette horrible forteresse.
Hodin d’Angon le lâcha enfin et recula d’un pas comme pour mieux apprécier la colère du jeune homme. Au bout d’un moment, tandis que dans l’esprit tourmenté de Certys passaient des visions d’enfermement, il lui demanda :
- Seriez-vous capable de le combattre ?
Certys reprit bruyamment son souffle. Il ficha son regard dans celui de son parent mais demeura silencieux. Hodin sembla se contenter du non-dit. Il ajouta cependant :
- Vous êtes un Avian et un guerrier de première force. Votre évasion témoigne de votre sens tactique. Et vous m’êtes apparenté. Autant d'avantages pour vous comme pour moi. Réfléchissez-y.
Certys hocha lentement la tête. L’ombre de sourire frôlant la bouche du Régent affichait les certitudes de ce dernier : l’exilé lusitanien saurait choisir le parti le plus conforme à ses intérêts. Qu’il soit motivé par l’esprit de vengeance, par l’appétit de pouvoir ou par le lucre lui importait peu.
- Et si nous allions voir ces fameuses Ailes ? proposa-t-il soudain.

Des cavaliers en armes entouraient le carrosse qui attendait le Régent devant le palais. Le maître de la Nextia ne se déplaçait jamais sans une forte escorte. Les guerriers dans leur carapace de cuir teinté de rouge et de jaune apparaissaient aussi dissuasifs qu’ostentatoires. Hodin d’Angon monta dans le véhicule et Certys l’y suivit. Le jeune homme prit place dans le sens opposé à la marche, face à son parent. Dès qu’il fut installé, Hodin donna le signal du départ. Le lourd véhicule s’ébranla et quitta la place royale dans le fracas de ses roues ferrées sur les dalles luisantes de la pluie glacée qui était tombée durant la nuit. Ils passèrent sous l’arc de triomphe que le jeune Lusitanien avait eu la curiosité d’aller examiner la veille. Le désoeuvrement, surtout, l’avait poussé à s’intéresser à cette construction prétentieuse. Ses concepteurs avaient cherché avant tout à en imposer. Ils avaient relégué la beauté architecturale au second plan. Aucune courbe ne venait adoucir l’impression de rigueur et de force brutale qui émanait de l’édifice. Les personnages des bas-reliefs adoptaient pour l’éternité des postures rigides, peu naturelles sous lesquelles, pourtant, Certys avait discerné une violence latente, comme prête à surgir de la pierre sombre. En frissonnant, il avait posé ses mains sur les muscles noueux des guerriers demi nus mais n’avait éprouvé que le froid hivernal incrusté dans le basalte.
L’arc franchi, le carrosse roula vivement dans les rues où la toute relative tiédeur de la mi-journée attirait promeneurs et chalands. Des couples emmitouflés ou des hommes seuls fréquentaient les magasins donnant sur les trottoirs étroits. En Lusitan, la plupart des échoppes étaient ouvertes sur la rue, un comptoir séparant le marchand de ses clients. Ici, la froideur des hivers poussait ces derniers à pénétrer dans la pièce toute en longueur qui occupait le rez-de-chaussée des maisons. Peu de commerces se tenaient aux environs du palais et Certys remarqua qu’on y vendait surtout des armes, des fourrures, des vêtements de laine colorée et de la joaillerie. Il fallut ensuite traverser les faubourgs où la foule était plus dense. Les gens s’écartaient prestement sur le passage du carrosse et si certains ne réagissaient pas assez vite, ils se faisaient houspiller ou bousculer par les cavaliers de l’escorte. Des vivats s’élevaient sur le passage du Régent dont les couleurs ornaient les portières. Toutefois Certys ne fut pas sans discerner que les cris manquaient de sincérité et d’allant. Hodin d’Angon ne semblait pas excessivement populaire parmi le peuple.
Le jeune homme reporta son attention sur son parent. Le visage inscrutable, celui-ci lisait une note. Certys attendit qu’il lève les yeux pour lui demander :
- Où allons-nous, Excellence ?
- A la Caserne principale. C’est l’endroit où sont formés et entraînés les Avians. C’est là aussi où nous fabriquons nos Ailes. Vous y choisirez la vôtre. Bien sûr, nous n’en avons pas à vos exactes mesures. Cela pourra se faire par la suite.
L’exilé lusitanien hocha la tête d’un air entendu.
- Si je vous conviens...
- Nous avons beau être de même sang, vous devez me donner des preuves de votre loyauté.
- Cela va sans dire, Excellence, rétorqua Certys non sans une certaine sècheresse de ton.
Bien que le régent l’ait affirmé quelques instants plus tôt, il ne le tenait pas quitte du soupçon de trahison. Celui qui avait été infidèle une fois pouvait céder à la tentation de l’être une seconde fois.
- Ne vous cabrez pas, mon cousin. Dois-je vous octroyer ma protection sans rien attendre en retour ? Soyez réaliste.
Certys se cala contre le dossier rembourré et glissa ses mains dans les poches de son manteau de laine doublé. Il fixa Hodin avec un brin d’impertinence puis déclara :
- Je suis réaliste. Lorsque j’ai décidé de m’exiler en Nextia, j’étais conscient du prix que je devrais payer pour y être accepté.
- Vous avez été le favori d’Amintas de Lusitan, vous l’avez jalousement aimé, peut-être l’aimez-vous encore inconsciemment.
- L’amour et la haine ne sont-ils pas les versants d’une même montagne ? Une fois gravi l’un jusqu’au sommet, le second est très facile à descendre, surtout si l’on vous donne un grand coup dans le dos !
- Vous voilà poète, maintenant, releva d’Angon avec une pointe de sarcasme. Vous avez presque tous les talents. Mais avez-vous celui d’être constant ?
Certys fit entendre un bruit de gorge courroucé. Il avait beau faire sa cour à celui qui pouvait tout en Nextia, il n’irait pas jusqu’à se laisser humilier par lui.
- Vous me faites un faux procès, Excellence. Dans l’affaire, l’inconstance est du fait d’Amintas, non de moi.
Hodin sourit d’un seul côté de la bouche puis se mit à rire silencieusement :
- Certes, mon cousin. Mais vous vous êtes enflammé bien vite. Il suffisait de peu pour le ramener à vous. Amintas est un faible, n’ayons pas peur des mots. Il avait besoin de vous. Je suis prêt à parier qu’il se lamente en secret de votre défection.
Certys ne trouva rien à répondre à cette attaque en règle contre le Suprême lusitanien. Hodin d’Angon n’avait pas tort, il devait bien l’admettre.
- Aucun mot pour défendre votre souverain ? le provoqua le Nextian.
- Ancien souverain, Excellence. Mon avenir est en Nextia. Mais sachez toutefois que je ne regrette pas les cinq années écoulées.
- Ecoulées, effectivement. L’eau d’un fleuve ne remonte jamais à sa source.
Certys éclata franchement de rire.
- Excellence ! Allons-nous faire assaut de poésie ?
Hodin se joignit à lui puis frotta ses mains l’une contre l’autre.
- Malgré le capitonnage, il fait froid ! Réchauffons-nous !
Un panier carré avait été déposé sur la banquette à sa droite. Il en souleva le couvercle d’osier et sortit une bouteille en terre vernissée bleu et jaune. Il l’exhiba avec un air gourmand.
- Une eau-de-vie de vingt ans d’âge ! Un distillat de vin de pommes et de plantes de montagne. Un secret jalousement gardé par les distillateurs royaux ! Buvez, Certys, le froid vous passera.
Il tendit au jeune homme une tasse en terre cuite qu’il venait de remplir généreusement. Non sans une certaine appréhension, Certys la prit et but à petites gorgées le liquide inconnu. Il dut prendre sur lui pour ne pas tousser sous le regard pétillant de malice du régent. L’alcool coulait dans sa gorge comme un feu liquide mais laissait dans sa bouche une saveur inédite et agréable. Hodin, lui, avala le breuvage d’un trait.
- Une autre tasse ? lui proposa-t-il ensuite.
Certys secoua la tête en souriant. Il n’était guère recommandé de boire trop avant de voler. Et il espérait qu’il pourrait essayer les Ailes promises.
- C’est fort sage, mon jeune cousin, approuva d’Angon avec une ombre d’ironie. Puis il se plongea dans la lecture d’un épais dossier qu’il avait emmené avec lui. Certys ne s’en trouva pas plus mal. Il ne pouvait se départir d’une certaine gêne en présence de cet homme ambigu. L’attention que celui-ci lui portait avait favorisé ses desseins mais elle était loin d’être désintéressée. Son parent ne s’était jamais vraiment découvert à son égard. Le Lusitanien se sentait sous son regard scrutateur comme un insecte sous les instruments d’un de ces savants qui observaient la nature pour en tirer des exemples.
L’exilé tourna son attention vers l’extérieur. Le paysage qui défilait derrière la vitre du carrosse n’avait rien de remarquable. Des bouquets d’arbres, pour la plupart des résineux aux aiguilles presque noires, ponctuaient une steppe couverte d’un tapis neigeux peu épais. Des herbes, peut-être des joncs, crevaient la pellicule blanche et pointaient vers le ciel blafard leurs hautes hampes acérées d’un inattendu vert acide. Le regard se perdait dans cette immensité plutôt déprimante. Certys cacha un bâillement derrière sa main. Il commençait à s’ennuyer. A cet instant, la chape de nuages qui couvrait le ciel depuis son arrivée à Kurvval laissa soudain le passage à un rayon de soleil. Bien que pâle, celui-ci para le bosquet sur lequel il se posait d’un camaïeu de vert où le givre brillait comme une parure de diamants. Les yeux écarquillés, Certys découvrit un bâtiment vers lequel, manifestement, ils se dirigeaient. Seule construction à des lanis à la ronde, elle couvrait une étendue considérable et offrait aux regards des murs bas, uniformément gris. Le carrosse ralentit son allure, quitta la route principale et s’engagea dans une allée bordée de murets. Tandis que se rapprochait la Caserne principale, but du voyage, Certys chercha à étancher sa curiosité mais les murs aveugles ne lui dévoilèrent rien.
Le véhicule pénétra dans l’édifice par une haute et large porte qui avait dû être ouverte pour la circonstance car elle fut refermée derrière lui. Une fois le carrosse immobilisé au centre d’une cour aux dimensions imposantes, Hodin d’Angon leva le nez de ses papiers et fit remarquer :
- Mon cher Certys, les dieux sont avec vous. Vous allez avoir beau temps pour voler.
Plusieurs officiers les attendaient à la descente de la voiture. Quelques Chefs obséquieux se pressaient autour du Commandeur de la Caserne pour accueillir son Excellence le régent. Une dizaine d’Aides de Camp, alignés à distance respectueuse, lorgnaient plutôt du côté du Lusitanien. Leurs regards curieux jaugeaient sans aménité celui qui ne comptait que deux ou trois années de plus qu’eux mais avait grade de Commandeur. Certys pouvait presque entendre leurs pensées.
« Rien de plus facile de devenir Commandeur lorsqu’on est le favori d’un roi ! On verra bientôt ce qu’il vaut vraiment avec des Ailes au dos, ce si fameux Avian lusitanien ! »
A la suite de Hodin, Certys Cyril salua le maître des lieux, un homme massif à la cinquantaine bien entamée. Au vu de sa morphologie, il ne devait plus voler depuis un certain temps ou alors les Nextians avaient conçu des Ailes capables de transporter des taureaux. Certys releva dans les yeux de son égal une lueur de doute accommodée de dédain. Encore un à qui il allait falloir en mettre plein la vue. Cela entrait de toutes façons dans ses intentions.
- Commandeur Vanshett, mon jeune parent est fort impatient de tester la machine que je vous ai demandé de mettre à sa disposition. Est-elle prête ?
- Excellence, j’y ai veillé personnellement. Mais il faut d’abord régler la machine à...
- Tss ! Tss ! le reprit Hodin d’Angon avec un demi-sourire. Ignorez-vous que l’Anima de Certys Cyril peut s’accorder avec n’importe quel matériel ? Tout comme celle de mon fils d’ailleurs. Mais ne sont-ils pas parents ?
Le sourire équivoque du régent s’adressait autant à Certys qu’au Commandeur renfrogné. Le jeune homme repensa au duel qui l’avait opposé le matin même à Ganrael. Devrait-il un jour affronter ce dernier en plein ciel ?
- Eh bien, allons-y, Excellence, Commandeur Cyril, se rattrapa Vanshett en désignant un immense hangar sur leur droite. La porte en était béante et, tout en se dirigeant vers elle, Certys put apercevoir les nombreuses Ailes qui reposaient au sol sur des cadres de bois. Dans les allées qui les séparaient, des hommes vaquaient à diverses tâches. Ils s’immobilisèrent dans une attitude respectueuse à l’entrée de leurs officiers accompagnés des illustres visiteurs. Cible privilégiée des regards, Certys ne s’en formalisa pas. Pour sa part, il n’avait d’yeux que pour les Ailes. Ses mains fourmillaient du désir de toucher leurs voilures grège ou blanches, leurs armatures en bois-musicien. Ses poumons s’emplissaient instinctivement d’un air qui préfigurait celui du vol et de l’altitude. Son regard croisa celui du Commandeur Vanshett et il eut la surprise d’y lire une certaine compréhension. Il lui demanda d’une voix que l’impatience rendait rauque :
- Où sont les Ailes que vous m’avez réservées, Commandeur ?
- Suivez-moi.
Dans un angle du vaste entrepôt, un peu à l’écart des autres, l’attendait une machine, sa machine. Au cousin du tout puissant régent, Vanshett ne pouvait que proposer un des plus récents modèles. Certys laissa échapper un sifflement réjoui. Puis il mit un genou au sol et examina avec considération l’appareil au repos. La membrure des ailes à demi repliées étaient faites dans le meilleur bois-musicien. L’odeur ténue qui s’en dégageait témoignait de sa provenance lointaine. Sans hésitation, Certys l’identifia.
- Du Malimbor de Fesquelle ! s’exclama-t-il, admiratif.
- En effet, acquiesça le Commandeur nextian. Et la membrane est en poils de chèvres rédhanes.
- Tissés au plus fin possible. Un travail d’orfèvre. La toison de vos chèvres rhédanes est celle qui se prête le mieux à la fabrication des voilures. Pas besoin de les imperméabiliser ! Ces Ailes me conviennent tout à fait. M’avez-vous destiné un harnais et un casque ?
Le Commandeur nextian fit signe à un Aide de Camp. Celui-ci apporta avec célérité les objets demandés. Certys s’en saisit et remercia le jeune Avian d’un signe de tête. Il remarqua que ce dernier portait sa tenue de vol mais ne fit aucun commentaire. Le Lusitanien examina l’équipement. Il était neuf et de bonne qualité. Il n’aurait même pas à effacer l’empreinte d’une autre Anima avant d’investir de la sienne le lacis qui allait le relier aux Ailes encore inertes sur le sol. Le seul fait de prendre en mains le harnachement lui suffisait pour l’harmoniser à son Anima. Son don lui évitait de devoir passer par les longues heures que demandait d’ordinaire la mise en résonance. Il retint un sourire. En fait, il n’avait même pas besoin du contact. Mais cela, il était le seul à le savoir. Amintas lui-même l’ignorait. Peu de temps avant sa relégation à Comarck, le jeune Avian avait découvert qu’il pouvait se relier au réseau de n’importe quelle machine. Bien sûr, cette fabuleuse largesse des dieux à son égard demeurait encore fragile et erratique. Il lui restait à l’affiner et à l’amplifier.
Certys passa le harnais, fixa à ses poignets et à son front les bandeaux capteurs et coiffa le casque. Le même Aide de Camp lui présenta des gants de vol qu’il enfila aussitôt. Sur un nouveau signe du Commandeur Vanshett, deux hommes des équipes au sol vinrent soulever et convoyer les Ailes jusqu’à l’extérieur du hangar. Certys leur emboîta le pas, suivi de près par Hodin d’Angon et les officiers Avians. Passant par une seconde porte, ils débouchèrent sur une vaste esplanade. La neige avait été balayée de l’herbe rase et jaunie. Des hauts murs cernaient la place mais ils étaient suffisamment distants les uns des autres pour laisser toute latitude aux envols, même aux plus maladroits. Certys Cyril n’aurait pas besoin de tout le périmètre. Il leva les yeux pour examiner le ciel. Celui-ci offrait désormais aux regards plus de bleu que de gris. Le vent chassait les nuages. Il faudrait tenir compte de possibles courants désorganisés. Le jeune homme se retourna pour remercier son parent mais les mots ne passèrent pas ses lèvres. D’autres Ailes avaient été déposées près des siennes et deux Avians finissaient de boucler leurs tenues.
- Je pensais voler seul. Avez-vous peur que je m’égare ? demanda-t-il sans masquer son peu d’enthousiasme.
- En Nextia, le temps est capricieux. Nos Avians ne volent jamais à moins de trois. Question de sécurité, Commandeur, lui expliqua Vanshett sous le regard ironique de Hodin d’Angon.
Certys s’avança vers ses compagnons imposés et les salua d’un signe sec de la tête. Leurs saluts furent plus profonds, l’un était Chef, l’autre Aide de Camp. Ils se présentèrent :
- Chef d’Arphnais, Commandeur.
- Aide de Camp de Surgham, Commandeur.
Elnar, dont il avait rencontré le père la veille, en allant rendre visite à l’enfant roi ! Le hasard faisait bien les choses. Pour le peu qu’il en voyait entre les joues larges du casque, le visage du fils du seigneur Huriel était plaisant et franc. Son compère, quant à lui, arborait d’épais sourcils au-dessus d’yeux lourds, ce qui ne lui façonnait pas une physionomie attirante.
- Eh bien, allons-y !
Avec l’aide des rampants, le Commandeur Cyril fixa les boucles du harnais à la machine. Ceci fait, il se laissa doucement envahir par la sensation unique de ne plus faire qu’un avec elle, au centre d’un lacis qui tissait les nerfs de l’homme avec les fibres du bois. Chaque fois qu’il se liait aux Ailes, un miracle s’accomplissait. Il devenait une créature hybride, magique et supérieure, plaignant ceux qui ne pouvaient connaître un tel achèvement.
Puis il baissa la visière de son casque et prit le pas de course. Il n’effectua qu’une dizaine de longues enjambées. Les impulsions puissantes dirigées vers les armatures principales et les bords d’attaque réglés avec précision se traduisaient par des battements d’ailes réguliers et vigoureux. Le Lusitanien s’éleva rapidement dans les airs, prenant de l’avance sur ses équipiers. Ceux-ci prirent enfin leur envol et se placèrent dans son sillage, côte à côte. Ils ne devaient pas trop apprécier de se trouver dans le couloir de l’étranger. Certys gagna rapidement de l’altitude puis adopta une vitesse de croisière qui leur permit de le rejoindre. A cette hauteur, le froid devenait glacial. Le cuir épais de la tenue ne protégeait pas totalement contre le vent qui fouettait les membres immobilisés par les courroies. Les Avians devaient battre sans cesse des ailes pour conserver leur stabilité. Pas question d’essayer de planer à moins de vouloir être emporté comme un fétu de paille. Par gestes, le Commandeur fit comprendre à ses compagnons qu’il souhaitait se diriger vers le nord et dessiner une boucle assez large pour revenir ensuite au-dessus de la Caserne. Il ne comptait pas effectuer un long périple, juste essayer ses Ailes et montrer aux Nextians de quoi il était capable. Le langage des Avians étant universel, les deux pilotes n’eurent aucune difficulté pour interpréter les signes et acquiescèrent. Le froid et surtout le vent qui avait forci avec l’apparition du soleil ne les incitaient pas à un vol conséquent.
Certys jeta un coup d’œil aux silhouettes figées dans la cour d’envol et devina les visages levés vers lui. Au centre, Hodin d’Angon dominait les autres de sa haute stature. Pour distinguer les grands oiseaux de chair, de bois et de toile dans la lumière solaire, il devait sans doute plisser les yeux. Son jeune parent éclata de rire. En manière de salut, il se laissa tomber de quelques hauteurs d’homme et effectua une figure retournée totalement inutile en la circonstance mais spectaculaire. Ne voulant pas être en reste sous le regard du régent en personne, Arphnais l’imita mais avec un peu moins de panache. Elnar de Surgham, lui, ne s’y risqua pas et se contenta de suivre ses deux supérieurs lorsqu’ils prirent la direction du nord, face au vent. Il valait mieux avoir ce dernier dans le dos au cours du trajet de retour.
Les trois Avians survolèrent un paysage guère plus plaisant que celui que le carrosse avait traversé pour se rendre à la Caserne principale. Plus au nord, se dessinaient des monts aux sommets perpétuellement enneigés. Des rangées sombres de conifères montaient à l’assaut de leurs pentes ardues mais perdaient la bataille à mi-chemin. Au-delà, régnaient les rochers et la glace.
Derrière sa visière, Certys sentait sa peau se tendre sous l’emprise du froid. Celui-ci pénétrait sous le casque par le système d’aération conçu pour empêcher la buée d’occulter la vision. Mais ce n’était qu’un inconvénient mineur en regard de la joie profonde qui l’habitait depuis que son Anima s’était éveillée et ouverte au Réseau. Il volait enfin. Il avait attendu ce moment trop longtemps. Il s’était demandé parfois si l’inactivité forcée n’allait pas émousser ses réflexes. Il n’en était rien : voler était aussi évident, aussi aisé pour lui que de respirer. Un remous soudain ne perturba pas son impression de plénitude, bien au contraire. Il intervint aussitôt sur les alulas. Les fines languettes de bois fixées sur le bord intérieur de chaque aile stabilisèrent le vol. Le survol d’un long bloc de rochers expliquait cette turbulence. Il s’agissait d’un relief plutôt inattendu dans cette plaine désolée. Certys laissa son regard errer au-dessous de lui sans toutefois négliger d’observer l’ensemble du ciel. Un Avian se devait d’observer l’évolution du temps avant le décollage et pendant le vol. Les changements brutaux dans le comportement des vents ou des nuages pouvaient être fatals aux pilotes insouciants. Pour l’heure, il n’y avait pas à craindre de front orageux. Les derniers nuages filaient vers le sud. Leur moutonnement trahissait le refroidissement des masses d’air en altitude et promettaient des turbulences. Certys ne s’en inquiétait guère. N’avait-il pas survolé le détroit des Orages ?
Le jeune Avian se dit pourtant qu’il était temps de rentrer au bercail. Il vira impeccablement sur l’aile gauche, se laissa planer un instant en profitant de la portance du vent puis reprit le vol battu lorsque ses compagnons l’eurent rejoint. Ce fut alors qu’il ne put se retenir de pousser un cri. Fort heureusement le sifflement de l’air empêcha les deux Nextians de l’entendre. Frayeur et émerveillement avaient motivé cette réaction soudaine. Le jeune homme venait de prendre conscience qu’il n’avait pas visualisé le Réseau lorsqu’il avait manœuvré pour effectuer son demi-tour, pas plus que précédemment lorsqu’il avait manipulé les alulas. Il avait alors juste pensé... ou peut-être même pas pensé, juste agi par instinct, comme un oiseau... comme si les Ailes étaient une partie de son corps. Il n’avait plus besoin du harnais de vol. Peut-être n’en avait-il jamais eu besoin ?
Certys secoua la tête. Ce n’était ni le moment ni le lieu d’examiner les implications de ce qu’il venait d’entrevoir au sujet de son Anima. Il avait la Caserne principale en point de mire, petite masse grisâtre qui se rapprochait rapidement puisque les trois Avians avaient vent arrière. Il s’était promis d'accomplir une arrivée bien plus surprenante que la boucle qu’il s’était amusé à réaliser au départ. 
Il n’amorça pas la descente au moment où il aurait dû le faire et se présenta à la verticale au-dessus de l’espace enclos. D’Angon et les officiers s’y trouvaient encore, profitant sans doute de la première apparition du soleil depuis plusieurs jours. Désorientés par son inhabituelle approche, le Chef d’Arphnais et l’Aide de Camp de Surgham qui avaient commencé à descendre, se hissèrent à nouveau à sa hauteur. Certys Cyril ignora les gestes interrogatifs du Chef et se laissa soudain tomber, tête la première. La cheminée thermique produite par les bâtiments ralentissait légèrement sa chute verticale. Le jeune Avian utilisa le courant ascendant d’une façon inédite pour les spectateurs médusés. Ailes à demi repliées, il glissait autour de la colonne d’air plus chaud en décrivant une spirale serrée. La Vrille descendante, ainsi qu’il nommait cette figure, permettait d’effectuer un atterrissage rapide. En combat, elle ajoutait un élément de surprise fort efficace lorsque l’Avian fondait sur son adversaire. Toutefois, pour la mettre en œuvre, il fallait faire preuve d’une bonne dose d’intrépidité et d’une superbe confiance en soi. Certys Cyril l’avait inventée, nul autre que lui ne s’y était encore essayé.
A dix hauteurs d’homme du sol, le téméraire pilote déploya grand ses ailes. Les membranes freinèrent la machine mais le contact avec le terrain fut tout de même assez rude. Certys l’amortit en courant sur quelques longueurs.
Il se débarrassait déjà de son harnais lorsque ses deux équipiers atterrirent de manière plus classique. Il ôta son casque et le tendit à l’homme qui venait de l’aider à détacher les courroies. Dans les yeux gris clair de ce dernier, il lut un respect nouveau. Sa petite démonstration avait fait mouche. Il ébouriffa à deux mains ses boucles collées par la transpiration. La Vrille exigeait une tension et des efforts que masquait l’apparente facilité avec laquelle il l’exécutait. Son regard croisa celui de Hodin d’Angon qui venait vers lui sans se hâter. Le régent ne laissait transparaître qu’une lueur d’intérêt amusé dans ses prunelles sombres. Le Commandeur Vanshett l’accompagnait. L’Avian nextian luttait à l’évidence contre un sentiment complexe d’admiration et d’agacement. La dextérité et l’audace du jeune Lusitanien l’humiliaient. Les deux hommes s’arrêtèrent à quelques pas de Certys.
- Félicitations, mon cousin. Si vous vouliez nous surprendre, vous avez réussi au-delà de toute espérance.
La légère ironie que maniait si bien d’Angon prouvait à Certys que ce dernier ne se laissait pas facilement bluffer. Le jeune homme espérait toutefois ne pas être aussi transparent aux yeux du régent nextian que celui-ci semblait le croire.
- Vous m’aviez promis des Ailes, Excellence. En retour, ne vous avais-je pas promis un pilote exceptionnel ?
- Si fait, Certys. Nous avons donc l’un et l’autre honoré nos engagements.
Hodin d’Angon tendit sa main nue. Certys Cyril y plaça la sienne toujours gantée. La poigne du régent l’enserra fortement. Le jeune Avian aurait eu du mal à dégager sa main s’il l’avait voulu. Le langage des doigts refermés sur les siens et du sourire détendant à peine les lèvres minces était clair : « Tu m’appartiens désormais. Prends garde à ne pas me décevoir. »
Au bout de cinq respirations, d’Angon le lâcha et dit sur un ton enjoué :
- Cette figure est stupéfiante. Comment la nommez-vous ?
- La Vrille descendante.
- Et vous en êtes l’inventeur, bien sûr ?
Sans attendre de réponse, il saisit son parent par le haut du bras et l’entraîna vers les bâtiments. Vanshett leur emboîta le pas. Hodin d’Angon s’exclama soudain, comme au terme d’une profonde réflexion :
- Il faudra l’enseigner à Ganrael.
Certys se mordit la lèvre pour ne pas refuser la singulière proposition. Le régent l’avait pris de court. Il se contenta de répondre :
- La mise au point et le perfectionnement m’ont demandé des jours entiers d’entraînement.
- Oh ! Mon fils ne manque pas de temps. Il courra moins la gueuse et la bête noire, c’est tout !
L’Avian ne trouva rien à répliquer et dévia la conversation tandis qu’ils traversaient le hangar.
- A propos d’entraînement, puis-je avoir votre aval pour venir ici régulièrement ?
- Evidemment, mon cousin. Dès demain, je vous intègre au sein de notre armée. Vous conserverez votre grade de Commandeur.
- Vous avez toute ma gratitude, Excellence.
- Je l’espère bien, rétorqua d’Angon avec un petit rire avant d’ajouter : Il vous faudra bien sûr renoncer à ce qui vous rattache encore à Lusitan. Votre nom, par exemple. Désormais, vous êtes un Nextian. Cyril sent trop son lusitanien. Des lettres patentes sont déjà prêtes au palais. Vous n’aurez qu’à y apposer votre signature et vous deviendrez, pour tous, Certys de Fershield.

Dans le carrosse qui ramenait les deux hommes à Kurvval, Certys n’échangea que peu de mots avec son parent. Ce dernier le laissa s’abîmer dans ses pensées, conscient que le jeune homme avait beaucoup à réfléchir sur l’orientation que prenait son existence. Ce dernier spéculait sur l’offre ou plutôt l’injonction du régent. Il lui en coûtait d’abandonner son nom car il lui venait d’un père qu’il avait aimé et respecté. Mais ce n’était qu’un pas de plus sur le chemin qu’il avait délibérément pris lorsqu’il avait brisé sa coupe entre Amintas et lui. Et puis, Certys de Fershield, cela sonnait plutôt bien.
Hodin d’Angon ne pouvait se douter du tour que prirent les pensées de Certys lorsque celui-ci eut réglé avec lui-même la question de son changement d’identité. Le jeune Avian s’interrogeait sur ses nouvelles aptitudes. Mais sans doute n’étaient-elles pas récentes ? Il n’avait fait peut-être qu’amener au jour un talent qu’il possédait à l’état latent. Il avait toujours visualisé le Réseau parce que c’était ce qu’on lui avait enseigné et seul, le hasard, ou peut-être les dieux, lui avait fait appréhender qu’il n’avait pas besoin d’en passer par là. Les avantages étaient loin d’être négligeables : réactions plus rapides, union avec les Ailes plus intime. Nul ne devait apprendre ce dont il était véritablement capable... il se demanda non sans angoisse si Ganrael montrait les mêmes dispositions.



Aelghir
02/01/2007 21:29
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

Les Ailes du Traître chapitre neuf


Certys grogna de plaisir. Etendu sur le ventre, les yeux clos, il s’abandonnait aux soins de Fallianha. Elle s’était installée à califourchon sur lui. Les mains expertes de la belle Louve chassait la fatigue de ses muscles endoloris par la tension du vol. le jeune Avian s’efforçait de ne penser à rien d’autre qu’aux doigts habiles qui pétrissaient ses épaules et dénouaient les contractures. Cependant, il avait du mal à déloger de son esprit les implications de ce qu’il venait d’apprendre sur son Anima. Et il ne parvenait pas non plus à écarter de ses pensées son incorporation dans l’armée nextiane assortie d’un nom nouveau.
- Certys de Fershield ! s’exclama soudain Fallianha, rejoignant sans le savoir ses préoccupations. Félicitations ! Fershield... cela te va bien. Et tu n’as pas eu que le nom, j’espère !
- Le domaine et ses revenus étaient emballés dans le même paquet, précisa-t-il.
- Hodin d’Angon t’a acheté à un bon prix, semble-t-il.
Il ne releva le ton railleur avec lequel elle lui répétait les paroles qu’il lui avait dites lors de sa première visite.
- Il sait à quel prix je peux prétendre, rétorqua-t-il.
Qu’elle le tienne pour bien plus vénal qu’il n’était ne l’embarrassait pas. Les richesses ne l’intéressaient pas, peut-être parce qu’il avait toujours possédé largement plus que ce dont il avait besoin, convint-il en son for intérieur. Ce qui le motivait véritablement, c’était le pouvoir... mais pas n’importe quel pouvoir... Fallianha interrompit ses réflexions en insistant :
- Un vrai domaine avec ses revenus ! Gras ou maigres, les revenus ?
- Plutôt importants, à ce qu’il paraît, concéda-t-il.
La jeune femme n’avait pas le même regard que lui sur l’argent. Sa beauté et son savoir-faire l’avaient sorti de la pauvreté et elle ne tenait pas à y retourner.
Certys aurait voulu qu’elle se taise un moment. Sous les mains à la fois douces et fortes, son corps se détendait au point qu’il aurait pu s’endormir.
- Oui... là, mmmh ! entre les omoplates... Tu as vraiment un don, la complimenta-t-il toutefois.
- Tu en avais bien besoin, mon pauvre Certys. Je ne m’imaginais pas que voler réclamait tant d’efforts. Quand on voit les Avians tout là haut dans le ciel, ça a l’air si facile.
- J’avais pas mal de choses à prouver.
- A l’évidence, tu y es parvenu. Alors... Fershield ?
Il soupira d’aise parce que les paumes de Fallianha se faisaient plus légères et descendaient lentement le long de son dos. Il consentit à répondre :
- Je n’en sais guère plus que ce que j’ai lu sur les papiers que j’ai signés hier. Fershield est situé au nord de Kurvval, pas tout près, à une vingtaine de lanis environ. Un vaste territoire mais plus de landes et de prés à moutons que de champs fertiles. Un manoir qui doit être pratiquement inhabitable. Quelques villages et hameaux repliés sur eux-mêmes. L’alleu est tombé dans l’escarcelle royale quand le seigneur est mort sans héritier.
- Et de la bourse royale dans la tienne par la grâce du régent, railla-t-elle.
Il en rajouta, se moquant de lui-même :
- Ne pense pas que d’Angon m’a acheté à ce seul prix. Il lui a fallu mettre plus sur la balance. Un titre de Commandeur dans l’armée nextiane, ce n’est pas rien. Je n’ai pas encore demandé le montant de la solde mais elle doit être alléchante.
Sa voix se troubla parce que la Louve avait cessé de le masser et caressait avec gourmandise ses fesses et ses cuisses. Bientôt, n’y tenant plus, il se retourna et l’enlaça.
Bien plus tard, il lui demanda tandis qu’ils partageaient une tourte à la volaille arrosée de bière brune :
- Ce cher Rhys m’a dit que tu détenais un certain pouvoir et même un pouvoir certain. Je me demande s’il n’exagérait pas.
Comme il souriait, Fallianha ne se froissa pas ou alors elle le dissimula bien. Secouant ses cheveux rouges, elle rétorqua en riant :
- Rhys est franc comme l’or que me donnent tous ces grands seigneurs de la cour et ces riches bourgeois qui viennent coucher avec moi en cachette de leur épouse.
Son rire s’interrompit et elle considéra Certys par en dessous :
- Je ne sais si je peux en dire autant de toi. Sous ton sourire enjôleur et hautain, je devine des abîmes.
Il mordit à pleines dents dans une nouvelle part de tourte, mâcha lentement la viande épicée sans quitter du regard la Louve provocatrice puis répondit :
- Nul n’est plus limpide que moi, très chère ! Pourquoi parles-tu d’abîmes ? Qui ignore que c’est aux cimes que j’aspire ?
- Nul, justement...
Il éclata de rire.
- Belle et rusée Fallianha, nous parlions de ton pouvoir et non du mien. As-tu vraiment des relations à la cour ?
La jeune femme emplit leurs deux coupes de cette bière forte que Certys commençait à apprécier. Elle vida la sienne avant de se lever et de venir se placer derrière son amant. Elle l’enlaça et posa son menton aigu sur l’épaule du jeune homme. Son souffle tiède, la senteur suave de sa chevelure et le contact de ses seins à peine recouverts d’une fine broderie émurent Certys. Fallianha possédait un puissant pouvoir sur les hommes quels qu’ils soient. Il se concentra sur la boisson qu’il était en train de terminer. Il voulait que la Louve réponde à sa question sans l’éluder une nouvelle fois.
- Bien sûr, mon amour ! Ma beauté et mon expérience attirent beaucoup d’hommes. Je peux me permettre de choisir ceux à qui je dispense mes faveurs. La plupart sont des seigneurs au plus près du trône, ou plutôt du régent. Et je connais leurs petits secrets et leurs désirs. Ils écoutent assez souvent mes suggestions.
Elle lui mordilla langoureusement l’oreille, lui arrachant un soupir de bien-être.
- Chez toi, les prostituées de haut vol n’ont-elles aucune influence ? s’étonna-t-elle ensuite.
- En fait, ma belle, les filles comme toi ne volent pas assez haut en Lusitan pour se permettre de dicter leur conduite aux hommes de pouvoir.
Il se prit à rire puis expliqua :
- Nos épouses sont bien plus libres que les Nextianes. Comment ces dernières, élevées dans la crainte et l’obéissance aux mâles et recluses dans leurs demeures pourraient-elles s’imposer ? En Lusitan, les hautes dames n’hésitent pas à avoir des amants et des opinions sur tout. Certaines même s’imaginent détenir la fibre politique.
L’amertume évidente de Certys retint le geste irrité de Fallianha. Elle se contenta de lui pincer un mamelon. Il poussa un cri de surprise.
- Ce n’est pas parce qu’une reine t’a fait des misères que tu dois toutes nous juger à sa mesure ! Nous savons réfléchir aussi bien que les hommes. Et ceux-ci seraient bien étonnés s’ils avaient assez de cran pour se laisser gouverner par une femme.
Certys sourit en se frottant la poitrine.
- Accepte mes humbles excuses, impitoyable Louve ! Je dois reconnaître, même si mon orgueil viril en souffre, que ma propre épouse est bien plus apte que moi à gérer mon alleu.
- Je doute que tu sois vraiment sincère. Je ne connais très peu d’hommes qui sachent parler franc. Et crois-moi, Certys Cyril, j’en ai fréquenté beaucoup.
- As-tu l’oreille du régent lui-même ? plaisanta-t-il à demi.
Elle souffla avec un dédain qui étonna son amant.
- Aucune femme ne trouve grâce à ses yeux. Et pas une Louve ne peut se vanter d’avoir réchauffé sa chair.
- Il aimerait les garçons ?
Fallianha ricana méchamment.
- Tu es inquiet pour tes jolies fesses ?
Elle lui planta ses dents dans le cou puis s’écarta légèrement de lui. Certys sentait pourtant toujours sa présence derrière lui et un frisson monta le long de sa colonne vertébrale. Il éprouvait à la fois du désir et de la peur. Cette fille était dangereuse, il ne pouvait le nier, tout comme il ne pouvait désavouer le plaisir nébuleux qu’il retirait de cet étrange commerce.
- Hodin d’Angon est froid comme la mort, continua-t-elle après un bref silence. Je crois que seul le pouvoir le fait jouir. Comme celui qu’il a sur toi...
Certys refusa de relever ce qui pouvait passer pour une insulte. Il rétorqua plutôt :
- Il a bien fallu qu’il engendre Ganrael, tout de même.
- Il suffit d’une fois si on choisit la bonne période. Et il a dû procéder au plus vite.
- On dit qu’il s’est débarrassé tout aussi rapidement de son épouse.
- Il avait ce qu’il voulait : un fils.
Certys se leva. Il n’aimait pas ne pas la voir. Elle pourrait tout aussi bien lui planter un poignard dans le dos. Lui faisant face, il ne put s’empêcher de s’interroger sur les sentiments qu’elle faisait naître en lui. Il la désirait, c’était certain et même très évident. Il redoutait sa langue acérée, il devait l’admettre. Mais lui fallait-il se résoudre à appeler amour cette émotion qui serrait sa gorge lorsqu’il la contemplait ? Les yeux fauve de Fallainha suivirent le regard de l’homme qui détaillait sa nudité à peine voilée par un châle. Certys subissait la domination des seins pointant entre les mailles lâches du châle. Les mamelons durcis trahissaient l’envie que la Louve éprouvait elle aussi d’une lutte qui n’allait pas tarder à les jeter sur le lit encore tiède de la dernière étreinte. La dentelle crémeuse s’arrêtait juste au dessus du temple de la déesse de l’amour. La toison bouclée teinte du même rouge sombre que la chevelure de Fallianha excitait plus l’appétit de Certys que les ventres soigneusement épilés des Lusitaniennes.
L’aimable divinité à laquelle Certys rendait volontiers un culte ne portait pas le même nom dans les deux pays. Et ses caractéristiques différaient aussi. Etrangement, l’Astartis lusitanienne était plus docile et soumise aux dieux mâles que son homologue. Cela venait sans doute qu’en Nextia, sous le nom de Saliach, elle était avant tout la puissance tutélaire des Louves, sauvage et dominatrice à leur ressemblance. Ce que Certys ressentait envers Fallianha, il devait le comprendre à l’aune de ce qu’était Saliach, tout comme l’affection qu’il continuait à éprouver pour Artémisia ressortait de l’aspect plus policé de son pendant lusitanien.
Il revint au regard impérieux de la Louve et reprit assez de contrôle sur lui-même pour demander enfin :
- Ce fils, Ganrael, le connais-tu, lui ?
- Ganrael ne tient pas du tout de son père. C’est un Loup, un mâle dominant. Il ne se contente pas d’une seule femelle. Je ne te citerai guère de Louves qu’il n’ait saillies sinon les vieilles et les filles à soldats.
- Tu n’es ni l’une ni l’autre, rétorqua Certys en s’efforçant de garder un ton détaché.
- Eh bien, tu as ta réponse. Que veux-tu savoir, très cher ? S’il est bon au lit ? S’il fait partie de mes habitués ? Si je te préfère à lui ? ironisa-t-elle.
- S’il est vraiment fou, répliqua sèchement le jeune homme bien que les questions que Fallianha venait de lui envoyer à la face lui semblent soudain plus importantes.
Elle sourit afin de lui montrer qu’elle n’était pas dupe mais consentit à l’éclairer :
- Il l’est sans doute. Mais c’est un fou très sensé. Il ne fera jamais rien, je crois, qui aille contre ses intérêts. Et son intention, c’est de régner lorsque le petit roi aura rendu son souffle entre les mains des dieux.
- Il te l’a dit ?
- Pas la peine. Reconnais-moi suffisamment d’intuition pour l’avoir deviné. Rien que sa manière de faire l’amour démontre sa faim de pouvoir et sa concupiscence envers la couronne que porte si mal son cousin.
Elle laissa glisser son châle le long des ses épaules. La broderie arachnéenne frôla ses hanches qu’elle se mit à onduler, à peine, mais de façon si suggestive que la gorge de Certys se dessécha d’un coup.
- Vois-tu, en amour comme ailleurs, il prend sans beaucoup donner. Sa fougue n’est pas déplaisante mais elle est lassante. Ton Astartis a fait de toi un amant bien plus attentionné. Ai-je répondu à toutes tes interrogations ?
- Oui.
Il n’aurait pu prononcer un mot de plus.
Se moquant de son émoi, elle bondit sur la couche et debout, victorieuse, lui tendit les bras.
- Viens, mon amant ! Je suis Saliach ! Rends-moi hommage.
Certys Cyril sauta sur le lit à la suite de l’ensorcelante Louve. Oubliant jusqu’à Ganrael, il l’adora comme elle le réclamait.

Certys ne rentra au palais que tard dans la matinée. Fallianha ne recevait aucun de ses clients avant le repas du milieu de la journée. Elle n’avait laissé partir son amant de cœur qu’une fois reposé des ardeurs de la nuit et lesté d’un solide déjeuner. Le jeune homme eut du mal à se séparer de sa maîtresse. Un vent glacial le surprit au sortir du nid douillet de cette dernière mais lui remit quelque peu les idées en place. Sa passion pour la Louve ne devait en rien entraver ses plans. Elle le tenait par les sens comme aucune femme avant elle mais il devait garder la tête froide.
Il avançait dans les rues sans s’intéresser à ceux qu’il croisait ou dépassait. Il martelait ses résolutions d’un pas vif. Une ou deux fois, il heurta de l’épaule un passant emmitouflé et s’excusa d’un mot bref. Une fois le faubourg quitté, il expulsa Fallianha de ses pensées tout comme le froid l’avait chassée de son corps et obliqua pour se diriger vers la demeure de Rhys. Nul ne l’attendait au palais. Sa réception en tant que Commandeur n’avait lieu que dans deux jours. Hodin d’Angon en avait fixé la date dès leur retour de la Caserne des Avians et lui avait envoyé son propre tailleur. L’homme, un gnome jovial et toujours en mouvement, avait fait prendre ses mesures par un apprenti et avait promis de lui livrer son uniforme avant la cérémonie. En attendant, autant passer les journées d’agréable façon. Le jeune Compagnon de Sassy n’avait pas encore regagné son domaine sur le bord du détroit des Orages. Il avait laissé entendre à Certys qu’il passerait sans doute la mauvaise saison dans la capitale.
Le nouveau Compagnon de Fershield ne s’était pas encore rendu dans la maison de ville de son ami mais celui-ci lui en avait expliqué le chemin. Certys longea des maisons à trois ou quatre étages dont la pierre sombre semblait emmagasiner le froid hivernal. Il préférait les logis étroits des faubourgs avec leurs boiseries ocre jaune à ces façades hostiles. Leurs rares fenêtres donnaient sur les avenues parcourues par le souffle frigorifiant d’un vent qu’il n’aurait pas aimé affronter en altitude. Les volets massifs étaient grands ouverts pour profiter du pâle soleil. Mais Certys n’éprouva pas un seul instant la tentation de jeter un regard dans l’intimité des Kurvvaliens. Ces gens-là ne l’intéressaient pas. Ses pensées se tournaient vers ses relations avec les trois hommes les plus haut placés en Nextia : Hodin et Ganrael d’Angon ainsi que le jeune et si fragile Cosme. Jusqu’à ce jour, le régent n’avait montré que de la bienveillance à son égard. Certys Cyril ne s’embarrassait ni de scrupules ni d’illusions : il connaissait sa propre valeur mais se doutait bien que l’homme fort de la Nextia ne lui offrait pas une nouvelle vie sans contrepartie. Il saurait réclamer le prix de ses faveurs en temps voulu. Le fugitif lusitanien ne devait pas négliger non plus l'animosité du fils unique de Hodin. L’aspect positif de l’aversion de Ganrael à l’encontre de l’intrus était son évidence. Au moins, Certys connaissait son ennemi. Quant au petit roi, Certys se devait de cultiver l’intérêt que ce dernier lui manifestait. Du pouvoir Cosme n’avait que le peu que le régent voulait bien lui laisser. Mais s’il parvenait à dépasser sa maladie, bien conseillé et bien guidé, il pourrait devenir un souverain digne de ce nom.
L’ancien favori d’Amintas de Lusitan pressa inconsciemment le pas. Rhys était la porte par laquelle il obtiendrait la confiance de Cosme.

La demeure du Compagnon de Sassy était séparée de ses voisines par deux parcs enclos de grilles peintes en gris foncé. La plupart des arbres étaient dénudés par l’hiver mais quelques conifères aux aiguilles d’un vert acide apportaient une touche de couleur inattendue et pour tout dire agressive. Certys poussa la porte d’entrée et pénétra dans un vestibule à peine éclairé par une lampe posée sur une petite table. Un homme se leva précipitamment et fixa sur lui des yeux de myope. Malgré tout, le vieux portier parut satisfait de son examen puisqu’il s’inclina et bredouilla entre les dents qui lui restaient :
- Le seigneur de Sassy m’a dit de vous faire monter sans attendre si vous vous présentiez ici, seigneur de Fershield.
Le visiteur grimpa l’escalier principal. Celui-ci, en marbre beige, menait directement au deuxième étage. C’était, à Kurvval, l’étage noble. Le rez-de-chaussée servait d’entrepôt et au premier, on trouvait aussi bien les cuisines que les logements des serviteurs.
Sur le palier attendait un jeune garçon dont le seul travail semblait être de débarrasser les visiteurs de leurs manteaux superflus dans la douce chaleur entretenue à cet étage. Il posa la lourde pelisse sur une chaise à bras puis ouvrit la porte à deux battants qui occupait la place centrale entre deux ouvertures plus étroites. Rhys qui lisait près d’une fenêtre se leva d’un bond à l’entrée de son ami. Il jeta le livre sur une table basse et serra Certys dans ses bras.
- Quelle heureuse surprise ! Je craignais que tes nouvelles responsabilités ne t’empêchent de venir me voir.
- Et mon récent titre de noble nextian. Apparemment tu es au courant.
- Ta bonne fortune alimente les conversations à la cour comme à la ville.
- Et qu’en dit-on ?
Rhys sourit largement en l’entraînant vers la cheminée où brûlait un bon feu. Il lui désigna une chaise à bras garnie de coussins et s’installa dans l’autre, faisant face à l’arrivant. Il écarta les mains et avec un petit sourire moqueur, informa ce dernier :
- On s’étonne, tu t’en doutes bien mais on ne se permet pas de critiquer à haute voix les décisions du régent. A part, évidemment, ton cousin Ganrael qui ne se prive pas de rabaisser tes mérites. Il te reconnaît un certain talent en tant qu’Avian mais un bien plus grand comme courtisan. Il perpétue ses insinuations malveillantes sur ton passé en Lusitan mais ne peut guère insister là-dessus sans paraître soupçonner son propre père de déviance.
- Tu ne m’apprends rien que je ne soupçonne déjà ! Et pour ceux de ton parti, qui suis-je ?
Rhys se départit de son sourire mais aucune hostilité ne perçait dans son regard franc.
- Un arriviste dangereux dont il faut se tenir à l’écart.
Certys haussa les sourcils.
- Que tu devrais éviter de fréquenter...
- Cela m’a été fortement suggéré. Mais je tiens à mon libre-arbitre aussi bien vis-à-vis de mes alliés que de mes adversaires. Tu vas partager un vin chaud avec moi ! s’exclama-t-il avec jovialité comme s’il ne venait pas d’exprimer ses préoccupations.
Rhys frappa dans ses mains, provoquant l’apparition du jeune serviteur. Il lui ordonna d’aller chercher en cuisine une cruche de vin chaud épicé et de la lui monter sans lambiner. Certys mit à profit l’interruption pour détailler la pièce dans laquelle le recevait son ami. Ses dimensions étaient conséquentes et expliquaient la taille de la cheminée : on aurait pu y cuire deux moutons sur la même broche. Des tentures richement brodées participaient efficacement à la lutte contre le froid extérieur : il faisait presque trop chaud. Peu de meubles mais d’un goût excellent : la table et la desserte gravées de feuillage étaient l’œuvre d’un habile artisan du Siérain. Sur deux étagères jumelles, étaient exposées des verreries styriennes d’une délicatesse émouvante. Le Compagnon de Sassy disposait d’un revenu plus que confortable.
Le petit serviteur finit par apporter la cruche avec un luxe de précaution. Rhys attendit d’avoir versé lui-même la boisson aromatique dans deux coupes pour reprendre la conversation.
- Je leur ai laissé entendre que tu étais aussi une pierre dans le jardin du régent. L’attitude de ce dernier à l’égard d’un demi Lusitanien ne peut qu’incommoder ses proches.
Le regard perdu dans les volutes de vapeur, Certys buvait à petites gorgées le breuvage encore fumant. Ce que lui apprenait le Compagnon de Sassy ne l’étonnait pas outre mesure. Ses parents avaient outrepassé les préjugés et s’étaient démontrés leur amour tout au long de leur vie. Mais avaient-ils pensé au fardeau que leurs enfants auraient à porter du fait du mélange dans leurs veines de deux sangs antagonistes ? Certys s’était toujours senti incomplet sous le regard des autres.
Il aspira la dernière gorgée et croqua les graines de carmandal pourpre qui restaient au fond du calice. Leur saveur forte emplit sa bouche.
- Les as-tu dissuadé de m’éliminer ?
Rhys sursauta légèrement. Son air choqué fit sourire Certys.
- Par les dieux ! Il n’a jamais été question d’en arriver à de telles extrémités ! Juste de te surveiller.
- Et c’est à toi qu’on a confié la tâche de me tenir à l’œil ?
Le Nextian souffla. Il n’aimait pas le tour que prenait la discussion. Certys ne voulut pas l’indisposer. Il avait besoin d’un ami sincère et, nonobstant le but fixé, il appréciait vraiment le Compagnon de Sassy. Il reprit :
- Tu es le mieux placé, évidemment. Et je préfère sans conteste que ce soit toi car je sais que tu es droit et loyal.
Le sourire revint sur le visage de Rhys. Il se leva, consulta la clepsydre qui trônait sur une table triangulaire, dans un angle du vaste salon et remarqua :
- Déjà la sixième heure du jour ! Veux-tu partager mon repas ? Cela me ferait vraiment plaisir... si tu n’as pas d’obligations au palais bien sûr.
- Je suis encore libre de mes mouvements. Plus pour longtemps : la cérémonie au cours de laquelle Hodin d’Angon me remettra mes insignes est programmée pour dans deux jours. En attendant, je compte profiter des plaisirs de l’existence : ne vante-t-on pas les talents de ta cuisinière ?
Et au cours du repas, il amènerait à un moment ou un autre la conversation sur le petit roi.


Aelghir
11/02/2007 14:38
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

Le chapitre onze avant le dix !!! eh ben oui, j'ai commencé le chapitre dix puis le onze... comme un certain lecteur m'a dit qu'il trouvait dommage qu'on ait tout du point de vue de Certys, voici le point de vue d'un autre personnage. Plus d'une année s'est écoulée depuis le chapitre 10 que vous aurez bientôt (j'espère).




Les Ailes du Traître chapitre onze

« Pleure durant la nuit, abondance de larmes
Soupire à la croisée, chemin du discrédit
Femme, désole-toi, tour de garde sans armes,
Souviens-toi des jours d’avant la tragédie.

Qui te consolera ? Qui portera le deuil ?
Qui t’honora jadis ? Qui essuiera tes pleurs ?
A tisser un linceul tu consumes ton œil,
Reine, vierge et veuve, au fil de ton malheur.

Gémis durant la nuit, ombre des maléfices,
Elève tes paumes, cendres de la passion
Veille à ta fenêtre, autel de sacrifice
Regrette les splendeurs d’avant la transgression.

Qui a pris de grands airs ? Qui a trahi le roi ?
Qui a tué l’espoir ? Qui a tourné la roue ?
Au soir de vos noces, tu as perdu la foi,
Femme, veuve et reine, en perdant ton époux. »

Artémisia ferma le recueil de poèmes et leva les yeux vers la haute fenêtre. La lumière du milieu du jour pénétrait dans la librairie à travers des lames de bois translucides. Ainsi tamisée, elle respectait la fragilité des reliures disposées sur les rayons. La jeune femme parcourut du regard la spacieuse salle dévolue à la lecture. Les ouvrages rangés sur les étagères comme des serviteurs attendant les ordres traitaient de tous les sujets imaginables. Le père de Certys avait réuni là une collection inestimable. Sans doute n’en avait-il pas lu le quart. Elle-même doutait d’en venir un jour à bout. Elle aimait les livres, leur odeur et leur toucher. Les couvertures de cuir adouci par les ans lui apparaissaient d’une sensualité presque indécente. Les éditions plus récentes, acquises par Certys Cyril pour compléter le fond, présentaient aux yeux de son épouse le même tempérament entier et impatient que l’exilé. La reliure de peau encore raide craquait et résistait lorsqu’elle ouvrait l’un de ces livres. Cela lui arrivait rarement, uniquement lorsqu’elle voulait tenter de comprendre qui était réellement l’homme qu’elle avait épousé et dont elle savait si peu. L’ancien favori avait sélectionné des écrits techniques, historiques ou politiques auxquels il avait ajouté quelques romans, peu lus, et deux ou trois recueils de poésies, encore moins consultés. Les ouvrages de musicologie attiraient plus volontiers son attention. Des signets signalant quelques passages témoignaient qu’il les avait consultés assez souvent. Mais les livres qui avaient eu sa faveur étaient ceux qui parlaient de l’Anima. Certains passages en étaient soulignés, d’autres rageusement biffés. Artémisia s’était à son tour plongé dans la lecture de ces savants exposés mais avait dû reconnaître que les principes qui régissaient les rapports entre un homme et une machine demeuraient flous. Elle pouvait les concevoir mais non les analyser. Elle soupçonnait que seul un Avian et dans une moindre mesure un Batelier ou un Charrelier* pouvaient appréhender la profondeur du concept. D’ailleurs, les auteurs de ces traités étaient pour la plupart des Avians. Ceux qui ne faisaient pas partie de cette orgueilleuse corporation mais avaient osé écrire sur le sujet avaient subi les foudres du maître des lieux : c’étaient leurs écrits dont Certys avait raturé maints passages et dont il avait parfois arraché des pages.

Artémisia soupira. Elle était venue dans la librairie avec l’intention de mettre à jour les comptes du domaine. Lindia était presque aussi étendu qu’une province et demandait une attention constante. Sans l’avoir désiré, elle en était devenue la souveraine et la garante au nom de Certys Cyril. Bien que réfugié dans un royaume hostile au Lusitan, le Compagnon n’avait pas vu ses biens confisqués par la couronne. Amintas n’avait pas souhaité dépouiller la jeune épouse de son ancien favori. Secrètement, Artémisia s’était convaincue que le Suprême gardait l’espoir de se réconcilier avec son ami.
Elle se mordilla nerveusement la lèvre. Les chances d’une réconciliation et d’un retour en grâce de Certys s’étaient peu à peu amenuisées et semblaient désormais inexistantes. Le jeune Avian était allé trop loin. Son allégeance à l’ennemi héréditaire du Lusitan ne faisait plus de doute dans l’esprit de personne. Le régent nextian l’avait attaché à lui avec le rang de Commandeur et un titre de Duc. Cyril s’était vendu un bon prix. On affirmait de source sûre que le traître donnait des garanties de sa sujétion en entraînant les Avians que Hodin d’Angon rêvait d’envoyer contre le Lusitan. On mettait même sur son compte la rupture des dernières relations diplomatiques qu’entretenaient encore les deux royaumes. Peut-être lui prêtait-on trop de pouvoir mais n’avait-il pas insulté l’émissaire d’Amintas en présence du régent qui avait laissé faire ? De retour à Nestoria, le Feudataire Conteran avait raconté l’humiliante scène à qui voulait l’entendre, c'est-à-dire à tous les membres de la cour. Artémisia en avait eu connaissance par la lettre d’une de ses sœurs. Cette dernière, la seconde des cinq filles Evenson, avait épousé un Compagnon deux fois plus âgé qu’elle mais fort attentionné à son égard. Le couple vivait à Nestoria et les lettres de Jauyanie constituaient un des rares liens que sa cadette avait conservé avec son ancienne vie.
« Monsieur de Conteran narre à satiété sa rencontre avec ton époux. Il se pare d’un beau plumage de paon mais, bien qu’entouré de ses gardes d’escorte, il ne devait pas se montrer si bravache lorsqu’il était devant le régent de la Nextia et ses farouches seigneurs guerriers. Il s’était rendu auprès du roi Cosme pour remettre une missive d’Amintas au sujet de laquelle nous ne savons guère de choses, mais son contenu est-il vraiment important ? Nous savons bien à quoi nous en tenir avec les barbares du Nord. Plus intéressant était l’autre message et nul doute que notre émissaire tremblait dans ses chausses en le transmettant. Cyril n’était pas présent lorsque la demande fut formulée à d’Angon. Celui-ci ne répondit rien et l’envoya chercher.
Imagine Conteran tout frissonnant d’appréhension tandis qu’il attendait entouré de barbus aux torses larges et aux bras épais comme ses cuisses, le considérant dans un silence peu rassurant. Il devait se demander à quelle sauce il allait être dévoré par ces ours mal léchés. Le garde qui était chargé de ramener Cyril l’annonça enfin :
- Le Duc de Fershield, votre Excellence.
- Certys, tu arrives à point nommé !
Le véritable souverain de la Nextia s’est adressé, paraît-il, à ton époux avec une familiarité qui en dit long sur leurs rapports. Certys l’a salué puis a tourné son attention vers ce cher Conteran.
- Feudataire Conteran ! Quelle surprise ! Quelle ambassade nous vaut donc l’honneur de votre civilisée présence en notre cour d’arriérés ?
Choqué par l’arrogance de l’ancien favori, Conteran a choisi d’ignorer la question. Avec une jubilation sournoise, Hodin d’Angon a lui-même informé le Duc de Fershield:
- Croiras-tu, mon petit cousin, que ton Amintas m’a envoyé cet homme pour requérir que tu sois remis à la justice lusitanienne ?
Cyril a toisé Conteran (ce qui ne lui a pas demandé beaucoup d’efforts. Te souviens-tu de la taille médiocre de notre médiocre messager ?) puis il a éclaté de rire.
« Un rire effrayant, empli d’une joie si féroce que j’en ai tressailli » a reconnu Conteran. Et voici en quels termes il décrit ton époux : « Il n’y a plus rien du gai et insouciant Cyril dans ce sauvage guerrier. Sa stature m’impressionnait réellement. Il détonait au milieu des seigneurs nextians comme un loup noir au milieu d’ours. Ni Lusitanien, ni Nextian. Il portait un vêtement ajusté, taillé sur mesure dans un velours damassé noir et argent. Ses cheveux étaient coupés courts. Et une cicatrice marque son front, au dessus du sourcil gauche. Ses yeux bleus fixés sur moi étaient à la fois de glace et de feu. »
Et voici, d’après Conteran, ce qu’a répondu Certys de Fershield :
- Est-ce maintenant qu’Amintas me réclame auprès de lui ? Faut-il que ton roi ne doute de rien ou bien est-ce une forme d’humour que je ne lui connaissais pas ? Dis-lui bien ceci, valet d’un maître qui sait tout du prix de la loyauté : s’il veut ma tête, il vienne lui-même la prendre. Dis-lui aussi que je mènerai à bien la tâche que je me suis assignée. Mon cousin, son excellence Hodin d’Angon, et le roi Cosme m’ont accordé leur confiance. Rappelez à Amintas ce qu’il en coûte de m’humilier.
Le régent a renvoyé Conteran sans rien ajouter. Quelle offense ! Le pompeux émissaire en était rouge d’indignation. Mais il était dit que rien ne lui serait épargné. Certys l’a arrêté violemment pas un bras alors qu’il passait près de lui pour quitter les lieux et lui a lancé sur un ton sarcastique :
- Sans raillerie, Conteran, j’admire votre vaillance : venir vous jeter ainsi dans la gueule du loup ! Votre Suprême aura bientôt besoin d’hommes tels que vous. Une trop facile conquête ne saurait agréer à notre sang barbare. »
Tu te doutes bien, Artémisia, de la haine qui s’accumule ici sur la tête de Certys Cyril. Il faut renoncer à dénombrer tous ceux qui se disent prêts à verser le sang du renégat. Mais je ne m’illusionne pas sur ces coqs de cour. La plupart d’entre eux souilleraient leurs chausses s’ils devaient l’affronter en combat singulier. J’ai bien peur qu’ils n’aient à prouver bientôt leur valeur. N’est-ce pas d’une guerre prochaine qu’a parlé ton époux ? Un époux qui l’a d’ailleurs été si peu, ma chérie. Cesse de penser à lui. Un homme comme lui peut enflammer les sens d’une femme mais comment peut-on en tomber amoureuse ? Et surtout le rester ?... »


Jauyanie la pressait souvent de revenir à la cour. Sa beauté et son malheur l’y rendraient intéressante. « Tu n’as aucune fidélité à lui devoir et tu ferais bien de lui rendre poignard pour poignard. » lui écrivait régulièrement son aînée. Et si elle n’en avait pas envie, tout simplement ?
Ce n’était pas Jauyanie qui lui avait rapporté la rumeur infâme qui circulait volontiers dans les couloirs et les boudoirs du palais royal. Artémisia l’avait apprise par Tornay Cyril, cousin de son époux. Le jeune homme avait en charge la partie commerciale de l’alleu et s’en acquittait avec efficacité et honnêteté. Cette dernière qualité, plutôt rare chez un commerçant, justifiait la confiance que lui accordait Artémisia. Lors de ses séjours dans la capitale, Tornay rencontrait les banquiers et les acheteurs. Il négociait habilement le fameux vin et la toison précieuse des moutons lindiens. Il lui rapportait ensuite par le menu les tractations qu’il avait menées en son nom. Elle se doutait bien qu’il était amoureux d’elle mais ne lui montrait pas qu’elle l’avait percé à jour. Elle le traitait en parent et en ami. Il n’avait d’ailleurs jamais tenté de franchir les limites que leur imposaient leurs conditions respectives. Elle était de sang noble, lui n’était qu’un roturier. Tous deux étaient mariés et si Tornay appréciait peu l’épouse que son père lui avait infligée, Artémisia ne cachait pas les sentiments qu’elle éprouvait toujours pour l’exilé.
Ce ne fut donc pas de gaîté de cœur que le cousin de Certys lui apprit que celui-ci passait désormais pour le giton de Hodin d’Angon. Artémisia n’eut aucun doute sur l’identité de celle qui alimentait la diffamation par des détails que se répétaient à l’envi les courtisans. Liessandra n’avait jamais pardonné à Certys son influence sur le roi. La relégation et l’évasion de l’ancien favori n’avaient pas désarmé sa haine et elle continuait à déverser sur l’absent des tombereaux d’immondices. A travers deux ou trois allusions de son époux, Artémisia avait cru comprendre que la reine avait tenté de le séduire. Cela n’était pas impossible. Le caractère suffisant et égocentrique de Liessandra était le terreau idéal pour de si basses manœuvres. Ses mobiles devaient être plus troubles encore : piéger le favori ou mettre dans son lit l’un des plus beaux hommes de Lusitan... probablement les deux ensemble.
La jeune femme chassa de son esprit l’image de Liessandra de Lusitan. Il lui restait dans la bouche comme un goût de citron vert qui lui aurait agacé les dents. Elle était intimement convaincue que l’arrogante souveraine n’était pas pour rien dans la chute du favori. Mais elle n’avait partagé ses soupçons avec personne. Elle ne désirait pas que cela parvienne aux oreilles royales.
Elle tendit la main vers le grand cahier relié en cuir sur lequel elle écrivait scrupuleusement les entrées et les sorties d’argent. Un autre registre était destiné au relevé des revenus en nature que rapportaient les nombreuses fermes dépendantes du domaine. Les tonneaux de vins, les tontes, les setiers de céréales, les têtes de petit et de gros bétail, les porcs de grains, les volailles et jusqu’aux œufs étaient notés avec précision. Artémisia ne trouvait pas cette tâche fastidieuse. Elle aimait manipuler les nombres et imaginait derrière les chiffres les hommes et les femmes qui faisaient vivre le bel alleu de Lindia. Mais, en cette fin de matinée, elle n’avait pas le cœur à se plonger dans les calculs. Sa main se posa sur le mince recueil de poèmes et elle le feuilleta jusqu’à ce qu’elle retrouve celui qu’elle venait de lire. Intérieurement, elle se morigéna. Pourquoi céder à la mélancolie qui, depuis son réveil, l’assaillait dès qu’elle baissait sa garde ? Elle succomba pourtant à la tentation de relire le poème en se l’appliquant.

« Pleure durant la nuit, abondance de larmes
Soupire à la croisée, chemin du discrédit
Femme, désole-toi, tour de garde sans armes,
Souviens-toi des jours d’avant la tragédie... »

Artémisia ne pleurait pas. Pour être sincère avec elle-même, elle ne pleurait plus. Presque deux années s’étaient écoulées depuis l’arrestation de Certys. Mais elle avait longtemps versé des larmes à la faveur des nuits sur le prisonnier de Comarck. Le jour, elle affichait un visage lisse sinon serein pour ne pas donner prise à la malveillance. Elle ne s’était pas discréditée en se lamentant en public. Oui, elle s’était montrée forte. Sa dignité lui avait attiré l’admiration alors qu’elle avait craint les railleries. Ses armes avaient été son refus de se laisser plaindre et le soutien du Suprême. Mais comme elle se souvenait distinctement des « jours d’avant la tragédie » !
Le jour où son père l’avait vendue au plus offrant était inscrit dans sa mémoire comme au fer rouge. Sans état d’âme, le Suprême avait acheté Artémisia pour son favori. Il l’avait sélectionnée comme on choisit une pouliche, bien conformée et de bon caractère. Jodal d’Evenson, son père, avait encore trois filles sur les bras et pas un sou pour les doter. La générosité d’Amintas lui avait permis d’oublier fort à propos que son futur gendre était d’origine roturière. Artémisia quittait pour la première fois le lugubre château ancestral et ne connaissait donc pas son promis. A peine savait-elle ce qu’on en disait dans les provinces reculées. Certys Cyril était beau, superficiel et capricieux. Lorsque le jeune favori entra dans le salon luxueux où la jeune provinciale avait été conduite, cette dernière remercia les dieux. Le regard indigo qui caressait sa silhouette la troublait délicieusement et les paroles qu’il lui adressa alors achevèrent de la conquérir. Il ne fit pas mystère de son attachement exclusif envers le souverain mais lui offrit son estime et son amitié. Comme elle le lui avoua alors, elle ne faisait pas un mauvais marché. Cinquième fille d’un seigneur aussi pauvre que ses métayers, elle s’était crue destinée à réchauffer le lit d’un vieillard acariâtre. Et voila qu’elle allait devenir l’épouse de celui qui était sans doute le plus bel homme du Lusitan. Léger et inconstant certes, mais si désirable ! Elle s’était dit qu’une seule nuit entre ces bras-là serait un précieux présent des dieux qui suffirait à la satisfaire.

« Qui te consolera ? Qui portera le deuil ?
Qui t’honora jadis ? Qui essuiera tes pleurs ?
A tisser un linceul tu consumes ton œil,
Reine, vierge et veuve, au fil de ton malheur. »

Toutefois, elle avait eu tort. Elle connut d’autres nuits après la première, tout aussi magiques et malheureusement inoubliables. Puis les séjours de Cyril en son hôtel se raréfièrent. Il venait lorsque le service de son roi ne l’accaparait pas et se montrait un amant passionné et attentionné. Mais elle se consumait dans l’attente de ces étreintes trop rares. Nul ne la consolait alors. Nul ne l’honorait jadis et sans doute se moquait-on de l’épouse délaissée dans le grand hôtel vide. Elle portait le deuil d’un amour impossible. Certys Cyril l’avait pourtant prévenue : il n’aimait qu’Amintas. Artémisia n’avait pu s’empêcher d’espérer. Son époux en était venu à éprouver pour elle de la tendresse mais il ne lui avait jamais murmuré qu’il l’aimait.
Elle lut le dernier vers à mi-voix en le soulignant de l’index :
- Reine, vierge et veuve, au fil de ton malheur... reine, je le suis, sur cet alleu de Lindia que j’aime tant. Veuve, sans doute car je ne reverrai jamais mon époux. Mais vierge, non, je ne le suis plus et des rêves me hantent nuit après nuit.

« Gémis durant la nuit, ombre des maléfices,
Elève tes paumes, cendres de la passion
Veille à ta fenêtre, autel de sacrifice
Regrette les splendeurs d’avant la transgression.

Qui a pris de grands airs ? Qui a trahi le roi ?
Qui a tué l’espoir ? Qui a tourné la roue ?
Au soir de vos noces, tu as perdu la foi,
Femme, veuve et reine, en perdant ton époux. »

- La transgression... ô Certys. Tu as pris de grands airs, mon époux. Tu as trahi le roi. Ce poème a été écrit voilà bientôt cent années. Le poète était-il un prophète ? Ou bien plutôt les hommes ne sont-ils pas toujours les mêmes quels que soient les lieux et les époques ? Tu m’as trahi aussi et je t’ai perdu... tout comme j’ai perdu notre enfant avant même de le concevoir.
Des larmes perlèrent à ses paupières. Elle les essuya du bout des doigts. Elle était femme. Certys avait fait d’elle une femme. Avec des désirs de femme. Mais elle refusait de les assouvir avec un autre homme que lui.
- Jamais !
Artémisia repoussa le livre et les cahiers de comptes. Avec un soupir, elle se leva. Elle n’avait pas faim et décida de bouder le léger repas qu’elle prenait en général seule dans le petit salon. Une longue promenade sous le soleil effacerait peut-être sa tristesse.

La jeune femme se dirigea d’abord vers sa chambre pour y prendre un chapeau à larges bords. En ce début d’été, la chaleur n’avait pas encore atteint son paroxysme mais le soleil pouvait brûler sa peau délicate. Lorsqu’elle ouvrit la porte, Massadéna, sa camériste, dirigeait le nettoyage des sols délicatement carrelés et des meubles cérusés. La finesse de ces derniers exigeait des soins minutieux. Certys lui en avait fait la surprise la seule fois où il s’était rendu en Lindia avec elle. Mais c’était elle qui avait choisi sa chambre. Celle-ci lui avait tout de suite plu parce qu’elle était de dimensions relativement modestes et qu’elle donnait sur une terrasse. Sur celle-ci, des plantes croissaient à profusion dans des jardinières et Artémisia en avait sélectionné les variétés de façon à pouvoir profiter des floraisons tout au long de l’année. Depuis sa terrasse bordée d’une colonnade gracile, le regard dominait le parc situé à l’arrière de la demeure. Sa demeure. Amintas de Lusitan avait fait en sorte que Causse-Domergue lui revienne. La trahison de Certys n’avait pas privé Artémisia de ce que lui avait apporté son mariage... malgré les pressions, le Suprême en avait décidé ainsi.
Massadéna la salua et, tout en gardant un œil vigilant sur les deux jeunes filles affairées au ménage, demanda :
- Madame, voulez-vous être servie dans le petit salon ou sous la tonnelle ?
- Massadéna, je ne mangerai pas. Donne-moi mon chapeau de paille, celui avec le ruban vert. J’ai besoin d’aller marcher un peu.
La camériste s’alarma. Une sincère inquiétude se peignit sur son visage poupin que l’agitation rougissait.
- Vous ne vous sentez pas bien ? Voulez-vous que je fasse venir le médecin ?
- Non, ma bonne. Je n’ai rien qu’un peu d’exercice ne fera passer.
La Lindienne hocha la tête avec un air entendu. Elle savait bien ce qui attristait sa maîtresse. Elle vivait à Causse-Domergue depuis son adolescence. Du service de Guenièvre Cyril, elle était passée naturellement à celui de l’épouse du jeune maître. L’emprisonnement de Certys Cyril l’avait profondément affligée et elle lui avait trouvé de nombreuses circonstances atténuantes lorsqu’il avait rallié la Nextia. Artémisia se doutait bien que la fidèle servante aurait été nettement moins attentive à son bien-être si elle avait écouté Jauyanie et ouvert son lit à un autre homme que Certys.
- Madame, prenez au moins Jorana ou Fae pour vous tenir compagnie.
- Inutile de les déranger à cette heure. Si ça doit te tranquilliser, sache que Plume m’accompagnera.
La jeune femme prit le chapeau de paille blanchie que lui tendait la camériste et s’en coiffa. Elle noua les deux larges rubans sous son menton puis quitta la pièce en laissant Massadéna houspiller ses deux aides qu’elle ne jugeait pas assez diligentes.
Artémisia enfila un long corridor aux murs peints à fresque. Le soleil qui entrait par d’étonnantes verrières découpées dans le toit en avait affadi les couleurs. La jeune femme aimait ces paysages décolorés qui tenaient plus désormais du domaine du rêve que de la réalité. Mais, ce matin-là, elle n’y jeta pas même un coup d’œil et descendit rapidement sur deux étages le grand escalier central jusqu’au hall d’entrée. Elle avait hâte de fouler l’herbe encore verte, de respirer profondément l’air embaumée par la floraison des passenières jaunes, d’emplir ses yeux de la simple beauté des collines et de laver son cœur au grand ciel si bleu.
- Madame, bien le bonjour ! parvint à prononcer Desrilan, le vieux portier dont tous les serviteurs disaient qu’ils l’avaient toujours connu au service des Cyril. Confus, il avala péniblement le morceau de pain à l’huile frotté d’ail qui emplissait sa bouche édentée. Il s’essuya ensuite la moustache du dos de sa main tavelée. Artémisia fit mine de n’avoir rien remarqué et répondit au salut du vieil homme :
- Bonne journée à toi aussi, Desrilan. Je sors me promener avec Plume.
- Vous allez faire un heureux ! gloussa-t-il en lui tenant la lourde porte.
Elle descendit le perron hémisphérique et se dirigea d’un pas alerte vers l’aile ouest. Déjà, elle se sentait plus légère, comme si un poids avait été ôté de dessus son cœur. Elle ne pouvait rien changer à ce qui était. Autant l’accepter et vivre en tirant le meilleur parti de ce qui lui avait été accordé. Causse-Domergue était désormais sa maison et elle avait le sentiment de posséder ainsi un peu de Certys. Il y avait vécu une enfance heureuse.
Elle tourna l’angle et frôla d’une main amicale la pierre blonde et tiède avec laquelle, Armango, le fondateur de la dynastie marchande des Cyril, avait édifié sa résidence. Des aboiements énergiques retentirent alors que la jeune femme s’approchait de la dépendance de pierre et de bois à claire-voie qui faisait office de chenil. Plume avait senti sa maîtresse et manifestait bruyamment sa joie. Le valet de chiens se précipita pour accueillir Artémisia. C’était un garçon monté en graine, à l’abondante tignasse brune. Son hâle ne parvenait pas à masquer le rouge qui lui venait aux joues dès qu’il se trouvait en présence de la châtelaine.
- Amène-moi Plume, Thimi. Les autres chiens se portent-ils bien ?
- Ils vont b... bien, ma dame, bredouilla l’adolescent. Dorette va bientôt mettre bas.
- Préviens-moi lorsque les petits seront nés. Je viendrai les voir.
Le visage du garçon s’empourpra plus encore.
- Je n’y manquerai pas ma dame ! Oh ça non !
Il s’engouffra dans le chenil et ressortit rapidement en tenant par le collier un grand chien fauve qu’il avait du mal à maîtriser.
- Plume, calme, mon beau ! ordonna Artémisia en riant.
L’animal s’immobilisa et attendit, tout frétillant, que sa maîtresse vienne à lui. Artémisia lui caressa la tête et le gratta derrière les oreilles. Plume gémit de plaisir. C’était un Rogue issu d’une portée royale. Certys le lui avait offert. De tous les présents dont il l’avait comblée, c’était celui qui l’avait le plus émue. Non sans amusement devant le chien impressionnant qu’il était devenu, elle revoyait la petite boule de poils plus doux que du duvet. Elle l’avait appelé Plume et ce nom sonnait désormais comme une plaisanterie. Il atteignait presque la taille d’un poney et son museau court recélait des dents capables de broyer quiconque aurait esquissé un geste déplacé envers sa maîtresse.
- Viens, nous allons nous promener.
Le chien attendit de voir quelle direction prenait Artémisia puis la précéda de quelques pas, reniflant avec circonspection le sol qu’une légère pluie nocturne avait assoupli. Tous deux longèrent l’allée principale. Lorsque Artémisia atteignit la lisière du bois qui s’étendait à l’arrière de la demeure, elle se retourna pour contempler cette dernière. Sous les flots de lumière dorée, Causse-Domergue était un enchantement pour l’œil. Construite à une époque et en un lieu sûrs, elle était affranchie des contraintes qui avaient présidé à l’élévation du château d’Evenson dans le nord-est du Lusitan. Le souvenir de la forteresse en partie ruinée, de ses salles sombres, humides et enfumées, des serviteurs peu nombreux et mal embouchés donnait des frissons à l’épouse de Certys Cyril. Et lui rendait plus idyllique encore la vision de l’élégante maison de maître dont les trois niveaux se festonnaient de balcons et de terrasses en marmolan crémeux.
Plume montra rapidement de l’impatience. Il ne comprenait pas pourquoi sa maîtresse ne bougeait plus alors que le bois s’ouvrait à quelques pas d’eux. Il bondit autour d’Artémisia en gémissant d’impatience. Elle s’arracha à sa contemplation, flatta la grosse tête et s’exclama :
- Mais oui, Plume, nous y allons ! Mais interdit de chasser les lapins et les écureuils.
L’animal émit un jappement penaud comme s’il avait saisi l’injonction de la jeune femme. Elle n’aurait pas juré qu’il n’en était rien. Au cours de leur dernière promenade, il lui avait ramené le corps encore pantelant d’un lapin et elle l’avait sévèrement grondé. Elle n’avait pas aimé la vue du petit cadavre sanglant. Elle n’appréciait d’ailleurs aucune sorte de chasse. Si elle avait participé à des chasses à courre lorsqu’elle vivait à Nestoria, la seule raison en était la présence de Certys. Son époux chevauchait au côté d’Amintas, bien évidemment, mais à la nuit, il n’était pas rare que, le sang échauffé par la poursuite du cerf, il la rejoigne dans son lit.
La dernière chasse qu’Artémisia avait suivie lui laissait un goût doux-amer. Le cheval que montait Certys s’était subitement emballé et avait failli entraîner le jeune homme dans la mort. Ce dernier s’en était sorti avec une jambe fracturée au grand dépit de Liessandra, présente elle aussi sur les lieux. Terrifiée, Artémisia s’était précipité auprès de son époux inconscient mais elle avait eu le temps de capter le regard débordant d’une méchanceté absolue que la reine dardait sur le blessé. Elle ne pourrait jamais oublier la haine de la souveraine à l’encontre du favori, exposée en pleine lumière. Comment pourrait-elle se défaire du sentiment que les odieuses manœuvres de celle-ci avaient fini par porter leurs fruits vénéneux ? Liessandra avait patiemment instillé des doutes sur la loyauté du favori. Peu à peu, le souverain avait prêté une oreille complaisante à la sournoise Liessandra. L’attitude défiante d’Amintas à l’égard de son favori avait poussé ce dernier à bout. Meurtri par les reculades de son ami, Certys avait laissé sa nature impulsive prendre le dessus.
Plume se mit à aboyer frénétiquement et bondit jusqu’à un arbre contre lequel il se dressa. Il griffait avec ardeur l’écorce crevassée. Heureuse de la diversion, Artémisia lui donna une tape sur la tête en ordonnant d’un ton sec :
- Pas de marmouset, non plus !
Elle le saisit par le collier et leva la tête pour tenter d’apercevoir la silhouette gracile du petit carnassier. La vision d’un éclair blanc et noir entre les aiguilles bleu-vert du pin-camus la récompensa. Les marmousets se laissaient rarement apercevoir. Elle réussit même à distinguer les oreilles en houppette et la longue queue sinueuse du petit animal avant qu’il ne disparaisse dans la frondaison.
Artémisia reprit son chemin à travers les troncs orangés des pins-camus et les buissons clairsemés. De minuscules inflorescences blanches parsemaient les rameaux des mystes odorants et exhalaient un parfum miellé. Des insectes ivres de nectar bourdonnaient dans les rais de lumière qui trouaient la douce pénombre du sous-bois. Suivie par Plume provisoirement assagi, la jeune femme décida de traverser le bois en diagonale et de redescendre la colline jusqu’aux champs qui bordaient la route principale. Peu après, elle parvint à un minuscule vallon. Une source s’y nichait. Elle laissa un instant le chien jouer à mordre l’eau qu’il soulevait en pataugeant dans le bassin de pierre et s’assit sur un muret. La chaleur était encore supportable. Bientôt pourtant, Massadéna la gourmanderait s’il lui prenait l’envie d’aller ainsi marcher au beau milieu de la journée. Mais Artémisia appréciait trop le soleil lindien pour l’écouter. Elle prendrait juste quelques précautions pour que les rayons ardents ne brûlent pas sa peau claire. Jamais elle ne retournerait dans sa région natale, si humide et si froide, triste à périr d’ennui.
Une douce langueur la gagna peu à peu, propice aux réminiscences. Elle lissa lentement sur ses cuisses la cotonnade grège de sa robe puis se laissa aller en arrière contre le tronc moussu d’un vieil arbre auquel s’accotait le muret de pierres sèches. A travers le feuillage, la tiédeur coulait sur ses bras nus en une caresse presque sensuelle. Son esprit dérivait mais les courants l’entraînaient toujours vers le même secret désir. Quand elle en vint à imaginer les lèvres de Certys sur sa peau, elle dut lutter pour reprendre pied dans la réalité. Elle se redressa vivement et appela son chien :
- Plume, il est temps de rentrer !
D’un pas qui trahissait sa contrariété, elle foula le sentier qui, délaissant le vallon, menait jusqu’à la route qu’empruntaient les convois marchands et les gens de Causse-Domergue. Elle longea un verger de vermilles presque mûres. Bientôt elle verrait arriver les saisonniers qui enchaîneraient la récolte des fruits, les moissons et les vendanges.
Artémisia cueillit une vermille rougie et mordit à pleines dents dans la chair juteuse. La saveur de miel se devinait sous l’acidité du fruit encore vert. Elle le grignota jusqu’au noyau qu’elle jeta dans le fossé au moment où elle atteignait le chemin principal.
Quelques paysans en tuniques et braies écrues se reposaient à l’ombre d’une haie. Ils avaient travaillé depuis tôt le matin à débarrasser les champs de blé de l’envahissante idraille. Un printemps trop humide avait favorisé la prolifération de l’herbe parasite et il fallait l’éliminer pour ne pas compromettre la récolte. Dès qu’ils s’aperçurent de la présence de leur maîtresse, les hommes se mirent debout et ôtèrent respectueusement leurs chapeaux de grosse toile. Artémisia les salua gracieusement tandis que Plume leur adressait un aboi sonore.
La jeune femme prit la direction de la demeure. Celle-ci était le seul bâtiment érigé sur le causse hormis les discrètes maisons des ouvriers agricoles permanents. L’architecte avait fait en sorte que l’arrivant n’ait pas la vue gâchée par ces humbles logements. Il les avait relégués derrière le manoir et fait planter des arbres tout autour. Ainsi, le visiteur découvrait un paysage de pierre blonde et de verdure qui enchantait l’œil et le cœur. Il était évident que de fortes sommes d’argent avaient été engagées dans la construction de la résidence et du parc mais rien d’ostentatoire n’altérait le plaisir qu’éprouvait toujours Artémisia lorsqu’elle parvenait à la grille. Qu’elle soit à pied, à cheval ou en voiture, elle s’immobilisait toujours le temps d’un regard chaleureux. Causse-Domergue lui appartenait. Pour autant, la demeure avait aussi un droit sur elle. La jeune femme ne s’était jamais sentie aussi en harmonie avec un lieu et s’il lui fallait le quitter, elle en souffrirait beaucoup.
Plume courait devant elle en tous sens, reniflant de passionnantes odeurs dans les fossés, sautant sur les talus pour poursuivre un papillon ou une sauterelle dorée. Elle s’amusait de le voir faire. C’était un bon compagnon et sa présence enjouée comblait en partie sa solitude affective.
- Plume ! Viens ici !
Elle venait d’entendre des heurts de sabots sur la route. Un seul cheval, venant de Causse-Domergue... elle saisit le chien par le collier et sourcisl froncés, fixa le tournant par lequel le cavalier allait surgir. Ce qui ne tarda guère. Elle reconnut aussitôt Pétrus, le plus jeune des fils de Massadéna. A sa vue, le visage rond du garçon s’éclaira et il mit son poney au pas. Arrivé à hauteur d’Artémisia, il sauta à terre et ôta respectueusement son chapeau de paille tout effrangé. Plume gémit, quémandant une caresse. Mais contrairement à son habitude, le jeune garçon ne lui gratouilla pas vigoureusement le crâne. Un peu essoufflé, il délivra son message :
- Ma dame, monsieur Tornay vient d’arriver. Il a demandé après vous. Sauf votre respect, ma dame, il a l’air vraiment tracassé.
Artémisia frissonna. Il lui sembla qu’un nuage menaçant venait de voiler brusquement le soleil. La visite impromptue de Tornay l’alarmait. Le cousin de son époux était parti pour Nestoria deux semaines auparavant. Il n’avait pas prévu de repasser par Causse-Domergue avant un bon mois. Seul un malheur pouvait expliquer ce retour précipité. Certys !
La jeune femme envoya Pétrus en avant car elle désirait rester seule. Le gros garçon remonta sur son poney et reprit le chemin du retour. Artémisia pressa le pas. Plume, étrangement calme, trottait à sa hauteur. Il ressentait l’angoisse de sa maîtresse. Tout au long du chemin, celle-ci ne put empêcher son esprit d’échafauder des hypothèses qui aboutissaient toutes à la même terrible conclusion : Certys avait péri.
Tornay Cyril l’attendait dans le petit salon. Lorsqu’elle y pénétra d’un pas à la fois hésitant et précipité, il se tourna d’un bloc et fixa sur elle un regard opaque. Il ne ressemblait guère à Certys, n’ayant de commun avec lui que l’abondante et soyeuse chevelure noire. De taille moyenne et le corps nerveux, c’était un Lindien typique. Ses yeux sombres se troublèrent mais il se ressaisit rapidement. Depuis Nestoria, il avait eu le temps d’assimiler la nouvelle. Cependant sa voix était rauque lorsqu’il annonça :
- C’est la guerre.


Aelghir
16/02/2007 23:50
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

(les évènements se précisent et se précipitent. Dans ce chapitre, le point de vue est celui de Rhys
Pour le chapitre 10, un peu de patience, il est commencé mais je n'arrive pas à le terminer. Mais il n'est pas essentiel pour la suite de l'histoire)






Les Ailes du traitre, chapitre douze.

Rhys fixa longuement son ami. Le froncement accentué de ses sourcils trahissait sa stupéfaction.
- Tu veux bien répéter ?
Certys esquissa un sourire comme s’il cherchait à s’excuser. Puis il réitéra l’annonce qui avait tellement étonné Rhys :
- Je ne veux pas de cette guerre.
Le jeune Compagnon nextian laissa échapper bruyamment son souffle. Certys avait vraiment l’air sérieux. Un bref instant pourtant, Rhys avait cru qu’il plaisantait. Mais Certys n’était plus le jeune homme volontiers facétieux qu’il était à son arrivée en Nextia. Il ne riait plus que rarement et il semblait que ce soit uniquement en présence de Cosme. Rhys pensait même que Certys se forçait à s’amuser pour le plaisir du petit roi. Mais il n’avait pas osé en parler avec son ami tant celui-ci était devenu difficile à cerner. Certys avait toujours eu ses zones d’ombre mais désormais, il ne laissait plus rien entrevoir. Rhys éprouvait toujours de l’amitié à son égard mais il lui arrivait de se sentir mal à l’aise en sa présence.
Le Compagnon glissa une main dans ses boucles épaisses et se gratta pensivement le crâne. La déclaration inattendue du Duc de Fershield, proche du Régent et Commandeur des Ailes, le laissait sans voix.
Le transfuge lusitanien avait l’oreille et la confiance du Régent au point que le fils de ce dernier en prenait de plus en plus ombrage. Ganrael avait pris ses distances avec son père. Et Certys n’écoutait pas les mises en garde de son ami. Il était trop sûr de lui, et arrogant parfois, devait reconnaître Rhys malgré l’affection qu’il lui portait.
Mais là ! Prétendre qu’il rejetait ce conflit auquel il avait quand même donné les mains, c’était fort ! Il avait entraîné les Avians nextians, les formant à des techniques qu’ils n’auraient pas maîtrisé sans lui ou du moins pas si rapidement. Et tous les seigneurs nordiques étaient persuadés que l’ancien favori du roi lusitanien avait conseillé le régent dans le sens d’une prompte entrée en guerre. D’Angon n’avait pas eu besoin d’être encouragé dans son projet d’annexion du Lusitan par qui que ce soit. Mais cette conviction avait été pour beaucoup dans l’intégration de Certys Cyril. Les Nextians le considéraient pratiquement comme l’un des leurs, hormis Ganrael évidemment.
Rhys secoua la tête, toujours incrédule.
- Ce n’est pas ce que laissaient prévoir tes paroles acerbes à l’adresse de l’envoyé lusitanien.
- Amintas a tout de même réclamé ma tête. Je ne pouvais passer sur cette nouvelle injustice.
Rhys, j’ai toujours été franc avec toi. Alors crois-moi si je te dis que je ne désire pas la guerre. Si je le peux, je l’empêcherai.
- Rien que ça ! railla son ami. Je te signale que le Régent vient de la déclarer. N’est-ce pas un peu tard ?
D’un geste sec, Certys arracha une feuille à la branche d’un arbre et reprit sa marche. Le lieu qu’il avait choisi pour rencontrer Rhys était proche de Kurvval mais isolé. Le Compagnon de Sassy comprenait maintenant pourquoi. Les deux hommes avaient attaché leurs montures à l’orée d’un petit bois et s’étaient enfoncés aussitôt sous les arbres. L’absence de sous-bois et l’espacement des hauts fûts des pins les garantissaient contre d’éventuels espions. Les quelques maigres merisiers épars, comme celui dont Certys était en train de déchiqueter nerveusement la feuille, ne risquaient pas de dissimuler un intrus. Rhys lui emboîta le pas.
- Il m’a pris de vitesse, avoua soudain le cousin du Régent.
Il jeta les vestiges de la feuille de merisier sur le tapis d’aiguilles craquantes et martela rageusement :
- Mais je suis loin d’être démuni !
- Etonne-moi ! Tu en as l’habitude.
- Mon plan tient en un seul nom : Cosme.
Rhys saisit son ami par le bras. Il nageait en plein brouillard. Le transfuge lusitanien se dévoilait à lui d’une façon qui l’effrayait presque. Il l’avait cru affamé de vindicte. A ses yeux, comme à ceux de tous les Nextians, Certys Cyril ne poursuivait qu’un but : obtenir une éclatante vengeance sur Amintas et les Lusitaniens. Et voilà qu’il reniait la guerre au sujet de laquelle il aurait dû se réjouir.
- Ce pauvre enfant ! Tu t’imagines qu’il va taper sur la table et dire « Stop, on arrête tout ! ».
D’Angon ne l’a même pas consulté. Et pourtant il est majeur désormais.
Rhys s’en voulut de parler ainsi du jeune roi dont il était l’un des seuls amis. Mais l'insolite annonce de Certys le désorientait.
- Il est temps pour lui de prendre le pouvoir. Il ne doit plus être roi seulement de nom.
- Tu te rends compte de ce que tu avances ? Et dans ce contexte, comment...
Certys l’interrompit sans chercher à dissimuler son agacement.
- Justement. C’est le moment favorable. Hodin est accaparé par la guerre. Tu le connais, il veut tout diriger, contrôler, dominer.
- Cosme... il est faible, sans volonté.
Rhys avait beau être un serviteur fidèle de l’enfant-roi, il n’imaginait pas ce dernier prenant la tête d’un complot destiné à lui assurer le trône de son père.
- Il n’est pas seul, le contra Certys. Je suis là et toi aussi, avec tes amis. Ne crois pas que j’ignore vos réunions pas si discrètes que ça. Faites attention, d’Angon vous fait surveiller. Il se rit plutôt de vos mines de conspirateurs. Il ne vous a jamais vraiment pris au sérieux. Mais avec la déclaration de guerre, il pourrait lui prendre l’envie de vous éliminer. Pour cela aussi, il faut agir vite.
Rhys se racla la gorge. Le jugement sans fard de Certys l’avait blessé mais il devait reconnaître que ses amis et lui-même n’avaient pas montré suffisamment de prudence voire de discernement dans leur engagement. Ils n’avaient jamais fait mystère de leurs positions. Tant que cela ne portait pas à conséquence, le Régent avait toléré leur faction. Mais, comme venait de l’affirmer le propre cousin de ce dernier, cette indulgence risquait de ne pas durer.
- Que faire ? La santé de Cosme s’est encore dégradée ces derniers temps.
La veille, Rhys s’était rendu auprès du jeune roi et avait trouvé celui-ci très fatigué, la parole hésitante et le pas traînant. Ce faux jeton de Fafeerley avait écourté la visite et Cosme n’avait pas regimbé. Le Compagnon de Sassy avait quitté le palais fort peiné et inquiet pour le garçon.
- Rassure-toi, il feint.
- Quoi !
Décidément, c’était le jour des révélations. Mais Rhys n’était pas au bout des surprises. Il plongea son regard dans les yeux de son ami. L’indigo superbe des iris ne dévoilait rien des pensées de Certys Cyril. Celui-ci sortit soudain un flacon d’une de ses poches. Il le lui tendit sans mot dire. Rhys le prit et le tourna entre ses doigts en essayant de percer le secret du liquide épais qu’il contenait.
- Qu’est-ce que c’est ?
- Le médicament que Fafeerley donne chaque jour à Cosme, sur les ordres de Hodin d’Angon.
Le dégoût manifeste avec lequel Certys avait prononcé le terme « médicament » fit frémir le Compagnon de Sassy. Sous le courroux de son ami, il entrevit des abîmes. Il éprouva l’envie de jeter au loin cette fiole qui soudain lui brûlait les doigts.
- Et ?
Ce fut tout ce qu’il parvint à dire. Les explications que lui donna Certys ne le surprirent guère. Il avait déjà compris ce que ce dernier avait découvert.
- Dans mon alleu de Fershield, vit un ermite versé dans le savoir des plantes. Les bonnes et aussi les mauvaises : celles qui tuent ou rendent malades. Sous le sceau du secret, il a étudié cette mixture. Je serais bien incapable de t’en répéter la composition. Je n’y connais strictement rien. Mais ce que je sais désormais, c’est qu’il s’agit d’une saleté qui sape l’énergie physique et mentale de Cosme et le maintient dans cet état nerveux déplorable qui le fait passer pour faible d’esprit.
- Par les dieux ! C’est... c’est...
Rhys, les jambes fauchées par la terrible nouvelle, se retint au tronc le plus proche. Il se sentait vidé comme après une longue course. Il se sentait surtout coupable de n’avoir rien remarqué durant toutes ces années qui avaient suivi la déclaration du « mal » du jeune roi. Il n’avait jamais mis en doute le constat des médecins stipendiés par l’oncle de Cosme : ce dernier était atteint d’une maladie nerveuse consécutive à la mort brutale de ses parents. Et pendant tout ce temps, sous ses yeux, Cosme avait été lentement empoisonné.
Il se laissa glisser à terre et s’assit lourdement au pied du pin. Certys s’accroupit à côté de lui. Rhys déchiffra de la compassion sur le visage de son ami.
- Comment l’as-tu su ?
- Je n’ai jamais eu la moindre confiance en ce pourceau de Fafeerley... et pas plus en Hodin d’Angon. Le fait qu’il m’ait « acheté » ne m’a pas pour autant rendu aveugle. Fafeerley lui aussi est vendu au Régent mais je veux croire que c’est là le seul point commun que nous ayons, lui et moi ! Tu sais que j’ai beaucoup d’affection pour Cosme.
Le ton un peu insistant de Certys poussa Rhys à confirmer :
- Je n’ai aucun doute là-dessus. Je vous ai vu souvent ensemble. On dirait deux frères.
Certys sourit franchement. Rhys se détendit un peu.
- Avec la complicité de Cosme, reprit Certys, j’ai subtilisé un peu de cette drogue. A ce moment-là, tant que je n’avais pas de certitudes, il a pris cela pour un jeu. Puis je l’ai mis dans la confidence.
Effaré, Rhys voulut savoir :
- Comment a-t-il réagi ?
- Aussi bien que possible. Cosme fera un bon roi, j’en suis certain. C’est un garçon courageux. Ensemble, nous avons mis au point une stratégie. Sache qu’il existe un antidote au poison administré à Cosme. Mon ermite m’en a préparé.
Il fouilla dans une autre de ses poches et présenta à Rhys un second flacon. Le jeune Compagnon l’examina en fronçant les sourcils. Il était identique au premier et le liquide verdâtre avait le même aspect huileux.
- Tout l’intérêt de la chose. Le goût seul diffère. Un peu plus amer d’après Cosme mais c’est avec beaucoup plus de plaisir qu’il l’avale. En montrant toutefois le même manque d’enthousiasme pour que ce cher Fafeerley ne se doute de rien. Notre jeune roi est doué pour la comédie. Il a même simulé une crise très convaincante pour que je puisse faire l’échange des flacons.
Rhys frotta son visage à deux mains. La peau lui en démangeait comme s’il avait été assailli par une nuée d’insectes. Les informations que lui assenait son ami l’emplissaient d’excitation et de crainte. Le moment d’agir approchait à grand pas, bien plus vite qu’il ne l’avait imaginé. Il se demanda brièvement si, en fait, il n’avait pas vécu jusqu’alors dans une sorte de rêve de gloire qui repoussait l’action dans un futur incertain. Puis il repoussa cette pensée dérangeante.
- Donc, Cosme n’est plus sous l’emprise de cette drogue.
Certys hocha la tête.
- Il n’est pas encore au mieux de sa forme. Il faudra du temps pour en annuler les effets pervers. Mais au bout de trois mois de prise régulière de l’antidote, je peux t’affirmer que Cosme est apte à prendre en main sa destinée. J’espérais disposer d’un peu plus de temps mais Hodin a été un peu trop vite convaincu par mes talents de Commandeur qu’il pouvait envahir le Lusitan sans tarder. Je crois aussi que Cosme a un peu trop bien joué son rôle et que le Régent ne veut pas voir Ganrael sur le trône avant que la guerre ne soit achevée.
Certys se releva et regarda alentours, sans doute pour s’assurer qu’ils étaient toujours seuls. Des oiseaux pépiaient dans les arbres, la résine des pins et la mousse pourpre embaumaient l’air tiède du printemps. Rhys respira profondément. La nature paisible qui les environnait lui parut décalée voire irréelle.
- Nous allons devoir agir vite. Avant que les premiers Avians et les bateaux de la flotte d’invasion ne franchissent le détroit. Quatre jours, Rhys, c’est tout ce que nous avons.
Le Compagnon de Sassy se leva à son tour. Il se sentait plus ferme sur ses jambes et prêt à l’action. Aucune tergiversation n’était désormais de mise.
- Que préconises-tu ?
- Maintenant, Rhys, les choses sont entre tes mains. C’est toi que tes amis écouteront, pas moi. Je ne suis pour eux qu’un transfuge lusitanien avide de vengeance, un laquais de d’Angon, un va-t-en-guerre. Ils ne feront pas confiance et je ne peux les en blâmer. Beaucoup de choses dépendent de toi maintenant, Compagnon de Sassy. Nous ne devons plus nous voir avant que tout soit terminé. Je dois me rendre sur la côte pour superviser les ultimes préparatifs de l’invasion. Je ne peux me dérober à mon devoir sans alarmer le Régent.
Certys posa ses mains sur les épaules de Rhys. Ce dernier soutint son regard intense. La voix de l’ancien favori du roi de Lusitan était tranchante comme une dague lorsqu’il ordonna :
- Va trouver Cosme et... il n’y a pas deux façons d’agir. Il faut frapper le serpent à la tête.
- Pourquoi ? demanda soudain Rhys.
- D’Angon aime trop le pouvoir. Il ne voudra jamais le perdre. Il n’a pas voulu prendre le risque d’éliminer Cosme après la mort de ses parents... qui devient désormais éminemment suspecte. De plus, c’est Ganrael qui aurait succédé aussitôt à Cosme, pas lui. Alors il n’a pas hésité à faire de son neveu un être débile, incapable d’assumer la royauté. Non, il ne lâchera jamais le pouvoir de plein gré.
Rhys savait déjà tout cela. Sa question ne concernait pas d’Angon mais Certys lui-même.
- Non. Je voulais dire : Quel est ton intérêt là-dedans ?
Le Duc de Fershield avait tout ce qu’il pouvait désirer, la faveur du Régent, un domaine que de judicieux achats agrandissaient régulièrement, une superbe maîtresse qu’il avait imposée à la cour, un prestigieux commandement... que souhaiter de plus ? Rhys ne pouvait s’empêcher de s’interroger. Il avait connu Certys pragmatique et peu enclin à laisser les sentiments diriger sa raison et se mettre en travers de ses intérêts. L’ancien favori d’Amintas disait volontiers que la trahison de ce dernier lui avait servi de leçon et qu’il ne s’attacherait plus jamais à quelqu’un au point d’en souffrir. Que fallait-il croire ?
Certys Cyril laissa retomber ses mains. Il fit deux pas en arrière et dévisagea Rhys avec un étrange sourire.
- Je n’y ai pas d’intérêt. Ou peut-être la justice, l’amitié, la fidélité ? L’attrait du danger ? Une sorte de vésanie ? Ah ! Ne te pose pas trop de questions sur mes motivations, mon cher Rhys. Mais sache que je n’ai jamais voulu de cette guerre.


La Taverne de l’Ours Ecarlate était située à la limite intérieure des faubourgs. Sa relative proximité avec le palais royal et la fraîcheur de la bière qu’on y servait attiraient une clientèle plus aisée que la plupart de ses pareilles.
Ce soir-là, la longue salle au plafond bas accueillait comme à l’habitude de nombreux consommateurs qui buvaient sec et emplissaient l’espace du brouhaha de discussions animées. Le principal sujet en était la guerre contre le Lusitan.
Rhys entendait à peine les remarques qui fusaient des tables alentours. Celle où il s’était installé en compagnie de Certys était appuyée au mur du fond dans un recoin sombre, propice aux conversations intimes. Mais les deux amis s’étaient tout dit et le silence pesait entre eux. Le jeune Compagnon de Sassy se resservit largement d’une bière à laquelle il ne trouvait guère de saveur. Il but lentement en pensant que, normalement, il devrait rejoindre son unité dans quelques jours. N’étant ni Avian, ni marin, il ne ferait pas partie du premier assaut lancé sur le Lusitan. Mais rien n’était normal. Tout allait se jouer dans les heures à venir. Il reposa son gobelet et observa son vis-à-vis, plongé lui aussi dans ses pensées. Dans sa vêture noir et argent, Certys était superbe. La lueur des lampes à huile avivait la couleur profonde de ses yeux et faisait ressortir la cicatrice sur son front. La marque de Ganrael. Ce dernier avait la rancune tenace...
Lorsque les deux hommes étaient entrés dans la taverne, ils n’étaient pas passés inaperçus. N’était-ce pas d’ailleurs le but de la manœuvre ? La haute taille et les cheveux sombres du Duc de Fershield étaient déjà remarquables mais ses vêtements insolites attiraient immanquablement l’attention sur lui. Dans un pays où les habitants affectionnaient les couleurs vives et contrastées, porter du noir relevait presque du défi. Pour se démarquer de Ganrael qui, sans doute par esprit de contradiction, n’arborait que cette teinte, Certys avait relevé d’argent le tissu sombre de ses habits. Galons, cols et poignets, revers et biais, poches et boutonnières tranchaient ainsi sur le velours ou le brocard noirs. Rhys se demanda si cette audace vestimentaire transmettait un message. Le gris n’était-il pas la couleur du deuil ?
Ou bien Certys appréciait-il simplement l’effet lumineux de l’argent sur la trame obscure de ses vêtements.
Rhys haussa les sourcils, s’étonnant en lui-même de se laisser aller à des pensées aussi futiles.
- Je te parie que les Lusitaniens se rendront avant un mois ! s’écria soudain quelqu’un non loin de lui.
- Je tope pas ! T’es sûr de gagner. Ce sont des chiens fuyants endormis dans leur graisse.
- A nous leurs femmes ! On les dit chaudes comme la braise.
Les cinq gardes attablés non loin d’eux éclatèrent d’un rire gras et l’un d’eux ajouta en s’étranglant à demi dans sa chope de bière :
- Je ferai pas venir mon épouse quand je serai en garnison à Nestoria.
Le Compagnon de Sassy retint un soupir. Il avait hâte de quitter les lieux et de regagner sa maison de ville... à moins qu’il ne rende visite à Cosme. Le jeune roi savait que Certys devait mettre leur ami commun dans la confidence et lui confier la tâche d’organiser le coup d’état... le coup d’éclat. Autant se mettre à l’ouvrage le plus tôt possible. Qu’attendait donc Certys ?
Soudain, le duc de Fershield frappa du plat de la main sur la table.
- Retire ce que tu viens de dire, Rhys, ou...
- Ou quoi ? La vérité te blesse-t-elle à ce point ? Va donc gémir aux pieds de ton maître !
De la main, Certys balaya cruches et gobelets qui se fracassèrent au sol. Leurs plus proches voisins sursautèrent et se turent.
- Personne ne peut se vanter d’être mon maître ! rauqua Certys.
- Il est un peu tard pour manifester de l’amour propre, tu ne crois pas ? persifla Rhys.
Les conversations s’étaient peu à peu éteintes. Toutes les personnes présentes dans la salle fixaient sur les deux protagonistes des regards curieux et réjouis par le spectacle inattendu.
- Tu as toujours appartenu à quelqu’un, d’abord à Amintas de Lusitan et maintenant au Régent. Tu crois te servir d’eux mais ce sont eux qui se servent de toi ! Tu n’es qu’un laquais.
Le transfuge lusitanien se leva d’un bloc. D’un geste vif, il dégaina le poignard qu’il portait constamment à la ceinture dans un fourreau incrusté d’argent. Une fille d’auberge poussa un cri aigu lorsque, se penchant en avant, le Duc piqua de la pointe de sa lame la gorge de Rhys.
Ce dernier rejeta la tête en arrière. Certys jouait admirablement son rôle. Il n’avait pas hésité à lui entailler la peau. Le Compagnon sentit un filet de sang tiède couler le long de son cou. Ses yeux croisèrent ceux de son ami. Il frissonna bien que tout ceci ne soit qu’une mise en scène destinée à avaliser leur rupture. Certys était terrifiant, trop calme, trop froid, mais avec une violence au fond du regard qui n’était pas entièrement simulée.
La tension était palpable autour d’eux. Les respirations étaient suspendues au geste qu’allait faire le cousin du Régent. Allait-il céder à la fureur et égorger son compagnon ?
Un sourire méprisant étira lentement les coins de sa bouche.
- On verra bientôt qui est le laquais ! cracha-t-il.
Et il planta l’arme dans la table avec une telle force qu’elle pénétra le bois des deux tiers. Puis il quitta la taverne sans un regard pour quiconque.
Rhys n’eut pas à se forcer pour paraître défait. La scène lui laissait un goût amer comme si elle avait été véridique. Il se leva lentement et sortit à son tour, front baissé pour soustraire aux badauds la tristesse qui voilait ses traits.
La rue était vide. Il ignorait vers où Certys était parti. Un souffle d’air frais le revigora. Il leva la tête, interrogea le ciel. Le soleil n’allait pas tarder à se coucher. Cosme aussi. Il fallait qu’il le voie avant. Il leur restait si peu de temps.

Aelghir
23/02/2007 12:39
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

Les Ailes du traitre chapitre treize.

Fallianha reposa sans douceur la verseuse et fixa la servante d’un œil noir.
- Incapable ! Cette infusion est tiède. Retourne aux cuisines et ramène-moi sans tarder quelque chose de buvable ! Sinon, Gilliet, tu peux faire tes paquets dès ce soir.
Les larmes aux yeux, la fille reprit le pot de faïence bleue et s’empressa de quitter la pièce sous le regard furibond de sa maîtresse. Fallianha haussa les épaules, courroucée autant contre elle-même que contre la petite gourde. Cette dernière avait encore dû traîner dans les couloirs. S’imaginait-elle que sa maîtresse ignorait qu’elle se laissait peloter dans les recoins par le dénommé Mérénus. Mais l’ancienne Louve n’aurait pas dû se laisser aller à passer ses nerfs sur la pauvre fille. Le responsable en était bien plutôt ce coquin de cocher qu’elle aurait aimé voir renvoyé au plus tôt. Ce garçon était d’une rare insolence. Il se croyait protégé parce qu’il avait été engagé par le Duc de Fershield. Certys l’avait recruté lorsqu’il avait acquis le véhicule allant de pair avec son nouveau titre et les prébendes accompagnant ce dernier. Fallianha ne se plaignait pas de la belle voiture noire à filets argentés tirée par deux splendides chevaux zains. Elle l’utilisait dès qu’elle avait à sortir. Il n’était pas question que la maîtresse en titre du Duc de Fershield, cousin fort apprécié du Régent, déambule dans les rues de Kurvval comme une femme ordinaire. Mais lorsqu’elle avait demandé à Certys de congédier le rustre, son amant avait éclaté de rire et lui avait opposé une fin de non recevoir.
- Cette maison est la tienne. Tu agis comme tu le désires avec les femmes qui sont à ton service. Frappe-les, chasse-les, ce n’est pas mon problème. Mais l’écurie est mon domaine. Mérénus est peut-être un chenapan mais c’est un excellent palefrenier et un cocher hors pair. Je me demande s’il n’a pas un embryon d’Anima. Bref, je n’en veux pas d’autre que lui pour s’occuper de mes chevaux.
Parfois, Certys pouvait se montrer cassant et même désagréable. Ces derniers temps, ces épisodes déplaisants se faisaient plus fréquents. La situation actuelle suffisait sans doute à expliquer l’attitude souvent blessante du Duc de Fershield. Fallianha savait toutefois comment le ramener à de meilleures dispositions et ne s’en privait pas. Mais lorsque quelque chose lui tenait à cœur, les cajoleries les plus insistantes ne venaient pas à bout de son entêtement.
La jeune femme se leva. Le bruissement de la soie accompagna son lent déplacement jusqu’à la fenêtre. Elle en adorait le murmure caressant et se vêtait presque uniquement de ce sensuel tissu depuis que Certys avait fait d’elle sa maîtresse officielle. Le bleu était la couleur qui lui seyait le mieux désormais. Ses cheveux avaient retrouvé leur couleur naturelle, un blond doré qui avait quelque temps gardé des reflets rouges. Elle les tressait ou les laissait libres sur ses épaules dénudées par des corsages ajustés.
La servante précédemment rabrouée pénétra dans le salon après avoir toqué à la porte. Elle posa d’une main peu assurée une nouvelle verseuse sur la petite table ronde et fit une révérence maladroite. Fallianha se contenta de la renvoyer d’un geste sans lui accorder un regard. Le ciel au-dessus des toits adoptait une teinte orangée d’une douceur délicieuse. Les pans ardoisés des maisons voisines lui cachaient la gloire du coucher de soleil mais si elle avait vraiment voulu admirer un tel spectacle, elle aurait prolongé son séjour à Fershield. Ce n’était pas qu’elle détestait le domaine mais elle s’y ennuyait rapidement. De plus les domestiques acceptaient de mauvaise grâce de recevoir les ordres d’une ancienne Louve. Heureusement, Certys s’y rendait le plus souvent avec ses Ailes de telle sorte qu’elle n’avait pas à décliner son invitation.
Elle abandonna la contemplation du ciel embrasé et retourna auprès du guéridon de bois précieux, un récent cadeau du Duc. Elle prit la serveuse et emplit une tasse assortie. Cette fois, de délicates volutes de vapeur odorante s’élevaient au-dessus de l’infusion de tourmier blanc. Elle y plongea les lèvres pour aspirer délicatement le liquide brûlant et parfumé. Elle aimait sa saveur douce-amère et le souvenir vivace de son enfance campagnarde pauvre mais plutôt heureuse. Sa mère en préparait chaque soir pour ses frères et elle, juste avant de les envoyer se coucher dans l’appentis au-dessus de l’unique pièce de leur maison. Fallianha se rappelait avec émotion le baiser tendre que sa mère déposait sur son front en appelant sur elle la protection des petits dieux de la nuit. Puis la pauvre femme était morte d’une maladie qu’un peu d’argent aurait pu soigner. Mais le père était un vaurien qui buvait les quelques pièces qu’il gagnait en travaillant à droite et à gauche. Fallianha avait alors quatorze ans et un physique qui attirait déjà le regard des hommes. Pas seulement le regard... lorsque son propre père, saoul comme à son habitude, avait posé sur elle ses mains ignobles, elle avait fui à jamais sa famille et la misère. Elle avait vendu la seule chose qu’elle possédait et fait habilement fructifier son commerce. Elle ignorait si son ivrogne de père vivait encore mais n’aurait pas détester parader devant lui dans le somptueux attelage du Duc de Fershield.
Derrière elle, la porte s’ouvrit. Seul le Duc pénétrait sans frapper dans les pièces de la maison qu’il avait achetée pour y loger l’ancienne Louve. Cette dernière ne se retourna pas. Un frisson parcourut son dos tandis qu’il s’approchait d’elle. Il l’enlaça et posa ses lèvres sur sa nuque. Elle frissonna plus violemment encore. Certys la troublait autant qu’au premier jour. Sa bouche sur sa peau, ses mains possessives et même un regard de ses yeux indigo la chaviraient. Le désir incendiait son corps et embrumait son esprit.
Pourtant, elle ne l’aimait pas... En tous cas pas autant qu’elle aimait Ganrael.
Certys dévora son cou et ses épaules de baisers brûlants. Les yeux clos, les jambes amollies, Fallianha se laissa aller contre lui. Il la retourna brutalement et prit sa bouche avec la même fureur. Elle gémit et entoura de ses bras le cou contracté de son amant. Dans un recoin de son esprit, elle comprit que le jeune homme était hors de lui, poussé aux excès par une tension inhabituelle. « Il ressent la guerre dans toutes les fibres de son corps. Cette guerre qu’il a appelée de ses vœux et à laquelle il va employer ses forces. Il est déjà entré en guerre. »
Ce qu’il recherchait ce soir-là, à quelques jours du déclenchement de l’offensive, c’était déjà un combat, une lutte charnelle où soumettre dans le champ clos du lit la femme qu’il avait imposée comme sa maîtresse officielle et intouchable. Il lui avait reconnu un droit sur lui en lui offrant maison, domesticité nombreuse et attelage, comme à une authentique épouse de seigneur. Il lui avait ouvert la porte du palais royal. Elle avait côtoyé les Grands Vassaux au lieu de s’étendre pour satisfaire leur concupiscence. Ces hommes hautains avaient dû désormais se contenter de la déshabiller seulement du regard sans hasarder une remarque déplacée. Ne connaissait-elle pas leurs petits secrets dont certains étaient inavouables ?
Mais ce soir, Certys de Fershield exigeait d’elle le paiement de sa dette. Il était le maître et elle n’était là que pour satisfaire les revendications de sa chair échauffée par la proximité des combats. Du moins, c’était ce qu’elle ressentait tandis qu’il la déshabillait sans égard pour son élégante robe et la renversait sur les coussins recouvrant le divan. Il n’avait même pas eu la correction ou la patience de l’amener dans la chambre où, d’ordinaire, il venait la rejoindre trois ou quatre fois par semaine lorsqu’il était à Kurvval. Un domestique pouvait pénétrer à l’improviste dans le salon, bien sûr après avoir discrètement toqué à la porte, et assister à l’assaut en règle que le Duc, à demi dévêtu, menait sur le corps nu et pantelant de sa maîtresse. Bientôt, cependant, elle ne pensa plus qu’on pouvait les surprendre. Elle ne pensa même plus du tout. De toutes façons, la gamme montante de ses gémissements aurait arrêté sur le seuil le plus distrait des serviteurs.
Lorsque enfin Certys se sépara d’elle, la nuit était tombée et seule la lune se glissant par l’une des deux hautes fenêtres éclairait la pièce. Un rai laiteux s’épandait sur le divan et Fallianha en admira l’effet sur ses seins haletants et sur son ventre satisfait. La tête de Certys reposait sur ses cuisses. Les yeux fermés sur elle ne savait quelles images, le souffle court, il lui apparut non encore vidé de sa tension. Elle contempla pensivement le visage du jeune homme. Indéniablement, il était beau. La balafre au-dessus de son sourcil gauche ne déparait pas cette perfection sans doute un peu trop froide. Il ne lui avait pas raconté d’où il la tenait mais elle l’avait su, par Ganrael bien sûr, mais aussi par les clabauderies des servantes. Si Hodin d’Angon n’avait mis un terme au duel, qui sait si Ganrael n’aurait pas arboré une marque jumelle ?
A la lueur pâle de l’astre nocturne, le visage immobile du Duc de Fershield prenait l’aspect d’un masque mortuaire. L’ancienne Louve frissonna. Ce n’était plus de désir mais d’appréhension. La pensée qu’il pouvait bientôt mourir la heurtait. C’était bien cela, en partie, le destin des femmes. Quel que soit le royaume où elles vivaient, elles devaient craindre qu’un jour ou l’autre, une guerre leur enlèverait les hommes qu’elles aimaient, amants, époux, fils, pères ou frères. Certys était Commandeur des Avians et combattrait en première ligne. Il avait beau être l’un des meilleurs, le meilleur sans doute, rien ne le mettait à l’abri d’un guet-apens, d’un accident voire du hasard. Même si elle ne l’aimait pas vraiment, et elle se dédouanait à ses propres yeux en se disant que Certys éprouvait pour elle plus de désir que de tendresse, elle souffrirait de sa mort. Sans qu’elle l’ait souhaité, un visage se substitua comme par magie à celui du Duc de Fershield. Elle entrevit des cheveux châtains très clairs, presque blancs dans la clarté lunaire qui ciselait les traits fins et mettait une ombre inquiétante dans les beaux yeux en amande. Elle eut très peur soudain. Si Ganrael disparaissait, sa vie n’aurait plus de valeur... Sa passion pour le fils du Régent datait d’avant sa rencontre avec le transfuge lusitanien et la liait à jamais à ce garçon imprévisible et fascinant. Mais Certys lui avait apporté ce que Ganrael n’avait jamais songé à lui accorder, une place dans sa vie et non pas seulement dans son lit. Le fils de Hodin d’Angon avait beau jouer les provocateurs, il existait en Nextia certaines limites qu’il n’oserait jamais franchir. Certys, lui, n’avait pas hésité à installer une ancienne Louve dans une belle demeure acquise pour la circonstance et même à l’amener à la cour. Avec quel naturel, il l’avait présentée au Régent lui-même !
Certys ouvrit les yeux et Fallianha libéra l’air de ses poumons. Elle n’avait pas eu conscience d’avoir retenu sa respiration. Dans la semi pénombre, l’indigo si particulier de ses iris ne se différenciait pas du bleu du regard de Ganrael. Elle eut vaguement conscience d’une sorte de prémonition mais pas suffisamment précise pour s’y arrêter.
Du bout des doigts, Certys frôla ses cuisses et les boucles humides que l’ancienne Louve ne teignait plus en rouge, à l’instar de sa chevelure. Puis il s’assit en tailleur.
- C’est ma dernière nuit avec toi. Demain, je rejoins mes Avians.
Elle se redressa sur les coudes puis s’assit à son tour, non loin de lui mais sans le toucher.
- Tu as enfin ta vengeance.
- Oui, se contenta-t-il de répondre.
Son murmure avait quelque chose d’étrange, à la fois railleur et désabusé. Fallianha n’allait pas le laisser s’en tirer avec ce simple assentiment.
- Une éclatante vengeance, n’est ce pas ? A la mesure de tes ambitions démesurées : une invasion et des centaines de tués pour prix de la trahison d’un ami, fût-il un roi !
- Tu sais fort bien, Fallianha, que Hodin n’avait pas besoin de moi pour en arriver là.
Etait-ce la peur de perdre Ganrael, de le perdre lui aussi, Certys de Fershield, qui lui donnait envie de le frapper ? Elle rétorqua sèchement :
- Tu as apporté une sorte de légitimité à son projet. A ses yeux, ta venue s’apparente à l’accord des dieux pour lancer une opération d’une ambition telle qu’elle serait sans doute restée à l’état de rêve sans toi.
Il se pencha légèrement en avant :
- Tu connais si bien le Régent pour savoir ce qu’il a en tête ?
Elle pinça les lèvres avec irritation. Elle ne pouvait bien sûr pas lui avouer que les arguments qu’elle venait de lui envoyer à la figure étaient tirés de l’amer discours de Ganrael. Le fils de Hodin d’Angon s’estimait, sans doute à juste titre, évincé par son propre père au profit de l’intrus lusitanien. « Tu verras qu’il le mettra sur le trône à ma place ! » avait-il un jour hurlé pour se détourner ensuite, les larmes aux yeux.
Mais Certys n’insista pas dans ce sens. Il hocha la tête, l’air songeur.
- J’ai fait mettre cette maison à ton nom. L’attelage aussi.
Une façon élégante de dire qu’il pouvait ne pas revenir de cette guerre. La jeune femme leva une main et le gifla.
- Je n’en veux pas, Certys ! Je veux juste que tu n’ailles pas te faire tuer.
Elle était sincère malgré la dissimulation dans laquelle elle vivait depuis que Certys lui avait demandé de ne plus exercer son métier et l’avait installée dans cette somptueuse maison achetée à un riche marchand. Jamais le petit cousin du Régent n’avait soupçonné qu’elle continuait à voir un autre homme et encore moins que ce dernier était le fils d’Hodin d’Angon.
En grimaçant, Certys couvrit d’une paume sa joue cuisante. Elle n’y était pas allée de main morte.
- Quelle importance ? Tu es toujours aussi désirable, Fallianha, et jeune encore.
L’ancienne Louve écarquilla les yeux et son bras se détendit pour punir l’outrageant propos. Le Duc bloqua vivement la main de Fallianha à quelques centimètres de son visage et sourit sans joie. Elle voulut lui cracher qu’elle ne l’aimait pas, qu’elle ne l’avait jamais aimé et se rendit compte alors que ç’aurait été un mensonge. Elle l’aimait moins que Ganrael, voilà tout.
Sans la lâcher, Certys rapprocha son visage du sien et l’embrassa. Ce fut un baiser doux et presque chaste. Puis il se recula et elle vit qu’il avait les yeux cernés.
- Je suis épuisé, Fallianha. Il faut vraiment que je dorme.
Certys se leva lourdement. Il trébucha sur un des coussins jetés au sol par leurs ébats et jura entre ses dents. Fallianha se leva à son tour et passa ses bras autour de la taille de son amant.
- Va t’allonger dans la chambre. Je t’apporterai quelque chose à manger.
Il bâilla, rajusta vaguement sa tenue et sortit. Fallianha soupira. La visite de Certys l’avait prise au dépourvu. Elle avait ensuite espéré qu’il rentrerait dormir au palais, ce qui lui arrivait assez souvent de faire quand il devait partir le lendemain à la Caserne des Ailes. Mais il était vraiment trop fatigué pour accomplir plus que le trajet jusqu’à l’étage supérieur.
La jeune femme se rhabilla rapidement et passa ses doigts dans sa chevelure pour la discipliner. Puis elle descendit au premier niveau de la demeure. Les lampes à mèches avaient été éclairées dans les couloirs et l’escalier. Sans nul doute, les bruits en provenance du petit salon avaient dissuadé le serviteur chargé de cette tâche d’y pénétrer. L’ancienne Louve ne s’embarrassait pas de pudeur, ce qui aurait été franchement risible, mais elle tenait à ce que le personnel dévolu à son service depuis qu’elle était la maîtresse du cousin du Régent connaisse bien les limites à ne pas franchir.
Fallianha parvint à l’office sans rencontrer personne. Les domestiques, sachant le Duc dans les murs, pensaient ne devoir pas être dérangés de sitôt. Elle poussa le battant et fut accueillie par un cri de surprise. Gilliet, sa femme de chambre, sauta sur ses pieds et la fixa avec effarement, la main crispée sur sa gorge, comme si elle avait été prise en faute. L’instant d’avant, elle devait badiner avec le cocher Mérénus mais celui-ci restait à une distance prudente sous l’œil sévère de la cuisinière. Cette dernière, maigre mais habile en son art, essuya à son ample tablier ses mains couvertes de farine et salua l’arrivante, ni trop ni trop peu. Le Duc de Fershield l’avait engagée lui-même après avoir goûté sa cuisine soignée à la table du Grand Vassal de Mernoyd. Si Marcha Oyljir se sentait rabaissée d’avoir à préparer les repas d’une ancienne prostituée, elle n’en laissait rien paraître, du moins devant celle-ci. Il faut dire qu’elle avait régulièrement l’occasion de déployer tout son talent. Le Duc conviait fréquemment des hôtes de marque à sa table.
Fallianha lui adressa un sourire de circonstance et ignora la craintive Gilliet et son insolent soupirant. Inutile de paraître remarquer les regards impertinents que lui lançait ce dernier.
- Ma Dame, il ne fallait pas vous déranger. Où souhaitez-vous que l’on dresse le couvert ? demanda la cuisinière sans servilité.
- Maîtresse Oyljir, nous ne ferons pas, je le crains, honneur à votre cuisine. Le Duc désire avant tout se reposer. Préparez juste un repas froid que je monterai moi-même.
La cuisinière pinça brièvement les lèvres puis houspilla son aide, une jeune fille boulotte qui rougissait en lançant à Fallianha des regards de côté. Par Gilliet qui adorait clabauder sur les uns et les autres quand elle coiffait sa maîtresse, celle-ci n’ignorait pas que la fille de cuisine rêvait d’entreprendre une carrière de Louve qui la conduirait, à l’instar de Fallianha, dans les bras d’un Grand Vassal. La pauvre bécasse posa un plateau sur un coin de la vaste table de chêne et y déposa des assiettes et des coupes prises dans les buffets massifs longeant deux des murs blanchis à la chaux. Marcha Oyljir entreprit de découper à l’aide d’un impressionnant couteau des tranches de pâtés en croûte et de terrines qu’elle disposa ensuite dans les assiettes. Deux parts conséquentes de légumes en gelée de cidre et deux petites jattes de fruits des bois nappés de crème trouvèrent leur place sur le plateau. La cuisinière ajouta une boule de pain à la croûte dorée avant de se décider à poser la question qui lui brûlait les lèvres.
- Mon seigneur le Duc va-t-il partir bientôt ?
- Malheureusement oui, maîtresse Oyljir. Demain, il rejoint son unité et d’ici très peu de jours, il sera dans les airs au-dessus du Lusitan.
La cuisinière secoua la tête. Elle semblait hésiter entre le courroux et l’affliction.
- Cette maudite guerre... On sait comment ça commence. Mais qui sait comment ça va se terminer ?
Fallianha haussa les épaules.
- Les dieux sans doute et encore ce n’est pas sûr. Même si les hommes connaissaient l’avenir, ils croiraient malgré tout possible de le modifier.
- S’il vous plaît, vous pourrez dire au Duc que nous prierons pour lui.
- Je le ferai, accepta distraitement Fallianha en prenant le plateau. Elle esquissa un sourire désabusé et se dirigea vers la porte. Mérénus se précipita pour lui tenir le battant grand ouvert et réussit à paraître arrogant jusque dans cette attitude servile. Elle lui adressa un sec hochement de tête qui le remettait à sa place.
Le plateau pesait son poids de vaisselle ornée et de victuailles de choix mais Fallianha préférait se retrouver seule dans la chambre avec Certys. Avec un peu de chance, il s’endormirait vite après s’être restauré. Il ne jouait pas l’épuisement. Il avait jeté ses dernières forces dans l’étreinte effrénée, presque désespérée lui sembla-t-il soudain, qui les avait étroitement unis sur le divan.
Parvenue au deuxième étage, Fallianha posa le plateau sur une desserte non loin de sa chambre, leur chambre en fait, quoique Certys n’y dorme que rarement. Elle ouvrit la porte sans bruit et pénétra dans la pièce. Le jeune homme l’avait faite aménager à son goût, faisant abattre une cloison pour agrandir la chambre existante. Les murs étaient tendues de tapisseries sans motif mais la somptueuse teinte indigo du velours de soie marié à des fils d’or se suffisait à elle-même. Le lit, sculpté dans du chêne noir plus que centenaire, était le plus vaste que l’ancienne Louve ait jamais vu. Parfois, elle s’y sentait abandonnée. Certys dormait profondément, étendu sur le dos, les bras écartés en croix. Sa respiration était lente, un peu embarrassée. Il avait à peine pris le temps de quitter ses bottes et sa chemise froissée, jetées pêle-mêle sur le tapis de haute laine. Fallianha retourna chercher la nourriture que Certys ne consommerait sans doute pas. Mais autant ne pas attirer l’attention de quiconque monterait à l’étage. A la lueur des lampes fixées sur les deux candélabres d’argent, elle déposa le plateau sur la table ronde où ils avaient coutume de manger lorsque Certys n’avait invité personne à festoyer. Puis elle s’approcha du lit pour s’assurer de son sommeil.
Allait-elle prendre le risque de quitter sous l’anonymat d’une longue mante noire la chambre où dormait son amant et la demeure où veillaient les domestiques ? Ganrael l’attendait dans la maison du faubourg dont elle avait conservé la propriété... Ganrael qui lui aussi, devait quitter Kurvval pour aller se battre et qui peut-être ne reviendrait jamais. Elle ne pouvait pas le laisser partir ainsi. Un désir presque aussi douloureux qu’un coup de poignard lui coupa le souffle.
Un éclat doré attira soudain son regard. Sur la poitrine de Certys, posé sur l’écrin des poils noirs qui formaient un triangle régulier jusqu’à son nombril, un médaillon luisait. Intriguée, la jeune femme se pencha au-dessus du dormeur. Elle n’avait jamais vu Certys porter ce bijou, pas plus qu’un autre d’ailleurs. Un aigle aux ailes éployées ornait le disque d’or pur. Le nom de Certys Cyril y était gravé en demi cercle au-dessus de l’oiseau majestueux. Pour celui ou celle qui avait commandé la fabrication de cette parure de prix, Certys et l’aigle ne faisaient qu’un.
Un frisson parcourut les épaules de Fallianha. Elle devait savoir. Avec infiniment de précautions, elle retourna la médaille. Sur l’autre face, un profil était gravé en intaille. Il n’y avait pas de nom. Ce n’était pas nécessaire.


Aelghir
09/03/2007 23:19
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

Les Ailes du traître Chapitre quatorze

D’un geste, Ganrael d’Angon attira l’attention de ses compagnons sur l’Avian solitaire qui venait d’apparaître dans son champ de vision. Leur proie s’offrait à eux sans méfiance. Le Duc de Fershield était tellement imbu de lui-même qu’il se déplaçait toujours sans escorte. En ce jour, il ne dérogeait pas à son habitude et celle-ci allait s’avérer fâcheuse pour lui. Très fâcheuse... Ganrael ricana derrière la visière sombre de son casque en corne polie. L’heure de régler ses comptes était enfin arrivée. Depuis sa fracassante intrusion en Nextia, le transfuge lusitanien lui avait gâché l’existence. Le fils du Régent s’apprêtait à prendre sa revanche.
Il ne lui avait pas été difficile de connaître le plan de vol de son cher cousin. Il suffit d’avoir assez d’argent pour acheter n’importe quelle conscience. Cyril devait se rendre sur la côte sud où étaient stationnés ses hommes, ces Avians nextians qu’il avait entraînés en vue de l’invasion du Lusitan. Ganrael eut une grimace de dégoût. Ces lourdauds ne juraient plus que par leur Commandeur sang-mêlé. Ils déchanteraient amèrement lorsqu’ils apprendraient la vérité sur leur héros.
Il ne lui avait pas été non plus trop malaisé de trouver des complices malgré le peu de temps dont il disposait. Des Avians mécontents de l’accession du Lusitanien au commandement, jaloux de la faveur imméritée que lui témoignait le Régent et accessoirement le petit roi, il savait où en trouver. Plusieurs volaient sous ses ordres et prétendaient à son amitié. Il lui avait suffi d’en contacter quelques-uns. Cinq d’entre eux avaient aussitôt répondu présents.
Comme prévu, Certys Cyril se jetait dans la gueule du loup. Ganrael ricana derechef. Il se voyait bien en loup, carnassier à l’affût prêt à poursuivre le gibier et à lui sauter à la gorge. Sauf qu’il n’avait pas l’intention de tuer Cyril. Pas tout de suite...
Il entama lentement sa descente, suivi par ses Avians. Une approche progressive n’inquièterait pas la cible. Sur le territoire de la Nextia, le Commandeur Cyril n’allait tout de même pas se méfier de six pilotes aux intentions apparemment pures.
Ganrael frissonna de plaisir. Il sentait le vent qui caressait les membrures de ses Ailes. Voler était un plaisir toujours renouvelé. Il éprouvait presque les mêmes sensations que lorsqu’il faisait l’amour avec Fallianha. Ah ! L’adorable Louve ! Mais il ne devait pas se laisser distraire de son objectif : mettre ce traître de Certys Cyril hors d’état de nuire.
Ce dernier les avait repérés et, dans l’expectative, avait ralenti son allure. Le ciel était d’un bleu intense, aucun nuage ne venait en perturber l’immensité. Le cœur de Ganrael lui sembla près d’exploser tant l’instant était magique et décisif. Il se sentait poussé par une force quasi divine et sut qu’il n’échouerait pas. Les dieux étaient avec lui, ils ne pouvaient permettre qu’un tel fruit pourri souille la Nextia.
Le fils du régent donna le signal convenu plus tôt que prévu. Il aurait mieux valu attendre pour agir qu’ils soient à la verticale au-dessus de l’Avian solitaire mais celui-ci semblait avoir compris que leur approche n’était pas du tout amicale.
Cyril amorça une glissade sur la droite pour tenter de s’éloigner d’eux. Il cherchait sans doute un courant porteur qui lui donnerait suffisamment de vitesse. Ganrael ne lui laisserait pas la latitude de leur fausser compagnie. Il visualisa rapidement le Réseau et investit jusqu’à la moindre fibre de ses Ailes. Sa haine se conjuguait aux impulsions nerveuses pour augmenter les performances de sa machine. La formation dont il était le fer de lance s’étira mais ses compagnons parvinrent à le suivre. Voyant que la fuite n’était pas la meilleure des tactiques, le Lusitanien décida d’affronter ses poursuivants. Ganrael ne pouvait dénier à Cyril un courage certain. La victoire n’en serait que plus délectable.
Certys Cyril entama une vrille montante à une allure qui l’amena à la limite de la rupture. Le fils du Régent apprécia l’audace et avec une bonne dose d’inconscience, l’imita. La panique lui coupa un instant le souffle : une étincelle noire avait crépité le long du Réseau et ses Ailes avaient eu une sorte de sursaut. Ce fut très bref, heureusement, et il salua son rétablissement d’un éclat de rire. L’excitation qu’il ressentait aux creux des reins lui rappelait celle qui le bousculait pendant la périlleuse traque des bêtes noires. Il visualisa à nouveau la Toile et poussa à leur acmé les capacités de ses Ailes. Elles n’avaient rien à envier à la machine de Certys Cyril, il y avait veillé. Celles de ses comparses comptaient aussi parmi les plus récentes fabriquées dans les manufactures dopées par l’effort de guerre. Seul contre six, Cyril aurait beau déployer tout son talent et toute sa crânerie, il arriverait un moment où il devrait reconnaître sa défaite. Pour exceptionnelle que soit son Anima, elle ne suffirait pas à le sauver de la hargne de celui qu’il avait humilié. Ganrael grinça des dents. L’humiliation n’était pas la pire des choses que son soi-disant cousin lui avait fait subir. Il lui avait volé l’amour de son père ! Hodin n’en avait plus que pour ce maudit sang-mêlé et lui passait tous ses caprices ! Depuis que Cyril s’était ingéré dans leurs vies, le propre père de Ganrael n’avait plus aucune indulgence pour ses frasques et le considérait à l’aune du nouveau venu, c'est-à-dire nettement à son désavantage. Son propre père !
Soudain, le Lusitanien fit face. Sachant qu’il n’avait aucune chance de s’échapper, il s’apprêtait à combattre. Ganrael agit aussitôt sur les alulas pour se stabiliser à son tour. L’espace d’une respiration, il crut que l’espace se figeait et que tous deux étaient en vol stationnaire. C’était bien sûr seulement une impression. Cyril venait droit sur lui. Il devait certainement armer ses arbalètes d’épaule. Le fils du Régent anticipa et d’une seule impulsion fulgurante, dévia son vol. Les deux carreaux l’évitèrent mais frappèrent derrière lui un pilote qui n’avait pas eu le temps d’esquiver. Il entendit un hurlement de douleur et de terreur qui cessa brusquement. Qui venait d’être touché, il l’ignorait et ne s’en souciait pas. En temps de guerre, les pertes étaient acceptables, même parmi les amis. Maintenant, Cyril était désarmé pour le combat à distance car un Avian ne surchargeait pas inutilement ses Ailes. Lorsqu’il avait décollé dans la matinée, le Lusitanien ne pouvait assurément prévoir qu’il aurait à se servir de ses armes sur le territoire nextian. Ganrael pouvait tirer à son tour et l’abattre. Mais cela n’entrait pas dans son dessein. Et il ne voulait pas prendre le risque de l’affronter en combat rapproché. Il ne se faisait pas non plus d’illusions : le félon n’allait pas se rendre. Il fallait le capturer sans trop l’abîmer. Cela était prévu. Ganrael était bien moins stupide que son père semblait le penser.
Un cri d’horreur puis un autre lui firent tourner la tête juste à temps pour voir deux de ses hommes perdre le contrôle de leur machine et chuter comme des pierres. L’incompréhension le paralysa puis presque aussitôt le courroux l’envahit. Cyril avait provoqué la chute de ses amis. Ganrael ignorait comment mais il en était certain. Instinctivement, il tira avec son arbalète gauche. Le Lusitanien évita habilement le trait mais pas le suivant qui laboura son épaule droite et perça la toile derrière lui. Il décrocha et bascula, la tête la première. Repliant ses ailes, il amorça la spirale serrée de la Vrille descendante. Il comptait sans doute effectuer un atterrissage rapide ou peut-être voler en rase-mottes pour semer ses poursuivants. C’était aventureux avec son Aile endommagée mais Cyril pouvait fort bien réussir.
Ganrael ne le laisserait pas lui glisser entre les doigts. Il se laissa tomber à la suite du fuyard. Hodin avait en quelque sorte forcé Certys Cyril à enseigner à son fils la brillante et difficile technique de la Vrille descendante. Ganrael avait passé de nombreux intervalles de temps à suer sang et eau pour acquérir cette figure acrobatique. La fréquentation obligée de son cousin pendant ces longs entraînements n’avait pas pour autant scellé une amitié que le Régent semblait appeler de ses vœux. La partialité dont faisait preuve Hodin d’Angon à l’égard du transfuge lusitanien ne risquait pas d’amener son fils à considérer ce dernier autrement que comme un intrus.
Mais il lui était au moins reconnaissant de lui avoir fait apprendre la Vrille descendante. Le vent sifflait dans les membranes repliées. Cette chute verticale en spirale l’enivrait bien plus qu’un alcool fort ou que l’étreinte d’une femme. Il gardait malgré tout le contrôle sur lui-même. Une inattention pouvait encore tout faire échouer. Il jeta un rapide coup d’œil en arrière. Les survivants le suivaient, toutefois avec moins de fougue. Peu importait. Ils n’avaient pas besoin d’être trop près lorsqu’il leur donnerait le signal ultime.
A environ dix hauteurs d’homme du sol, Cyril déploya ses ailes. Les membranes freinèrent la machine mais la déchirure s’agrandit sous la pression de l’air et il manqua lâcher prise. Toutefois la puissance de son Anima lui permit de se stabiliser et il aurait peut-être pu échapper à son destin si les compagnons de Ganrael, au commandement de celui-ci, n’avaient lancé sur lui leurs filets. Empêtré dans les mailles de cordage, le Lusitanien ne put rien faire pour arrêter sa chute. Avec fracas, il s’écrasa dans l’herbe haute des jachères au-dessus desquelles s’était déroulé le combat aérien. Le fils du Régent atterrit de façon plus classique et se débarrassa rapidement des courroies le liant à sa machine. Tandis que les deux compagnons qui lui restaient entamaient les manœuvres pour se poser, il se précipita vers l’Avian vaincu. Etendu parmi les débris de ses Ailes, prisonnier des cordes épaisses, Certys Cyril ne s’avouait pourtant pas battu. Il avait réussi à dégainer son poignard et se contorsionnait pour taillader le maillage serré qui entravait ses mouvements. Avec un cri de fureur, Ganrael donna un coup de pied dans le casque de l’Avian, si violent que la visière en corne bleue transparente se fendilla. Puis il se jeta à genoux près de ce dernier et lui tordit le poignet pour le forcer à lâcher l’arme. Sonné, Cyril ne résista presque pas. Sous l’impulsion de la colère et de l’excitation de la victoire, le fils du Régent cogna du poing l’épaule blessée de son adversaire. Celui-ci laissa échapper un cri étranglé avant de s’amollir, sombrant aussitôt dans l’inconscience.
Ganrael se redressa d’un bond et regarda venir vers lui les deux autres survivants du guet-apens, Gaviel et Cliestran. Sans s’arrêter sur leurs visages maussades, il leur ordonna :
- Attachez-lui les mains et les pieds. Et venez m’aider. Nous ne devons pas laisser de traces.
Dans peu de jours voire d’heures, peu importera, mais d’ici là...
Sans mot dire, ils s’activèrent pour ligoter le Lusitanien à l’aide de cordes récupérées sur les filets. Gaviel lui ôta son casque et le lança près des pitoyables restes des Ailes du Commandeur de Fershield. Puis les deux jeunes Avians rejoignirent leur chef qui se penchait sur le cadavre disloqué d’une des trois victimes de Cyril. Ganrael était perplexe. Le premier tué, Harzel Gresdan l’avait été de façon conventionnelle ; deux carreaux fichés dans le torse ne pouvaient guère pardonner. Mais Bril de Mohle dont il examinait le corps déjeté par le dur contact avec le sol ne présentait pas de blessures externes autres que celles consécutives à sa chute. Par les dieux ! Comment ce maudit Cyril avait-il bien pu faire pour le précipiter au sol ? Ce n’était pas un hasard puisque Lodovig d’Ejulil était tombé quasiment au même instant.
- Débarrassez-le des courroies et portez-le à la voiture. Puis vous viendrez chercher nos deux autres amis. Nous ne pouvons les laisser aux charognards.
Ni à la vue de quiconque pouvait passer par là. Les champs, dans cette région du sud, étaient en jachère. Tous les trois ans, les paysans laissaient reposer une terre peu fertile pour lui éviter de s’appauvrir. C’était la raison qui avait poussé Ganrael à choisir ce lieu pour y intercepter le traître lorsqu’il serait en route pour rejoindre le port de Manx Ubish. Les Avians du Commandeur de Fershield l’attendraient, tant pis ! Les navires transportant les troupes d’assaut qui devaient débarquer une fois les côtes nettoyées par les Avians, ne prendraient encore pas la mer. Il valait mieux repousser l’attaque de quelques jours que de laisser un renégat la diriger. Ensuite, lorsque Hodin aurait compris à quel point il avait été abusé par Certys Cyril, il confierait le commandement de la force d’invasion à son fils. Ganrael tourna rageusement la tête pour observer le responsable du désamour paternel. Le Lusitanien entravé ne bougeait pas plus qu’un cadavre.
« C’est ce que tu seras bientôt, pourriture ! » se dit-il avec tant de ressentiment qu’il crut un instant s’être exprimé à voix haute. Mais ses deux compagnons, non loin de lui, considéraient toujours d’un air chagrin le mort dont les os rompus perçaient par endroit la tenue de vol. Il réitéra son ordre :
- Allez, faites ce qu’il faut. Nous ne disposons pas de beaucoup de temps.
Toujours enfermés dans leur silence, Gaviel et Cliestran obéirent. Les trois morts étaient leurs amis depuis l’adolescence. Fidèles compagnons du fils du Régent dont ils copiaient l’attitude volontiers provocatrice, les cinq garçons n’avaient pas hésité à le suivre dans cette aventure. Mais ils ne se doutaient pas qu’elle allait se terminer tragiquement pour trois d’entre eux. Ils dégagèrent le corps et le soulevèrent pour le porter vers la berline anonyme que son cocher avait arrêtée dans un chemin creux. Ganrael les suivit un instant du regard avant de se mettre à traîner les débris des Ailes sous les branches basses d’une haie de labariniers. Il suffisait que les rameaux évasés dissimulent les vestiges des machines fracassées pendant quelques jours, peut-être un ou deux tout au plus. Ganrael éprouva un frisson d’excitation tandis qu’il tirait en ahanant le squelette de bois et de toile. Il saurait arracher la vérité au Lusitanien et apporter les preuves de sa félonie à Hodin. Son père ne pourrait alors que reconnaître qu’il s’était lourdement trompé. Ganrael ricana puis il héla ses amis qui revenaient d’un pas traînant.
- Dépêchez-vous ! Les dieux nous sont favorables. Ne les tentons pas !
Les divinités, particulièrement celles auxquelles s’était adressé le fils du Régent pour qu’elles l’appuient dans son entreprise, étaient souvent versatiles. Elles pouvaient choisir d’aider leur sectateur puis le laisser tomber au moment crucial. Ganrael se confiait en elles mais pas aveuglément. D’aucuns prétendaient qu’il était superstitieux mais lui savait bien que le pouvoir des sorts était loin d’être insignifiant. Il portait sur lui des amulettes qui canalisaient l’énergie de l’autre monde, celui des êtres spirituels. Cyril dissimulait aussi sur lui une sorte de fétiche, l’effigie de son idole et c’était bien ce qui l’avait perdu.
Lorsque les trois morts furent casés tant bien que mal dans la voiture, Gaviel et Cliestran qui ne pipaient mots, renfrognés sur leur colère et leur peine, portèrent ou plutôt traînèrent le Lusitanien toujours inconscient jusqu’au véhicule. Ganrael les considéra sans indulgence. Ne comprenaient-ils pas qu’ils étaient déjà en guerre ? Eux qui s’enorgueillissaient de faire partie de l’élite des guerriers pleurnichaient sur leurs camarades tombés au front... la guerre et les dieux réclamaient leur comptant de vies humaines. Après un rapide regard sur le théâtre du combat, il leur emboîta le pas. Au premier abord, rien ne laissait supposer qu’il venait de s’y dérouler un engagement qui allait modifier pas mal la donne. Et d’ici quelques heures, peu importerait que quelqu’un découvre des traces suspectes car, lui, Ganrael d’Angon, futur roi de la Nextia, serait en position de force. Il souffla de satisfaction. Son père irait-il jusqu’à lui présenter des excuses ? Sa victoire serait alors complète.
Ses deux compagnons venaient de jeter Cyril sur la banquette libre lorsqu’il les rejoignit. Gaviel leva vers lui ses yeux gris trop grands. Ils étaient noyés plus par la peur que par le chagrin, s’aperçut alors Ganrael. En transportant les corps brisés de ses amis, le garçon venait de se rendre compte qu’il était mortel et que la guerre n’était pas un jeu.
« Tu ne survivras pas longtemps, mon pauvre Gaviel », jugea avec désinvolture le fils du Régent.
- Montez près du cocher, commanda-t-il avant de se glisser dans l’habitacle... en étrange compagnie : trois cadavres et un traître pâmé. Il ne lui restait guère de place. Gaviel et Cliestran avaient assis leurs trois amis défunts sur la banquette tournant le dos à la route. Les carreaux profondément fichés dans le torse de Harzel ainsi que les yeux grands ouverts mais à jamais aveugles de Bril ne laissaient aucun doute sur leur état. Lodovig aurait pu passer pour un fêtard cuvant sa boisson si un filet de sang n’avait strié son front et suivi l’arête de son nez. Fort heureusement, la maison isolée où ils devaient se rendre n’était pas à plus d’un intervalle de temps. Non que Ganrael appréhende la proximité des trois pauvres trépassés mais le trajet n’allait pas y gagner en confort. Il haussa les épaules et décida de s’installer sur l’autre siège. Il souleva le buste de son prisonnier puis une fois assis, laissa retomber la tête de ce dernier sur ses cuisses. Frappant du poing sur la portière, il donna le signal du départ. La berline s’ébranla. Du coin de l’œil, Ganrael s’assura que les cadavres ne risquaient pas de lui tomber dessus au moindre cahot. Puis son attention se porta sur Certys Cyril. Le fait d’avoir sa tête ballant doucement sur ses cuisses, comme s’il s’agissait d’un ami pour lequel il aurait éprouvé une grande inquiétude, le fit sourire. Il jeta un coup d’œil à l’épaule blessée. Elle saignait fort peu, le prisonnier ne se viderait pas de son sang avant d’avoir pu être interrogé. Presque délicatement, il écarta du front livide les cheveux sombres collés par la sueur et le sang qui avait coulé de l’arcade sourcilière gauche éclatée. Etait-ce dû à son coup de pied furieux ou simplement à la chute ? La croûte en train de se former cachait la cicatrice que lui devait le Lusitanien. Ganrael posa deux doigts sur les lèvres entrouvertes de Cyril comme pour empêcher ce dernier de parler et se mit à rire silencieusement. Le souvenir de ce jour-là, ou plutôt de cette soirée avait une saveur douce-amère. Ils s’étaient croisés par hasard, un pur hasard, lors d’une fête donnée par un Compagnon ou peut-être un Duc, peu importe. Il avait beaucoup bu, le « cher petit cousin » du Régent aussi. Des mots acerbes furent échangés de part et d’autre, puis les épées furent tirées. L’alcool ingurgité rendit leurs assauts belliqueux et brouillons. On aurait dit, lui dirent ensuite ses amis, deux batailleurs sans grande technique mais avec beaucoup de hargne. Ganrael eut le temps de blesser son adversaire au-dessus de l’œil gauche juste avant que Hodin d’Angon, furieux et cassant, ne mette un terme à l’altercation.
- Nul ne saura jamais qui aurait remporté ce duel. Mon père, qui t’appelle « mon cher cousin » en a décidé ainsi. Mais ce combat que nous allons nous livrer, toi et moi, « mon très cher cousin », il ne fait aucun doute sur qui va l’emporter. »
Ganrael éprouva l’étrange envie de déposer un baiser sur la joue de son prisonnier mais s’en débarrassa en ricanant. Puis il ferma les yeux. Cela faisait un bon bout de temps qu’il n’avait vécu une aussi bonne journée. Et elle n’était pas terminée.
Il se cala plus confortablement et dirigea ses pensées vers un objet bien plus affriolant que les cadavres qui lui faisaient face : Fallianha, la Louve passionnée, sa secrète maîtresse.
La veille, elle lui avait fait savoir qu’elle le rejoindrait à la nuit dans sa maison du faubourg, celle où elle exerçait son métier avant que le duc de Fershield ne la prenne à son service exclusif. Du moins ce dernier en était-il persuadé ! Ganrael avait convaincu Fallianha d’accepter. Les sentiments du fils du Régent étaient mélangés mais avoir une informatrice auprès de son rival valait bien l’amertume de la savoir dans le lit de ce dernier. Jusqu’à la nuit dernière, l’ancienne Louve ne lui avait rapporté que des faits insignifiants qui n’avaient jamais permis à Ganrael de prendre le transfuge lusitanien en défaut. Mais là... ! Il avait su tout de suite qu’il tenait Certys Cyril.
Fallianha s’était présentée fort en retard à leur rendez-vous. Exaspéré, il s’apprêtait à partir lorsqu’elle s’était jetée dans ses bras avec fougue. Leur mutuel désir les avait unis sur la couche toujours prête pour leurs ébats amoureux. Leurs bouches étant fort occupées, ils n’avaient échangé de paroles qu’une fois leurs corps satisfaits l’un de l’autre. Et ce que Fallianha lui avait appris alors valait bien toutes les nuits qu’elle avait passées avec le Lusitanien.
Ganrael soupira. Son corps se souvenait avec contentement des jeux de l’amour en lesquels la jeune femme était fort experte. Elle l’aimait avec passion et savait le lui prouver. Lui-même éprouvait à son égard, non pas un simple désir naturel à l’égard d’une si belle femme, mais un sentiment qui parfois le dérangeait par son intensité. Il ne se voulait pas amoureux, juste séduit.
Le véhicule tressauta dans une ornière. Un bref gémissement contraignit Ganrael à ouvrir les yeux. Un frémissement parcourut les paupières de Cyril, ses mains ligotées se soulevèrent légèrement mais il retomba aussitôt dans l’inconscience. Avec un demi-sourire appréciateur, Ganrael considéra son prisonnier. Fallianha n’avait pu lui celer son attirance pour le Lusitanien. Pourquoi nier qu’il était beau garçon et plaisait aux femmes, ainsi qu’aux hommes comme en témoignait son histoire avec Amintas de Lusitan ? Le fils du Régent se mit à sourire franchement. Bientôt, ce serait son tour de le travailler au corps mais certes pas de la manière que préférait sans nul doute le favori du roi lusitanien !
La nuit avait été courte. Quasiment sans s’en apercevoir, Ganrael glissa dans le sommeil. Le voisinage de trois cadavres ne l’incita pas aux cauchemars. Bien au contraire, ces rêves furent des plus agréables.

L’ordre de halte du cocher et l’arrêt brusque de la berline firent émerger Ganrael d’un sommeil qu’avec satisfaction il jugea réparateur. Il s’étira presque langoureusement à l’instar d’un chat reposé qui s’apprête à partir en chasse. Puis il se leva en repoussant Cyril. Il ne tenait tout de même pas à ce que ses amis le voient dans cette situation équivoque. Pourtant, avant d’ouvrir la portière et de sauter lestement à terre, il frôla du bout des doigts la joue du Lusitanien toujours sans connaissance.
- Clies, Gaviel, transportez le prisonnier à l’intérieur.
Cliestran descendit du siège sur lequel, silencieux et morose, il s’était serré avec son compagnon et le voiturier. Le chagrin se lisait sur sa face longue, parsemée de taches de son. Cependant, il s’efforçait de faire bonne figure et de se montrer digne de son maître et ami.
- Que fait-on pour... eux ?
D’un geste pesant, il désigna l’intérieur du véhicule.
Ganrael se retint de hausser les épaules. Harzel, Lodovig et Bril avaient péri au combat. Cela était dommage mais dans l’ordre des choses.
- Menez-les à la cave. Il y fait plus frais. Je préviendrai leurs familles demain.
Gaviel venait de rejoindre Cliestran qui le dépassait d’une bonne tête. Ils s’entreregardèrent puis se résolurent à acquiescer. Ganrael gardait sur eux une emprise que la fin tragique de leurs camarades n’avait pas démentie.
Le fils du Régent marcha jusqu’à l’avant de la voiture et interpella le cocher, immobile sur son siège et la tête entrée dans les épaules. L’homme baissa vers lui un regard opaque. Ce n’était pas la première fois que Ganrael faisait appel à ses services et appréciait sa discrétion. Une discrétion qui avait bien sûr son prix... Le fils du Régent lui tendit une bourse au ventre rebondi.
- Inutile de te recommander de te taire.
Le postillon hocha la tête et fit prestement disparaître le gage de son silence. Ganrael tourna le dos et s’éloigna d’un pas vif en direction de l’entrée du manoir. C’était un nom bien présomptueux pour cette grosse ferme mais celui qui l’avait édifiée, quelques cent années plus tôt, avait sans doute plus de fierté que d’argent. Les murs trapus, flanqués de contreforts, supportaient un toit de tuiles de bois rongées par le lichen. Des planches vermoulues fermaient la plupart des ouvertures. La ferme était inhabitée depuis la mort du propriétaire et des siens, emportés par une mystérieuse maladie cinq années auparavant. La peur de la contagion et le peu d’intérêt des terres alentours avaient dissuadé d’éventuels acquéreurs. Au bout de trois années, elle était tombée dans le domaine royal et Hodin d’Angon avait envoyé son fils juger sur pièce. Ganrael en était revenu avec une grimace de dédain mais avait conservé la clef. Il la sortit de la poche de sa tenue de vol et l’introduisit dans la serrure rouillée. Cette dernière rechigna à être forcée mais Ganrael n’avait pas l’habitude qu’on lui résiste. Un grand coup de pied dans la porte convainquit celle-ci de s’ouvrir. Le jeune homme pénétra dans la vaste salle commune. Des portes closes donnaient sur des chambres et des celliers mais il n’avait pas l’intention d’aller plus loin. Cette pièce suffisait à son dessein. Une table massive et quelques chaises dépaillées constituaient tout le mobilier. La poussière régnait en maître et dansait dans le rai de lumière entrant par la porte. Une odeur de renfermé prenait à la gorge mais elle finirait bien par se dissiper. Ganrael alla ouvrir un volet afin de bénéficier d’un peu plus d’air et de clarté.
A cet instant, arrivèrent ses deux compagnons. Gaviel tenait le prisonnier sous les épaules, Cliestran par les pieds mais aucun des deux ne regardait le responsable de la mort de leurs amis.
- Mettez-le là, ordonna Ganrael.
Une fois le Lusitanien étendu sur la table, le fils du Régent défit les cordes qui immobilisaient ses mains et ses chevilles et s’en servit pour les attacher aux pieds de la table. Ainsi ligoté, Cyril ne pourrait guère bouger. Ganrael donna ensuite ses dernières recommandations à ses complices.
- Je n’ai plus besoin de vous ici pour le moment. Quand vous aurez déchargé la berline, repartez avec elle à Kurvval. Si l’on vous demande où je suis, faites les ignorants. L’un de vous deux reviendra avec un cheval pour moi dans...
Se frottant pensivement le menton, il réfléchit au temps qu’il lui faudrait peut-être pour convaincre Cyril de bavarder.
... deux intervalles environ. Allez maintenant.
Il ne voulait pas que les deux garçons restent avec lui dans la ferme. Non pas que ça l’aurait dérangé de questionner le captif devant eux mais il préférait que ce moment-là lui appartienne pleinement. Il l’attendait depuis si longtemps ! C’était presque comme un premier rendez-vous amoureux que la présence de témoins rendrait moins intense. Jusqu’à ce que Fallianha lui apporte la preuve de la duplicité du Lusitanien, Ganrael n’avait pas su sous quel aspect la revanche s’offrirait à lui mais il avait toujours été sûr qu’elle ne lui ferait pas défaut. N’avait-il pas assez imploré et parfois même injurié les dieux à ce sujet !
Cliestran sortit dans la cour jonchée de gravats sans un regard en arrière. Gaviel le suivit comme à contrecœur, jetant un coup d’œil torve au prisonnier qui commençait à remuer faiblement. Etait-ce l’idée de ce qui allait se passer dans cette salle miteuse qui le tracassait ou bien plutôt aurait-il aimer y assister ? Ganrael lui tourna le dos et revint vers Cyril. Ce dernier battait des paupières pour éclaircir une vision que son long évanouissement devait rendre trouble. Le fils du Régent se pencha sur lui avec un sourire faussement amical.
- Alors, mon cher cousin, on ne fait plus le fanfaron !
Cyril essaya de parler mais ne parvint qu’à tousser douloureusement. Ganrael secoua la tête avec une feinte commisération.
- Ne te force pas, Certys. Je te promets que bientôt tu parleras tout ton soul.
Sans se départir de son sourire, il défit l’attache du col de son prisonnier et saisit la chaîne qui entourait son cou. La tirant doucement à lui, il sortit de sa cachette le médaillon dont Fallianha lui avait rapporté l’existence. Il le posa sur les lèvres pâlies du Lusitanien.
- Cette médaille t’a trahi. Tu n’aurais pas dû la garder sur ton cœur, ce trésor précieux, cette inestimable relique. Toi qui clames ne vivre que pour te revancher d’Amintas, comment peux-tu porter son visage à même ta peau nue ? Avoue que c’est inconciliable et qu’il y a là vraiment de quoi se poser des questions. Les bonnes questions : Qu’est-ce que tu es vraiment venu faire en Nextia ? Qui sers-tu en fait ? Ton incarcération et ton évasion ne sont-elles pas une habile mise en scène ?
Le prisonnier secoua la tête pour rejeter les allégations de Ganrael. La médaille glissa sur le côté mais le Nextian la saisit dans son poing et fit brutalement passer la chaîne par-dessus la tête de Cyril. Ce dernier gémit parce que les maillons avaient frotté son arcade blessée.
- Tu veux savoir comment je suis au courant pour cette médaille ?, demanda le fils du Régent en balançant le bijou tout près du visage de Certys. Mais tout simplement par une amie commune qui a eu la surprise de découvrir sur ton torse viril un portrait de cet Amintas que, soi-disant, tu exècres !
Les yeux indigo s’écarquillèrent. Ganrael éclata de rire.
- Je vois que tu as compris à qui je fais allusion. Croyais-tu que Fallianha aurait pu m’oublier si facilement et qui plus est pour un godelureau de ton espèce ? Ma belle Louve ne t’a ouvert les cuisses que pour mieux t’espionner.
Cyril crispa brièvement la bouche. La révélation devait avoir du mal à passer à l’instar d’une potion amère. Puis son regard se durcit en soutenant celui de son geôlier.
- Tu te trompes du tout au tout, Ganrael. Il y a une explication fort simple, si tu veux bien l’écouter ! contra-t-il avec cette morgue que ne supportait plus son cousin. Du dos de la main, celui-ci gifla la bouche outrageuse. La lèvre inférieure du Lusitanien se fendit et un filet de sang coula sur son menton.
- Tais-toi ! Ce n’est pas ce genre de chanson que je veux entendre. Je vais t’apprendre à chanter un tout autre air. C’est à ton stupide sentimentalisme que tu dois t’en prendre. Ce tout petit détail qui a fait échouer un admirable plan : le profil gravé de ton amant sur cette médaille dont tu n’as su te résoudre de te séparer.
Certys Cyril cracha un peu de sang et cria presque :
- Bon sang ! Ta haine t’aveugle. Je suis Commandeur des Ailes ! J’ai entraîné mes hommes pour qu’ils soient les meilleurs. L’aurais-je fais si j’étais ce que tu prétends ?
- La médaille ! cria Ganrael à son tour en secouant la chaîne à une largeur de main des yeux de son prisonnier. Ce dernier essaya de se redresser et tira sur ses liens en pure perte. Ganrael s’était assuré de leur solidité.
- Ne peut-on conserver par devers soi l’effigie de l’être qu’on a aimé pour mieux déverser sur lui sa haine ? protesta-t-il.
- A d’autres ! Mon père te croirait peut-être mais certainement pas moi ! Fallianha t’a vu nu plus d’une fois et jamais avec ce bijou. Il a fallu que l’épuisement embrume ton esprit pour que tu oublies de l’ôter avant de lui rendre visite, n’est ce pas ?
Ganrael enregistra avec satisfaction le tressaillement accusateur de Cyril mais ce dernier s’obstinait à nier l’évidence :
- Ganrael, sois raisonnable. Je suis de ton sang ! La Nextia est mon pays désormais. Ma mère était nextiane ! N’est-ce pas pour cette raison qu’on m’a chassé du Lusitan ? Regarde mon œuvre depuis que je vis ici. Est-elle celle d’un espion ?
- Pas d’un espion, mon cousin Certys, mais d’un traître ! Parce que, comme tu le dis toi-même, tu es de notre sang. Tu n’es qu’une ordure de traître prêt à frapper dans le dos ceux qui t’ont accueilli.
- Réfléchis ! Si j’avais voulu assassiner ton père, je l’aurais déjà fait. J’en ai eu maintes fois l’opportunité.
- Non ! rauqua Ganrael. Tu n’as pas monté ce beau plan pour un acte aussi primitif. Aussi suicidaire aussi. Je veux tout savoir et crois-moi, mon cousin, tu vas me le dire !
- Tu commets une grave erreur à si peu de jours de l’offensive. Relâche-moi. Ou au moins, remets-t’en à ton père. J’en appelle à son jugement, l’adjura Cyril.
Mais même dans son angoisse, le Lusitanien demeurait arrogant.
- Pas encore, Certys, rétorqua froidement Ganrael.
Il empocha le médaillon et dégaina son poignard dont il appuya la lame contre la gorge de son prisonnier.
- Mais je te promets que j’irai le trouver dès que tu m’auras tout raconté.
Cyril eut encore une dénégation étranglée :
- Il n’y a rien à raconter.
Ganrael fit glisser l’acier sur la peau nue. Bien qu’il n’ait pas beaucoup pesé sur la lame, celle-ci, très affûtée, ouvrit un long sillon vite gorgé de sang. Cyril ne cria pas, il bloqua juste sa respiration un court instant avant de s’insurger :
- Tu es fou !
- Parle, mon cher cousin. Tu t’éviteras bien des souffrances.
Pour prouver ses dires, Ganrael enfonça lentement la pointe du poignard dans la blessure de Certys, à travers la déchirure encroûtée de sang de sa tenue de vol. Cette fois, le renégat ne put contenir la plainte que sollicitait son épaule à nouveau malmenée. Ganrael imprima à la lame une lente rotation. Le Lusitanien hurla.
- Arrête... je ne peux quand même pas inventer n’importe quoi pour te faire plaisir ! souffla-t-il lorsque son tourmenteur interrompit enfin son geste impitoyable.
- Ce qui me ferait vraiment plaisir, vois-tu, c’est la vérité.
- Arrête.
Ganrael arracha brutalement l’arme de la plaie.
- Tu me supplies, toi l’orgueilleux, l’être supérieur, tellement au-dessus des autres ?, ironisa-t-il.
Des larmes coulaient sur les joues de sa victime. Il les lécha du bout de la langue.
- Le goût salé de ta douleur et de ma revanche. Je n’ai jamais été aussi proche de t’aimer, mon cher cousin. Je te ferai mien par le moyen de la souffrance. Et tu me crieras ce que je veux savoir comme des mots d’amour, lorsque nous parviendrons ensemble au paroxysme.
Il utilisa son poignard à la lame rougie pour lacérer les vêtements de Cyril et les défaire, lambeau par lambeau. Presque nu, le prisonnier tressaillit. La fraîcheur de la salle basse n’y était pas pour rien mais l’angoisse devait y être pour beaucoup.
- Tu as un corps superbe, commenta Ganrael. Harmonieux, c’est ça ! Tout comme ton visage. Tant de beauté pour dissimuler un esprit si tortueux ! Mais comment ton Amintas a-t-il pu se résoudre à se séparer de toi et à risquer ta vie dans cette hasardeuse entreprise ? Quand j’en aurai fini avec toi, même ton amant ne te reconnaîtra pas !
- Cesse de jouer avec moi ! Tu sais bien que je n’ai rien à avouer, je...
La protestation d’innocence de Certys s’acheva sur un cri de douleur et de colère mêlées. Ganrael venait d’entailler profondément son torse depuis l’épaule droite jusqu’à la hanche gauche. Il contourna la table et infligea au Lusitanien une marque inversée. Cyril se mordait les lèvres pour ne pas crier. Sans doute ne voulait-il pas donner trop de satisfaction à son tourmenteur. Mais en même temps, il confortait ce dernier dans ses certitudes : le sang-mêlé s’était introduit dans les faveurs de Hodin d’Angon pour mieux le trahir. Comme il l’avait reconnu lui-même, l’assassinat n’entrait pas dans ses plans. Qu’avaient-ils donc projeté, son maudit Suprême et lui ?
Le Fils du Régent eut un rictus rageur. Il saurait ! Il taillada vivement d’abord puis beaucoup plus lentement la chair tendre de l’intérieur des cuisses. Pas trop profondément pour éviter de toucher une artère mais suffisamment pour que Certys se cambre et se torde de douleur dans ses liens. Le supplicié ne faisait ainsi qu’augmenter la souffrance qui irradiait depuis l’acier fouaillant ses muscles tétanisés. Enfin la lame délaissa sa chair martyrisée.
Ganrael s’allongea à demi sur Cyril, insoucieux de tacher ses vêtements. Il glissa la dague poissée de sang entre leurs deux visages et chuchota :
- Ca fait mal, hein ? Très mal. Si mal... Mais tu peux y mettre tout de suite un terme. C’est toi qui décides, mon Certys, toi seul. En gardant le silence, tu m’obliges à te faire encore mal.
Ganrael buvait le souffle rauque et heurté de son cousin. Il le savourait comme une boisson enivrante. Une soudaine et étrange bouffée de tendresse lui vint pour ce garçon qu’il tourmentait. A la base de Manx Ubish, sur la côte du détroit des Orages, on devait s’inquiéter. Le Commandeur de Fershield aurait dû atterrir depuis un bon intervalle. Une patrouille allait être envoyée à sa recherche et ne trouvant rien, elle continuerait jusqu’à Kurvval pour alerter le Régent. Hodin se ferait du mauvais sang pour son cher petit cousin si apprécié. Mais peut-être commencerait-il déjà à se poser des questions sur sa loyauté... Ganrael embrassa Certys sur la bouche, se releva puis essuya négligemment son poignard à sa veste déjà tachée.
Le fils du Régent sortit dans la cour et fermant les yeux, tourna son visage vers le soleil. La tiédeur ruisselant sur sa peau comme une eau vivifiante le fit soupirer d’aise. Il fit jouer les muscles de ses épaules, étonné par la tension qui les habitait. Pendant qu’il infligeait des sévices au Lusitanien, il ne s’était pas senti contracté ou tendu. Il lécha le sang sur ses lèvres. Puis il acheva de les nettoyer avec le dos de sa main. Pensivement, il considéra la trace rouge sur sa peau. Il ne sut combien de temps il était resté à contempler le symbole de sa revanche lorsqu’il se secoua de cette léthargie inopinée. Dans le jeune feuillage d’un arbre, des oiseaux chantaient, se répondant. Un ruisseau coulait et sa musique claire ajoutait à la quiétude qui environnait la bâtisse. Cette vision presque idyllique le porta à sourire à cause de ce qu’il venait de faire dans la salle commune de cette ferme. Les oiseaux avaient beau piailler et le ruisseau murmurer, il n’allait pas se laisser attendrir. Certys Cyril cracherait la vérité. Ganrael haussa les épaules et retourna d’un pas vif à l’intérieur.
Les yeux du supplicié étaient clos, violemment cernés de mauve et sa respiration hachée. Mais il n’avait pas perdu connaissance. Ganrael plaqua sa main sur l’épaule blessée et serra.
- Cousin, regarde-moi ! Je sais que tu es conscient. Nous avons à parler tous les deux. Enfin, toi surtout.
Certys obéit et son tourmenteur ôta sa main cruelle.
- Bien, approuva-t-il. Tu commences à comprendre qui est le maître ici.
Du bout des doigts, il caressa les joues creusées par la souffrance.
- Dis-moi juste ce que je veux savoir, ensuite je te laisserai en paix. Tes plans, tes contacts, ta logistique...
- Je n’ai rien à te dire. Relâche-moi. Je veux voir Hodin, lui saura que je suis innocent !
Avec force, Ganrael le frappa sur la bouche.
- Mauvaise réponse.
Le sang des lèvres éclatées de Certys lui coula dans la gorge et le fit tousser. Surmontant la douleur, il cracha :
- Immonde salaud !
D’un nouveau coup de poing, le fils du Régent lui déchira un peu plus les lèvres.
- Tu peux crier et m’insulter tant que tu veux, espèce de traître ! Ici, personne ne peut t’entendre. Nous sommes seuls, toi et moi. Et quelques oiseaux.
- Je t’en prie, gémit Cyril, sans doute ramené à plus d’humilité par l’angoisse, crois-moi, je ne suis pas un traître.
Ganrael éclata de rire. Un rire féroce, un peu fou.
- Deuxième mauvaise réponse. Il n’y en aura pas de troisième.
Du regard, il fit le tour de la salle. Peu de choses y traînaient. Malgré la sombre réputation des lieux, les voleurs ou les vagabonds s’étaient servis. Pourtant, dans un angle, il remarqua ce qu’il cherchait. La présence de cet objet ancra en lui la conviction que les dieux étaient de son côté. Lorsqu’il revint auprès de la table de torture, il tenait fermement en main un manche d’outil au bois très dur.
- Comme dans l’amour, mon cher Certys, il faut savoir varier les plaisirs.
- Non, Ganrael, non !
Mais celui-ci avait déjà abattu le bâton sur les jambes de son cousin. Les os craquèrent comme des branches mortes. Cyril rugit, les yeux soudain emplis de larmes brûlantes. Puis il se mit à sangloter de souffrance.
- Reconnais que tu l’as cherché, chuchota Ganrael à son oreille. Je peux te rompre les os des cuisses, puis ceux des bras. Qu’en dis-tu ?
- Non, non... hoqueta Certys.
- Tu rends les armes, bien-aimé ?
- Oui, souffla le Lusitanien, affolé de souffrance.
- Tu m’en vois ravi, dit Ganrael en posant le manche contre le pied de la table.
En fait, il était déçu par la reddition de Cyril. Lorsqu’il avait entendu se briser net les jambes de son prisonnier, il avait éprouvé un sentiment de puissance extrêmement agréable. D’un autre côté, il lui fallait ses aveux.
- Eh bien ! Je t’écoute.
- Mise en scène...
- Bonne réponse ! s’écria Ganrael. Continue. Ne t’arrête pas en si bon chemin.
- Pour m’ouvrir les portes à Kurvval... une place auprès du Régent.
La souffrance devait être effroyable. Certys peinait à parler, les mots s’embrouillaient dans sa bouche mais son tortionnaire n’avait pas l’intention de le lâcher avant de tout savoir.
- Tu as grugé mon père. Et pourtant, il n’accorde pas facilement sa confiance. Tu es vraiment doué. Pour un peu je serais fier de toi, mon cousin. Dis-moi qui sont tes complices ?
- Pas de complice... seul.
Ganrael cogna la jambe gauche de Cyril qui hurla comme un animal à l’agonie.
- Mauvaise réponse !
- Je t’en prie ! Trop risqué... juste le Feudataire Conteran.
- Qui c’est celui-là ? Oh ! L’ambassadeur !
Evidemment ! L’envoyé du Suprême lusitanien venu réclamer la tête de l’ancien favori de son roi ! Quelle ironie ! Et quelle habileté !
- Qu’as-tu fait, maudit ?
- Quand je l’ai bousculé... je lui ai fait passer des documents sur les effectifs et le matériel des armées.
- Tu en savais beaucoup trop ! Mon père... c’est lui qui t’a permis de te hausser au niveau où tu pouvais le plus nous nuire. Il va s’en mordre les doigts. Il va me remercier, ça oui !
Ganrael se mit à marcher nerveusement autour de la table où gisait le Lusitanien couvert de sang. Un sang en partie nextian... Des esquilles d’os pointaient à travers la chair tuméfiée de ses jambes. Il n’avait pas tout avoué. Il n’avait pu risquer de tout perdre pour seulement transmettre des renseignements.
- Ta chanson n’est pas terminée. Chante-moi tous les couplets sinon... menaça Ganrael en s’arrêtant net.
- Je... un sanglot interrompit Certys. Les yeux clos, les dents serrées, il supporta la vague de douleur qui enfin reflua un peu, laissant sur son front une abondante transpiration.
- Ne m’oblige pas à te frapper encore, le tança Ganrael.
Cyril rouvrit les yeux et les ficha dans ceux, sans compassion, de son cousin.
- L’Anima... mon Anima...
- Qu’est-ce qu’elle a de plus, ton Anima ?, jeta Ganrael avec dédain. Mais au même instant, il comprit. Il revit Lodovig et Bril tomber comme des pierres, comme s’ils ne contrôlaient plus leurs Ailes.
- Je n’ai pas besoin du harnais pour diriger les Ailes... je suis maître du réseau... et pas seulement du mien.
Ganrael prit le visage de Certys entre ses mains et plongea son regard dans le sien comme s’il pouvait y discerner l’Anima exceptionnelle du Lusitanien. Ce que ce dernier venait de lui avouer ne faisait pour lui aucun doute. Il avait vu ce don terrifiant à l’œuvre. Appliqué à plusieurs escouades d’Avians traversant le détroit des Orages, il aurait abouti à une hécatombe. Peut-être Certys Cyril pouvait-il même couper de leur réseau les mariniers... Tout en scrutant les yeux hagards, il se demanda s’il était lui-même doté d’un tel pouvoir. N’avait-il pas déjà, à l’instar de Cyril, la capacité de se mettre en phase avec n’importe quelle machine. Une autre idée lui vint alors, moins réjouissante.
- Mes deux amis, c’est toi qui a précipité leur chute, hein ?
Dans un souffle exténué, Certys acquiesça.
- Pourquoi pas moi ? l’interrogea alors Ganrael.
- J’ai essayé... toi en premier... pas eu accès à ton réseau.
L’aveu réjouit Ganrael dans le sens où Certys lui reconnaissait une immunité à son effarante force spirituelle. Mais en même temps, il frémit à l’idée d’avoir frôlé la mort. Il éprouvait aussi l’étrange déception de n’avoir été épargné que par accident. Certys Cyril le voulait mort.
- Et ensuite ?
Les yeux du Lusitanien se fermaient. La souffrance et le sang perdu l’anéantissaient. Ganrael l’invectiva :
- Allez, une dernière réponse et je te laisse. J’ai déjà là de quoi convaincre mon père.
- Ensuite ? répéta Cyril. Puis d’une voix lente, presque rêveuse, il révéla : Après la défaite et l’invasion de la Nextia, j’en serais devenu le roi.
Sur ces mots qui interloquèrent le fils du Régent, Certys Cyril glissa dans l’inconscience. Ganrael recula de deux pas et considéra songeusement le profil du Suprême de Lusitan, hiératique sur le verso de la médaille qui avait trahi son favori.
« Tu ne le reverras jamais, Amintas. Et tu n’envahiras jamais la Nextia. Nous te ferons rendre gorge et lorsque tu seras vaincu, captif et humilié, je te remettrai moi-même ce gage de sa mort. »
Il la retourna au creux de sa paume et sourit en regardant l’aigle aux ailes éployées.
« Aujourd’hui, l’aigle est tombé. »
Des bruits de sabots lui firent lever la tête. Gaviel ou Cliestran venait le chercher. Ni trop tôt, ni trop tard. Tout s’enchaînait parfaitement. Les dieux étaient avec lui, il ne pouvait en douter. Il cria :
- J’arrive.
Et s’affaira à panser sommairement les plaies les plus profondes du supplicié. Cyril devait vivre jusqu’à la venue de son père.







Aelghir
17/03/2007 22:50
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

Les Ailes du traître chapitre 15

Le front moite, les yeux aveuglés par la douleur, les mains crispées au point que ses ongles s’enfonçaient dans la chair, Certys essayait de résister aux frissons qui le traversaient de part en part. Ces vagues incontrôlables amenaient avec elles plus de souffrances encore. Ses jambes, des orteils aux genoux, n’étaient qu’un brasier. Son épaule transpercée lui semblait démesurément enflée et pulsait d’un mal ardent.
Il avait soif. La fièvre desséchait son palais, sa gorge. Il aspira le sang de ses lèvres éclatées.
Tellement soif... si soif que le besoin de boire occultait presque la douleur qui ravageait son corps supplicié. Il aurait pu en rire s’il avait eu en lui une seule étincelle d’énergie. Mais la fièvre le secouait de spasmes qui achevaient de l’épuiser.
Un nom monta jusqu’à sa bouche meurtrie. Il le chantonna dans un murmure presque inaudible.
- Amintas... Amintas... Amintas, mon roi...
Sur sa langue épaissie par la soif, ce nom acquérait la douceur du miel et l’amertume des regrets. Plus jamais il ne reverrait son roi et ami. Et Ganrael avait emporté la médaille d’Amintas.
Certys Cyril sombra à nouveau.

C’était une nuit de douleur, d’horreur et de détresse. Il ne savait s’il avait ouvert les yeux dans l’obscurité ou s’il rêvait encore... S’il se souvenait avoir rêvé, c’est donc qu’il avait replongé au cœur d’une réalité monstrueuse. La souffrance qui consumait son corps plaidait en ce sens. Mais il avait rêvé. D’Amintas... qui le serrait dans ses bras juste avant le dernier Conseil, avant que, lui, le favori, ne simule un esclandre pour avaliser sa défection... Dans le songe, Amintas pleurait sur son ami envolé, sur l’aigle aux ailes fracassées. Mais avait-il vraiment pleuré ? Liessandra riait, Fallianha riait avant de l’embrasser et de le poignarder dans le dos. Puis la Louve offrait l’arme ensanglantée à son amant...
Ses yeux s’accoutumant à l’obscurité, il distingua les masses sombres des poutres au-dessus de lui, entre lesquelles s’intercalaient des espaces plus clairs, sans doute peints à la chaux. Cette salle où régnait l’odeur de la poussière et de sa souffrance, sueur et sang, allait être son tombeau. Une ferme... isolée, évidemment. Ganrael le lui avait affirmé... peut-être. Il se concentra. Le fils du Régent avait dû le lui dire. Il lui semblait que c’était le cas. Mais était-ce bien important ? Pourquoi se tracasser sur ce point de détail ? Nul ne viendrait à son secours. Et quand bien même... dans l’état où l’avait laissé Ganrael...
Une image atroce arracha un cri rauque à Certys. Comment avait-il pu oublier cela, même durant un bref instant ? Ganrael l’avait roué ! Il lui avait rompu les jambes avec une cruauté inouïe. Il entendait encore et encore le bruit sinistre des os se brisant sous le manche. Ses jambes lui avaient alors semblées s’être coupées en deux. Il hurla à nouveau de terreur et de haine.
Certys avait commis deux erreurs fatales. Et il en était parfaitement conscient. Il n’avait pu se séparer de la médaille que lui avait offerte Amintas à l’occasion de sa nomination comme Commandeur. Elle était le seul lien qui le rattachait physiquement à son ami par delà l’espace et le temps. Une larme roula sur sa joue. En quelque sorte, c’était Amintas qui l’avait livré à Ganrael. Là résidait sa seconde faute, la plus grave. Malgré les mises en garde de Rhys, il ne s’était pas suffisamment méfié du fils du Régent. Il aurait dû savoir que le jeune Nextian allait mettre à profit la plus infime faille dans son armure pour le faire tomber du piédestal où la faveur de Hodin d’Angon l’avait hissé. Ganrael n’avait besoin que d’un prétexte pour s’en prendre à l’intrus. Sautant sur la première opportunité, aussi minime soit-elle, il avait découvert la vérité... une partie de la vérité. Certys, quant à lui, avait démontré une excessive confiance en lui-même et un manque de maturité certain. Il ne s’était pas gardé de son vindicatif cousin... et encore moins de l’ardente Fallianha. Oh ! Dieux impitoyables ! Etait-il à ce point sûr de sa propre séduction qu’il avait cru la belle Louve à sa complète dévotion ? Sans aucune gêne, elle lui avait révélé, au tout début de leur relation, qu’elle avait intimement connu Ganrael. Il s’était imaginé avoir supplanté le fils du Régent dans la couche et le cœur de la jeune femme. La possession d’une maîtresse que lui enviaient la plupart des seigneurs nextians avait flatté son orgueil. L’intensité de leurs étreintes l’avait convaincu de son amour, tout autant que les mots sucrés qu’elle murmurait à son oreille lorsqu’il se réveillait doucement contre son corps tiède. Pourtant, il n’aimait pas réellement l’ancienne prostituée. Il la désirait tout autant qu’au premier jour, il lui portait de l’affection, il en était fier, mais non, il ne l’avait jamais aimée. Mais qu’elle ne l’ait pas aimé ou plutôt moins aimé que Ganrael avait meurtri ce qu’il était bien obligé d’appeler son amour propre. C’était plus cela qu’il avait ressenti qu’une réelle affliction lorsque son tourmenteur lui avait appris la traîtrise de Fallianha. Comme il s’était cru intouchable ! Les dieux s’étaient assurément réjouis de rabattre son arrogance.
Pourtant, pourtant, sous le poignard et sous les coups, il avait tenu, il avait résisté, il avait enduré. Sinon tout ce qui avait précédé aurait été effroyablement inutile... la fausse altercation, l’emprisonnement, l’évasion et surtout la séparation.
Puis, parce que la souffrance dans ses jambes rompues était insupportable et qu’il ne voulait pas revivre l’instant terrifiant où le manche s’était abattu sur ses membres, il avait parlé. Il avait appris à son bourreau ce que celui-ci voulait entendre. Il lui avait révélé son atout secret, cette extraordinaire capacité à pirater le Réseau des autres Avians. Ganrael était désormais persuadé que Certys Cyril était venu en Nextia avec le dessein de saboter la force d’invasion du Lusitan. Mais il ne saurait jamais que Certys n’avait que récemment découvert qu’il détenait ce pouvoir. Il n’apprendrait jamais que le favori d’Amintas avait convaincu ce dernier de le laisser aller en Nextia pour approcher le petit roi malade. Le Lusitanien ne lui dirait jamais qu’il avait toujours douté de l’origine naturelle de ce mal si opportun pour le Régent. Et surtout, il n’avouerait jamais que les légalistes s’apprêtaient à frapper.
L’arbre cacherait la forêt... Certys était cet arbre majestueux que le brutal Nextian avait abattu mais les fidèles de Cosme sauraient mettre à profit le choc provoqué par la chute du géant. La forêt était en marche. Ganrael ne se doutait pas que son prisonnier ne lui avait livré qu’une partie de la vérité, celle qui n’engageait que lui. Et Amintas bien sûr. Mais ce dernier était hors de portée de la vindicte du Nextian... alors que Rhys et ses amis avaient besoin du temps et de l’immunité que leur procureraient les aveux tronqués du Lusitanien.
Il battit des paupières pour chasser les larmes de douleur. Puis il garda les yeux fermés. Sur une image, viatique contre la peur. Amintas...
« Je ne peux te laisser faire ça. Est-ce que tu imagines les risques que tu vas encourir ? Tu te jettes dans la gueule du loup. Non, je ne veux pas.
Certys regarda son royal ami avec un demi-sourire que celui-ci, sourcils froncés, échouait à interpréter. Amintas appuyait fortement ses mains sur les bras de son fauteuil mais ne se levait pas. Comme s’il était indécis... son favori avait modérément apprécié le ton quelque peu plaintif avec lequel il venait de lui signifier sa position. Mais son attitude trahissait son incertitude. Le projet de son jeune ami ne lui déplaisait pas complètement. Certys se faisait fort de le convaincre. Il replia minutieusement le plan de la forteresse de Comarck et le rangea dans la mallette avant de répliquer :
- Amintas, ma décision est prise et bien arrêtée. Je suis Commandeur des Ailes, garant en tant que tel de la sécurité du royaume, tout autant que vous, mon roi qui m’avez nommé à ce poste. J’ai mis ma vie à votre service et à celle du Lusitan dès que vous m’avez honoré de votre amitié. Et même avant... lorsque je suis entré à l’Académie des Ailes.
Sa voix calme, assurée, masquait le mensonge. Tandis qu’Amintas méditait sur ses paroles, il parcourut du regard les fresques vivement colorées qui ornaient le petit bureau du Suprême. Beaucoup d’or rehaussait les vêtements d’apparat de la succession de souverains menant à Amintas. Celui-ci avait chargé son peintre préféré de représenter ses ancêtres d’après les portraits disséminés dans le palais. Lui-même figurait en fin de la longue théorie. Une fin provisoire... un jour, son successeur se ferait peindre à côté de lui... le fils qu’allait sans doute lui donner Liessandra. L’artiste avait su admirablement rendre le visage rayonnant du roi, ses boucles dorées et son aisance. A la demande d’Amintas, ce même artiste avait fait le portrait en pied du favori en uniforme de Commandeur qui décorait l’antichambre des appartements royaux.
Certys Cyril cessa de regarder les rois anciens et reporta son attention sur le roi régnant. Il lui tairait qu’il ne se souciait en aucune façon de la sécurité du Lusitan. L’amitié passionnée qu’il partageait avec Amintas rendait obsolète l’embryon de sentiment patriotique qu’il avait pu un jour éprouver. Peu lui importait en fait que la guerre éclate entre les deux puissances rivales. Que le dieu des morts fasse une abondante récolte sur les champs de bataille ne le tracassait pas outre mesure. Mais Amintas ne voulait pas engager les hostilités de son propre chef. Amintas désirait fortement la paix. Et Certys la lui offrirait.
La paix ou la guerre, Lusitan ou Nextia, l’idée même de sa mort n’étaient à aucun moment entrés en ligne de compte. Une seule motivation le poussait : sa passion exclusive pour Amintas, son ami, son roi, sa raison d’exister.
Amintas lui appartenait.
Certys n’acceptait pas de partage. Il avait commencé à en prendre conscience lorsqu’il avait été en butte à l’hostilité déclarée de la reine. L’« accident » de cheval n’avait fait que renforcer sa jalousie. Puisque Liessandra prétendait lui disputer son ami par les moyens les plus extrêmes, puisqu’elle portait l’enfant d’Amintas, lui, le bien-aimé, irait jusqu’au sacrifice de sa vie, s’il le fallait, pour enfanter cette paix dont il n’avait que faire, uniquement parce qu’Amintas la voulait !
- Tu n’imagines pas, mon Certys, ce que va être la vie de cour sans toi. Tu es ma joie, tu es le soleil qui illumine mes jours. Et tu veux partir pour ce royaume glacé durant de longs mois... sans compter le danger que tu vas quotidiennement affronter. Non, il n’en est pas question, répéta le roi.
Amintas pouvait être têtu. Mais pas autant que son favori. Certys savait pertinemment qu’il emporterait la décision finale. Il se leva et posa une main sur le bras du roi.
- Nous en avons déjà longuement discuté, Amintas. Moi seul peux mener à bien cette mission. Parce que je suis à moitié Nextian et parce que cette origine me désigne déjà à la suspicion de certains de vos conseillers. Parce que ma mère était une parente proche du petit roi et donc du terrible Régent nextian. Parce que, moi seul, je pourrai approcher Cosme. Parce que nous savons, vous et moi, que le Lusitan ne fera pas le poids si d’Angon décide de l’envahir. Parce que je suis un excellent comédien et que je saurai tenir mon rôle à la perfection. Et parce que je le veux, Amintas.
Le Suprême du Lusitan retint un instant son souffle. Sa volonté était battue en brèche par celle de son favori. Certys n’ignorait pas qu’il aurait pu gouverner à travers son ami. Il ne l’avait jamais tenté, cela ne l’intéressait pas. Parfois, l’idée qu’Amintas aurait pu montrer une telle faiblesse envers lui le dérangeait parce qu’une telle attitude n’était pas à l’honneur de son roi. Certys se contentait juste de contrer en sous-main les manœuvres de la reine et celle-ci ne s’y trompait pas. Le favori faisait barrage à ses tentatives pour orienter les décisions de son époux.
Amintas affichait un air malheureux. Il secoua la tête et énuméra avec accablement :
- Tu acceptes de passer pour un renégat, de subir injures et outrages, d’endurer un pénible emprisonnement, de tenter une dangereuse évasion et...
Certys compléta à sa place :
- de supporter une longue séparation, de n’avoir aucun contact avec vous pendant une année ou peut-être deux. Oui, mon roi. Consentez-y, vous aussi. C’est un faible prix à payer pour sauver votre trône. Pour préserver la paix et notre mode de vie. Vous êtes le roi, vous vous devez à votre royaume. Et moi, je me dois à vous.
Certys manipulait délibérément son ami. Amintas posait sur lui un regard emperlé par le courage et l’abnégation dont il croyait que son favori faisait preuve. Courage, certes... il en fallait pour accomplir son aventureux dessein mais abnégation ? En aucune manière... Le jeune sang-mêlé était parfaitement conscient de l’égoïsme de sa démarche et n’en ressentait nul malaise.
Amintas se leva enfin et le serra longuement contre lui. Il ne dit rien mais Certys comprit qu’il lui accordait son aval. »

- Que lui as-tu fait ?
- Juste ce qu’il fallait pour qu’il chante sa chanson !
Certys ouvrit péniblement les yeux. Il n’avait pas perdu connaissance mais la fièvre qui montait de ses plaies embrumait ses pensées. Il avait toutefois reconnu les voix des arrivants : l’une asséchée par la colère et l’autre vibrant d’une satisfaction mauvaise. Hodin d’Angon et Ganrael venaient d’entrer dans la pièce à vivre de la ferme transformée en salle de torture.
Presque malgré lui, le Lusitanien tourna la tête sur le côté. Derrière les deux Nextians, la porte découpait un pan de ciel gris bleu. La nuit avait cédé la place à un nouveau jour sans que le supplicié ne s’en aperçoive. Son dernier jour...Bien qu’insignifiant, le geste lui arracha une plainte. La douleur guettait à la lisière, à peine engourdie. Certys ressentit soudain une angoisse intolérable : Ganrael allait-il à nouveau le tourmenter ?
Un visage se pencha au-dessus du sien. Il ne discerna pas aussitôt de qui il s’agissait mais le regard fixé sur lui était froid et accusateur.
- Ainsi, tu me trahis. Toi, que j’ai accueilli, fait Commandeur et Duc ! Certys...
Le jeune homme n’avait plus besoin de garder son secret. Il articula :
- Je sers mon roi.
Un rire grinçant secoua Hodin.
- Mais ton roi t’a abandonné, il t’a délibérément envoyé à la mort.
- Je suis un guerrier. Ma vie appartient à mon souverain, lui opposa Certys.
Son élocution s’embarrassait. Etrangement ses jambes ne le faisaient presque plus souffrir. « Peut-être suis-je en train de mourir » se dit-il avec détachement.
- Un souverain lusitanien ! cracha le Régent avec un mépris appuyé.
- Je suis Lusitanien, rétorqua Certys tout en se demandant vaguement à quoi rimait cette discussion. Il ne désirait plus qu’une chose, désormais : que l’on en finisse. Que Ganrael ou Hodin, si l’envie lui en prenait, le tue. Mais le Régent hurla soudain, emporté par un courroux formidable.
- Tu n’es pas Lusitanien ! Tu n’es même pas à demi Lusitanien ! Pas une seule goutte de ce sang blanc ne coule dans tes veines ! Tu es de mon sang, Certys ! Tu es de ma semence !
L’incompréhension et l’effroi dévastèrent Certys. Il entendit Ganrael émettre un cri étranglé. Ce fut lui qui questionna d’une voix changée :
- Que veux-tu dire, père ?
- J’ai été assez clair, il me semble. Certys est mon fils. Il est ton demi-frère. Détache-le.
- Pourquoi ? Il ne pourra même pas se tenir assis.
- Obéis. Tu n’auras qu’à le soutenir. Je veux que ce traître me regarde dans les yeux.
Ganrael trancha les liens qui retenaient Certys aux pieds de la table. Le prisonnier, les jambes brisées, ne pouvait pas mettre à profit cette illusoire libération. Et quand bien même il aurait eu l’usage de ses membres, la révélation l’atterrait au point qu’il n’aurait rien tenté. D’Angon mentait ! Certys refusait d’envisager la possibilité que le Nextian puisse dire la vérité. Son cœur se révoltait contre cette allégation mais il ne pouvait chasser de son esprit en déroute la vision de sa mère mourante. Il était arrivé trop tard à son chevet pour entendre ce qu’elle avait à lui dire... à lui révéler. « Elle voulait te parler. J’ignore de quoi mais ça avait l’air important » lui avait dit sa sœur. Mais sa mère ne le lui avait-elle pas laissé entendre, quelques mois avant sa mort ? Il se rappelait nettement des paroles, qui, à l’époque, lui avaient paru sans réelle importance. « J’aurais tant préféré que tu ressembles à mon cher Thuald. Mais le sang qui irrigue tes veines est plus celui des Angon que des Cyril. C’est une race portée aux excès et aux défis, dure, souvent sans pitié, n’hésitant pas à balayer par la force les obstacles qui se dressent sur son chemin. Fais attention à toi. » Il n’avait pas cherché la vérité sous les mots.
Il exhala une longue plainte lorsque Ganrael passa son bras sous ses épaules et le souleva. Elle exprimait la souffrance de son corps torturé mais aussi le tourment dans lequel l’avait précipité la révélation de Hodin... son père. Son dos reposait maintenant contre le torse de Ganrael, ce frère inattendu. Celui-ci le maintenait avec prévenance. La main qui soutenait son cou était étrangement amicale.
Certys battit longuement des paupières pour évacuer le brouillard de souffrance qui embuait ses yeux. Puis, rassemblant son courage, il soutint le regard de celui qui venait de revendiquer sa paternité. Dans les yeux sombres, il ne lut pourtant aucun amour et n’en fut pas surpris. Il ne s’était pas montré à la hauteur des espérances qu’avait dû nourrir ce géniteur imprévu. Pis, il l’avait trahi. Non, on ne trahissait que les siens ! Jusqu’à cet instant, Hodin d’Angon n’avait été pour lui que l’initiateur d’une guerre qu’il devait empêcher.
- Lorsque ta mère est partie... s’est enfuie avec son minable Lusitanien... un roturier deux fois plus vieux qu’elle, un marchand, rends-toi compte ! Elle, une Québra, de la lignée royale nextianne !...
Les yeux qui plongeaient dans les siens comme pour décortiquer son âme se firent plus durs encore, brûlant d’un courroux qui englobait la mère et le fils. Guenièvre était morte et Certys était totalement à sa merci. Avec une joie mauvaise, il jeta à la face de ce dernier :
- Elle était enceinte de moi ! Elle attendait un joli petit bâtard, toi ! Je l’avais forcée comme je forcerai bientôt cette méprisable engeance lusitanienne à plier sous mon joug ! Mais je l’aurais épousée si je n’avais déjà été marié. Elle était si belle, si désirable... tu lui ressembles beaucoup. Hormis les yeux ; je t’ai dit, je crois, que ma mère avait ce regard-là. Ta grand-mère, Certys. Quand j’ai fait ta connaissance, chez ce Rhys de Sassy, je me suis demandé si j’allais t’apprendre que notre lien était bien plus étroit qu’un simple cousinage. Mais vois-tu, j’ai bien fait d’attendre. Regarde où tu en es arrivé, ingrat et fourbe. Dis-moi, ce marchand, ce Thuald Cyril, savait-il que tu n’étais pas son fils ? Le lui a-t-elle caché, comme elle te l’a caché à toi ?
L’insoutenable révélation s’avérait plus douloureuse que les tortures infligées par Ganrael. Certys s’insurgea :
- Tout est faux ! Vous mentez !
- Tu es un Angon ! Tu es un Québra ! Tu descends du roi Rahmson par ta mère et par moi-même. Tu es un pur Lesstrany. Ton sang est plus royal que celui de Cosme, acheva Hodin en cueillant de l’index une goutte écarlate sur les lèvres éclatées de son fils.
- Plus royal que le mien ? questionna Ganrael d’une voix blanche.
Le Régent darda sur son fils aîné un regard sans concession :
- Oui ! Certys a plus de droit au trône des Lesstrany que toi, que Cosme lui-même ! Mais rassure-toi, ce trône est à toi, je te l’ai promis et j’ai toujours agi en ce sens. Tu as la légitimité pour toi. Lui, je lui destinais celui du Lusitan.
- Non !
De son bras valide, Certys se raccrocha à Ganrael. L’air lui manquait. Il perdait pied. Le jeune Nextian, lui, tremblait. Il devait avoir beaucoup de difficulté à accepter le lien que leur père venait de tendre entre lui et celui qu’il avait traité avec tant de cruauté. Pourtant, il ne repoussa pas ce dernier. Bien au contraire, il lui appuya la tête contre son épaule en un geste étrangement protecteur. Fraternel.
- Certys est donc mon frère... Pourquoi ne m’en as-tu jamais rien dit ? accusa-t-il soudain avec âpreté.
Comme Hodin ne disait rien et ne regardait ni l’un ni l’autre de ses fils, Ganrael insista :
- Pourquoi as-tu laissé mûrir cette haine entre nous... pourrir la situation jusqu’à ce qu’elle en arrive à... à ce qu’elle est aujourd’hui ?
- Aurais-tu été moins jaloux si tu l’avais su ? ricana méchamment Hodin. N’aurais-tu pas au contraire haï plus encore ce frère malvenu ?
- Je ne sais pas. Sans doute, reconnut le jeune homme d’une voix pensive. Dès qu’il a mis les pieds à Kurvval, tu l’as préféré à moi. As-tu aimé sa mère plus que la mienne ?
Encore une fois, Hodin ne répondit pas, non pas qu’il se sentait gêné mais, assurément, il n’estimait pas devoir se justifier. Ganrael sembla renoncer à connaître la vérité. Peut-être s’en doutait-il. Un long soupir lui échappa.
Exténué, Certys ferma les yeux. Il voulait fuir la vision de cet homme massif qui le dominait non seulement de sa présence mais surtout du statut de père récemment acquis et revendiqué. Un père qui allait, comme dans les temps anciens, décider la mort du fils décevant et indigne... le dégoût lui montait à la gorge. A quelle aberration plus terrible aurait-il pu être confronté ? Le Régent de la Nextia, le fauteur de guerre, l’homme à abattre, celui qu’il avait approché pour mieux le tromper était son géniteur. Certys s’était levé contre son propre sang.
« Je ne savais pas. Amintas non plus. Est-ce si sûr ? Peut-être savait-il ? Non ! La fièvre me fait divaguer. Il ne voulait pas me laisser tenter l’aventure. Peut-être parce qu’il savait ? Si Hodin m’avait appris la vérité depuis le début, comment aurais-je réagi ? Est-ce que je... ? Mais s’il mentait ? Pourquoi... dans quel but ? J’ai bien peur qu’il ne dise vrai... Je ne suis pas Lusitanien. Oh ! Amintas... j’ai mal, si mal... »
Il gémit, la bouche contre la poitrine de Ganrael. Celui-ci frôla d’une lente caresse ses joues et son front brûlants. L’attitude bienveillante de Ganrael achevait de le dérouter, après le déferlement de violence de la veille. Par contre, peu enclin à lui accorder un répit, Hodin le saisit par le menton et dégagea son visage du refuge qu’il avait à demi consciemment cherché.
- Certys, écoute-moi. Nous allons oublier tout ce qui vient de se passer. Faisons table rase de nos mutuels reproches. Il suffira d’invoquer un accident d’Ailes. Tu seras soigné, je te légitimerai. Ensemble, nous vaincrons le Lusitan. Ganrael règnera à Kurvval et toi, à Nestoria.
Le ton aigre du Régent avait cédé la place à une voix adoucie et persuasive. S’amusait-il avec son fils bâtard ou bien était-il convaincu par ses propres paroles, tellement sûr de son pouvoir qu’il pensait pouvoir tordre les évènements à son avantage ? S’imaginait-il que le garçon aux jambes fracassées allait accepter avec une indicible reconnaissance sa généreuse proposition. Certys se rebella contre le contact de la main paternelle, contre le regard qui intimait, contre la voix qui fascinait et surtout contre l’idée odieuse de remplacer Amintas sur son trône.
- Non !
- Non ?
Le jeune homme rassembla le peu de force et de courage qui lui restait et jeta à la face contractée de Hodin d’Angon :
- Mon cœur est lusitanien !
Le Régent le frappa au visage d’un revers de main. La plaie de l’arcade se rouvrit et le sang chaud coula sur son œil.
- Tu oses me renier, moi, ton père ! Et pour qui ? Un homme au cœur de lièvre, ton amant !
- Amintas n’est pas mon amant. Il est mon ami.
- Crois-tu vraiment ce que tu dis ? s’emporta Hodin d’Angon. Un tel sentiment entre deux hommes ne peut être que malsain. Ta fidélité envers ce roi contre ton propre père le prouve. Ah ! T’aimerait-il autant si tu étais défiguré ?
La fureur du Régent était à la mesure de son orgueil blessé. Certys refusait de douter des mobiles qu’entretenait Hodin d’Angon. Il déniait à cet homme le moindre sentiment paternel. Injustement peut-être. Il ne voulait pas le savoir. C’était plus... acceptable. D’ailleurs si le rôle de père avait tenu au cœur du Nextian, il n’aurait pas caché si longtemps à son fils bâtard un lien dont il se prévalait maintenant. Certys n’avait été guère plus qu’un pion dans un jeu que le Régent venait de dévoiler à ses deux fils : installer chacun d’eux sur un trône et dominer deux royaumes à travers eux. Quel dommage qu’il n’ait pas d’autres rejetons, légitimes ou non ! Il aurait essaimé sa descendance dans tous les royaumes alentours.
Certys laissa échapper un petit rire. La fièvre qui repartait à l’assaut brouillait ses pensées. Sans doute n’eut-il pas ri s’il avait été pleinement lucide... mais son esprit battant la campagne lui avait fait imaginer une ribambelle de marionnettes couronnées dansant sur la musique du Régent de la Nextia. Il n’était pas impossible que Hodin ait fait d’autres bâtards à des demoiselles de bonne famille.
- Tu oses te moquer de moi ! explosa Hodin.
Le Régent dégaina vivement le poignard qu’il portait à sa ceinture, dans un fourreau rouge, seule note de couleur sur son inhabituelle vêture noire. Il appuya l’acier sur le front de son fils, à la racine des cheveux. Son autre fils intervint :
- Père, ce n’est pas ainsi que tu le contraindras. Laisse-lui du temps.
Un coin de la bouche de Hodin se releva sardoniquement.
- Tu le défends, toi ?
- C’est mon frère, rétorqua Ganrael.
Mais il ne fit rien d’autre pour arrêter le châtiment. La pointe acérée pénétra la peau fine du haut de la tempe et s’ouvrit lentement, cruellement, un chemin ardent, vite gorgé de sang. Hodin lui entailla la joue jusqu’au menton. Certys cria plus d’effroi sous la sensation atroce de la lame déchirant sa chair que sous le fouet de la douleur. Celle-ci vint ensuite comme une pulsation grandissante cognant le côté droit de son visage.
- Je pourrais tout aussi bien te crever les yeux mais je veux que tu voies la mort venir à toi, traître.
- Je sers mon roi, répliqua difficilement Certys.
- Ton roi ! Ton roi ? Et dire qu’en toi j’avais placé tant d’espoirs ! Toi qui aurais pu être roi, tu repousses la main de ton propre père pour... quoi donc ? Servir, tel un valet, un homme qui ne possède pas le quart de ta valeur. Toi, un Lesstrany, le descendant d’une fière dynastie de nobles guerriers du Nord... Ah ! Les Lusitaniens ont affadi ton sang.
Avec dans le regard un mépris intense, le Régent trempa ses doigts dans le sang de la blessure et en barbouilla les lèvres de Certys. Incapable de se soustraire à ce geste odieux, celui-ci gémit. Hodin ricana :
- Ton sang est nextian. Goûte-le ! Tu sentiras la différence avec l’eau claire qui coule dans les veines de celui que tu t’abaisses à appeler ton roi ! Mais puisque tu tiens à te proclamer Lusitanien contre toute raison, tant pis pour toi ! Et lorsque j’aurai vaincu ton bien-aimé Suprême, ce sera avec un plaisir extrême que je lui apprendrai comment tu as péri.
Hodin d’Angon s’écarta brusquement, disparaissant du champ de vision de son fils. Certys hoquetait de souffrance. La mort... il l’accueillerait comme une amie ! Pour la première fois peut-être de son existence, il implora les dieux. Qu’ils lui accordent une fin rapide ! Pour quelle raison se raccrocher à la vie ? Il ne reverrait jamais Amintas.
- Ganrael, viens ! Nous avons tant à faire. Et plus rien à espérer ici.
- Mais père, nous ne pouvons le laisser ainsi, protesta le jeune homme d’une voix hésitante.
- Si fait !
Alors, Ganrael étendit doucement son frère sur la table. Puis il défit le foulard qu’il portait autour du cou et l’appliqua sur la joue blessée. Enfin, il se pencha en avant pour chuchoter à l’oreille de Certys :
- Jeune fou ! Il fallait bâillonner ton cœur et accepter l’offre de notre père. Je reviendrai dès que possible ou j’enverrai quelqu’un... comme tout cela est étrange... inattendu ! Mon frère... toi ! Je ne sais même pas pourquoi j’ai envie de te sauver.
- Ganrael ! s’impatienta le Régent depuis la cour de la ferme.
- J’arrive, père.
Juste avant de quitter la salle basse, il déposa un objet sur le torse de Certys. Une fois seul, celui-ci remonta péniblement son bras sur sa poitrine et referma les doigts sur le présent de Ganrael. Sa main épousa le contour de la médaille d’Amintas.
Oh ! Ganrael...
Certys ferma fortement les paupières mais cela n’empêcha pas ses larmes de couler et de se mêler sur son visage au sang et à la poussière.


Aelghir
29/03/2007 22:18
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

Les Ailes du traitre chapitre 16


- Tout est bien en place ?
- Oui, Sire, ne vous en faites pas.
- Rhys ! Comment voulez-vous que je ne sois pas anxieux !
Cosme frottait ses mains l’une contre l’autre. Se rendant compte que ce geste instinctif pouvait laisser croire à un manque de courage, il se força à les garder immobiles. Les bras le long de ses cuisses, les poings fermés, il se dit qu’il devait avoir l’air encore plus désemparé. En ce jour, son existence se jouait. Le fidèle Rhys était près de lui et sa bravoure le soutiendrait dans les heures difficiles à venir. Mais celui qu’il aurait tant aimé avoir à son côté n’était pas là.
- Le Régent vient de rentrer. Nous devons agir au plus vite. C’est sans doute la seule chance de Certys.
Cosme adressa un faible sourire à son ami. L’inquiétude de ce dernier rejoignait la sienne. Le Commandeur de Fershield n’avait pas rallié la base de Manx Ubish comme prévu. Les recherches sur le terrain n’avaient rien donné. L’Avian avait disparu. Certains commençaient à chuchoter qu’il avait déserté. Les raisons ne manquaient pas, d’après ces fâcheux : lâcheté, versatilité, félonie... mais rien de tout cela ne pouvait ôter une terrible certitude de l’esprit de Cosme : Hodin d’Angon avait trempé dans la disparition de son cousin. L’absence impromptue du Régent était suspecte. Il avait quitté le palais en compagnie de Ganrael. Mais les amis de Rhys n’avaient pu les suivre. Ils n’avaient surtout pas voulu prendre le risque d’être repérés à quelques intervalles de temps du coup d’état.
- Croyez-vous que mon oncle soupçonne quelque chose ?
Il détesta sa voix que l’anxiété faisait grimper dans les aigus. Rhys de Sassy secoua la tête avec conviction.
- Non. J’en suis sûr. Sinon, j’aurais déjà été arrêté, ainsi que tous nos amis. Ne tergiversons plus, Sire.
Le jeune roi serra fortement les poings et durcit les mâchoires. Il allait enfin réclamer le pouvoir qui lui revenait de droit. Une fois qu’il l’aurait arraché à Hodin, ce dernier cracherait la vérité sur ce qui était arrivé à Certys.
- C’est bon. Faisons ce qui doit être fait.
Il se tourna vers le Compagnon de Fafeerley. Affalé dans un fauteuil, son ventre conséquent coincé derrière une table à trois pieds, celui-ci fixait sur Cosme ses affreux yeux de crapaud. La stupeur et la terreur les exorbitaient plus qu’à l’ordinaire. Son crâne chauve luisait de transpiration. Le poignard nonchalamment maintenu sur sa gorge par le légaliste Quailus de Fortimbree expliquait cela. La vile créature du Régent avait gagné un titre de Compagnon en empoisonnant lentement le garçon confié à sa garde. Mais il venait de découvrir de façon plutôt brutale que le jeune roi n’était plus un pantin entre les mains de son maître. Au nom de Cosme, Rhys de Sassy lui avait mis un marché entre les mains : trahir Hodin d’Angon pour le prix insigne de sa propre existence. Ches de Fafeerley ne brillait pas par le courage. Ses seules qualités aux yeux du Régent avaient dû être sa vénalité et son manque de scrupules, l’une complétant admirablement l’autre. La mort sanglante quoique rapide de Moffin de Blasshy, chargé lui aussi de surveiller l’enfant roi, avait achevé de le convaincre.
- Signez le message, Fafeerley, ordonna Cosme d’une voix cinglante.
La haine et le mépris qu’il éprouvait envers celui qui, sur les ordres de son oncle, l’avait consciencieusement drogué pendant toutes ces années ne devaient pas lui cacher son objectif premier : arracher à Hodin le pouvoir que celui-ci s’était arrogé et avait voulu conserver de la plus odieuse des façons. Il serait temps ensuite de faire rendre gorge à l’homme de main du Régent, quitte à oublier la promesse d’amnistie. D’ailleurs, ce n’était pas lui qui avait promis la vie sauve à l’odieuse canaille, mais Rhys.
Ce dernier justement précisait à l’adresse du camérier qui faisait grincer sa plume sur un feuillet de parchemin posé devant lui :
- Et pas de coup tordu, Fafeerley ! Vous seriez le premier à périr, croyez-moi !
Le gros homme hocha la tête en balbutiant :
- Non, non, j’ai... j’ai compris. Vous n’avez qu’à relire la lettre. Tout... tout est comme vous l’avez dicté.
Cosme s’avança jusqu’à la table, prit le parchemin d’une main dont il était fier qu’elle ne tremble pas et parcourut du regard la missive qui devait attirer le Régent dans le piège fatal.
- Il ne reste plus qu’à la faire parvenir à mon oncle... Mais viendra-t-il ? demanda-t-il, soudain envahi par le doute.
- Cessez de vous mettre martel en tête, Sire. S’il est bien une nouvelle qui fera se déplacer d’Angon jusqu’à vos appartements, c’est bien celle-ci. Karlan !
Un jeune homme se détacha du mur contre lequel, parfaitement immobile, il avait attendu les ordres. Vêtu d’une livrée, il se noierait parfaitement dans la masse anonyme des domestiques. Son regard qui croisa celui de Cosme lorsqu’il s’inclina devant lui n’était toutefois pas celui d’un serviteur. Détermination et bravoure l’éclairaient. Mais il saurait demeurer parfaitement neutre sinon invisible en présence du Régent à qui il devait remettre le message. Rhys de Sassy lui confia la lettre pliée en quatre et lui fit quitter l’antichambre après avoir vérifié que la voie était libre. Cosme eut l’impression que la pièce s’assombrissait. Les tentures fleuries lui parurent soudain ternes et poussiéreuses. Rhys rompit le bref silence qui avait succédé au départ du messager :
- Il ne nous reste plus qu’à attendre. Passons dans la chambre, Sire. Et vous aussi, Fafeerley, voulez-vous.

Lorsque le Régent, prévenu par le message urgent de son complice, pénétra dans la chambre du jeune roi, celui-ci gisait sur le sol, la tête rejetée en arrière, les vêtements en désordre, la chemise lacérée au col et sur la poitrine. Fafeerley se tenait à genoux tout près de lui et sa main tremblante tâtait un pouls sans doute infime. A l’entrée de l’oncle du roi, le Compagnon leva des yeux mouillés et bredouilla :
- Il est mourant.
- Ne dites pas de sottises, s’écria d’Angon. Entre ses paupières presque closes, Cosme observait son oncle qui embrassait du regard la scène qui s’offrait à lui. Son cœur battait à tout rompre. Il implora les dieux que d’Angon n’évente pas le piège.
- Il a eu de terribles convulsions. Il ne respire presque plus, sanglota Fafeerley avec une conviction due au poignard que Cosme dissimulait dans son dos. Le camérier royal était cruellement conscient qu’il serait le premier à mourir s’il ne jouait pas correctement sa partie.
Le Régent s’avança. Il ne remarqua pas que le jeune serviteur affolé qui était venu le chercher jusque dans son bureau, refermait la porte de l’antichambre à clef afin de barrer la route à d’éventuels secours.
- Qu’avez-vous fait, sombre crétin ? Il devait tenir jusqu’à la fin de la guerre ! se courrouça Hodin en se dirigeant vers son neveu à l’agonie.
Celui-ci frémit de dégoût. S’il avait eu besoin d’une confirmation, son oncle venait de la lui fournir. Mais les révélations de Certys ainsi que l’effet presque miraculeux de la potion que le Lusitanien lui avait fournie pour contrecarrer les effets du soi-disant médicament ne lui avaient laissé aucun doute sur la culpabilité du Régent. Il en était même venu à se demander si ce dernier n’avait pas trempé dans la mort de ses parents.
Hodin se pencha sur le jeune roi. Cosme n’avait pas eu besoin de recourir à un artifice pour paraître à l’article de la mort. L’angoisse tordait ses tripes et pâlissait son visage. La sueur qui couvrait son front ne devait rien aux convulsions prétextées mais à la peur de l'échec. L’incertitude au sujet de son cousin Certys ajoutait à son malaise.
Le Régent posa une main sur la poitrine du garçon. Lorsqu’il se rendit compte que le cœur battait fort sous sa paume, il était trop tard. Rhys de Sassy et deux de ses hommes avaient quitté silencieusement l’antichambre dans laquelle ils s’étaient dissimulés et s’étaient introduits dans la chambre. En entendant claquer le battant de la porte de communication, Hodin d’Angon se releva vivement et fit face aux intrus. Trois guerriers déterminés, l’épée dans une main et le poignard dans l’autre, lui interdisaient la sortie.
- Qu’est-ce cela ! aboya-t-il, furieux.
Cosme en profita pour se mettre hors de portée de son oncle. Fafeerley, toujours sanglotant, se traîna à quatre pattes sur le tapis bariolé pour mettre le plus de distance possible entre lui et l’homme qu’il venait de trahir.
Le Compagnon de Sassy dédia au Régent un sourire cruel. Cosme ne lui avait jamais vu cet air où la férocité côtoyait la satisfaction. Il entrevoyait un pan de la personnalité de son ami qu’il méconnaissait. Rhys était aussi implacable que l’homme qu’il affrontait sans peur. Hodin d’Angon ne paraissait pas ressentir plus de crainte que le chef des légalistes. Ou alors il le cachait bien. Il tonna :
- Vous devriez avoir rejoint vos unités. Comment osez-vous vous présenter devant moi ? Je vous ferai emprisonner pour désertion.
Rhys haussa une épaule. Sa voix était glaciale lorsqu’il s’adressa au Régent mais le jeune roi y décela le plaisir qu’il prenait à contrer ce dernier :
- Vous n’avez désormais plus aucun pouvoir, Hodin d’Angon. Remettez les rênes du pouvoir à celui qui a la légitimité, Cosme de Lesstrany, notre roi et le vôtre.
- Cela est hors de question, se rebiffa le Régent, en dardant sur l’impudent un regard noir de fureur. Mon neveu n’est pas apte à régner. C’est un malade.
- Parce que vous l’avez empoisonné avec la connivence de ce pourceau qui se traîne sous les meubles ! lui opposa le Compagnon de Sassy.
Instinctivement, Hodin chercha du regard le Camérier. La félonie et la lâcheté de son complice le firent frémir de dégoût. Sous le feu de son regard, l’autre se recroquevilla plus encore et se mit à gémir. Le Régent haussa les épaules.
- Quoi que cette larve ait pu vous raconter, ce n’est que pure invention, prétendit-il avec aplomb.
Son regard dédaigneux ignorait les épées pointées vers lui. On aurait dit qu’il attendait que les trois jeunes hommes rengainent leurs lames et se confondent en excuses. Rhys secoua la tête.
- Votre homme de main ne nous a rien dit. Nous n’en avons pas eu besoin. L'abjecte potion que vous lui avez donnée l’ordre d’administrer au roi, nous l’avons faite analyser et nous y avons trouvé un antidote.
- Un antidote ! s’exclama malgré lui l’oncle de Cosme. Réalisant qu’il venait de donner corps aux accusations du Compagnon de Sassy, il fit un pas en direction de Fafeerley et l’invectiva avec une flamme qui aurait pu laisser croire à sa sincérité si son ambition n’avait été connue de tous :
- Qu’avez-vous osé faire, espèce de fourbe ? A la solde de qui êtes-vous ? D’Amintas de Lusitan, c’est certain !
- Mon oncle ! intervint alors Cosme.
Il s’était réfugié derrière son lit car il tenait à demeurer le plus loin possible de celui qui, malgré les liens du sang, avait voulu l’assassiner à petit feu. Mais Hodin l’ignora.
- Mon oncle ! cria-t-il pour attirer son attention. Vous avez voulu mon trône pour le donner à Ganrael et continuer de régner à travers lui ! Amintas de Lusitan n’y est pour rien. Je lui dois même gratitude d’avoir jeté son favori en prison. Parce que, grâce à son courroux, mon cousin Certys est venu à Kurvval. Et c’est lui qui a déjoué votre odieux dessein.
En parlant de Certys, Cosme espérait apprendre ce qu’il était advenu de lui.
- Certys !
Soudain, le Régent éclata d’un rire sardonique, surprenant chacun des occupants de la chambre. Cosme tressaillit, en proie à un sombre pressentiment. Rhys s’avança d’un pas sans cesser de menacer d’Angon de la pointe de son épée.
- Remettez-vous à notre discrétion, je vous garantis la vie sauve.
Le jeune roi fronça les sourcils. La promesse du Compagnon contredisait ce qu’il lui avait affirmé la veille. Lors de l’ultime réunion secrète, Cosme avait émis l’idée d’épargner la vie de son oncle et de son cousin. Il lui répugnait de faire couler leur sang malgré leurs crimes. Mais Rhys avait insisté sur le fait que, même jetés dans un cachot, ils continueraient à présenter un danger pour le jeune roi. Leurs partisans, qu’il était hors de question d’éliminer complètement, prendraient le risque de les sortir de là. Hodin et Ganrael morts, les Grands Vassaux ne pourraient que plier le genou devant le roi légitime surtout après s’être rendu compte qu’il était en possession de tous ses moyens. Le Compagnon de Sassy lui avait rapporté les paroles de Certys : « Il faut frapper le serpent à la tête. »
Quoiqu’il en soit, Hodin d’Angon n’avait pas prêté attention aux paroles de Rhys. Son rire s’acheva sur un cri étranglé où dominait la rage.
- Certys ! répéta-t-il comme si ce nom avait du mal à passer le nœud de sa gorge. Il ne s’intéressait plus du tout à Fafeerley toujours tapi dans son coin. Il hocha lentement la tête puis se tourna vers Cosme qu’il regarda de haut en bas. De nouveau, il se mit à rire mais plus bas, avec une note de désespoir grinçant.
- Mon neveu, ne t’imagine pas que son allégeance allait à toi.
Cosme ne comprit pas de quoi il parlait. Après un bref silence, le Régent reprit :
- Traître, plus que traître ! Jusqu’au bout, il m’aura trahi. Veux-tu savoir, enfant, ce qu’il en est de ton cousin Certys ? Il servait Amintas, il n’est venu en Nextia que pour empêcher la guerre et l’invasion de son pays. Pour nous diviser. Vois à quel point il a réussi !
Cosme manqua une respiration. Il ne mettait pas en doute la révélation. Comment le régent avait appris que celui qu’il avait fait Commandeur et Duc le bernait ? Certys avait-il commis une erreur ? Quelqu’un l’avait-il trahi à son tour ? Ces questions n’avaient en fait pas vraiment d’importance. Cosme constata qu’il n’était pas étonné outre mesure. Ce qui l’affectait le plus, c’était que d’Angon employait le passé à propos de Certys. Lorsqu’il reprit son souffle, il parvint à articuler, douloureusement :
- Qu’avez-vous fait de lui, mon oncle ?
- Tu t’inquiètes d’un espion qui n’a fait que t’utiliser pour arriver à ses fins ? Oh ! Un guerrier admirable... Je suis sincère ! Sous la torture, Certys a fini par reconnaître qui il était vraiment mais à aucun moment, il n’a rien révélé à ton sujet ni au sujet de celui avec qui il a feint de se disputer, ce Sassy qui, en ce moment même me menace avec arrogance. Non, il vous a couvert jusqu’au bout pour que vous puissiez me prendre dans vos filets. Et nous n’avons rien soupçonné de votre complot. Remarquable, assurément...
D’Angon eut un rictus. Cosme y déchiffra, sous l’amertume, une certaine admiration envers le Lusitanien. Hodin ne raillait pas le courage de celui qu’il avait fait torturer pour lui arracher la vérité. Mais cela n’expliquait pas la souffrance avec laquelle il cracha, après un bref silence :
- Mais un traître en fin de compte. Tout ce qu’il me devait ne l’a pas dissuadé de me poignarder dans le dos. Ni qui il était... Sans Ganrael...
Le Régent s’interrompit à nouveau pour essuyer un peu d’écume au coin de ses lèvres. Pensivement, presque douloureusement, il ajouta :
- Et pourtant, tous les trois, nous aurions pu faire de grandes choses. Le sang ne ment pas mais ce sont les émotions qui le corrompent. Oh ! Par les dieux ! Tant de courage pour maudire les siens...
Le jeune roi ne saisit pas ce que voulait dire son oncle. Celui-ci semblait se parler à lui-même comme s’il avait oublié en quelle situation critique il se trouvait. Cosme allait lui sommer, fort de sa neuve autorité, de répondre à sa question lorsque Rhys, pâle et furieux, le devança :
- Où est-il ? rugit le Compagnon de Sassy en avançant d’un autre pas.
- Qu’en sais-je ? Au fond d’un puits sans doute, laissa tomber avec indifférence Hodin d’Angon. Le poids de la défaite inclinait ses épaules et, la tête baissée, il semblait accepter son sort.
Cosme laissa échapper un sanglot. La main sur la bouche, il recula en fixant sur son oncle un regard horrifié. Le mur arrêta sa retraite. Il se laissa glisser au sol et ce fut ce qui lui sauva la vie.
Car le Régent ne s’avouait pas du tout vaincu. Il extirpa de son pourpoint sombre un tire-feu et le braqua sur son neveu. Aussi bruyant dans la pièce close qu’un fracas de tonnerre, le coup éclata. Ches de Fafeerley poussa un cri de terreur. Rhys, hurlant de rage, lâcha son épée et bondit sur d’Angon. Il le percuta de plein fouet. Les deux hommes roulèrent au sol, étroitement enlacés. Mais si le Compagnon de Sassy s’était délesté de sa longue lame, peu commode dans un corps à corps, il ne s’était pas départi de son poignard.
Cosme tremblait de tout son être à cause de la terrifiante et inattendue détonation. Tourmenté par le sort de Certys, il ne s’était pas suffisamment méfié. Mais comment aurait-il pu deviner que Hodin portait, dissimulé sur lui, un des ces tire-feu de poing que l’on fabriquait en très petit nombre en Lusitan ?
Recroquevillé contre le mur, les bras autour du torse, il ne vit pas Rhys porter les coups mortels mais entendit son oncle exhaler un grognement sourd puis une exclamation exprimant à la fois la souffrance et le ressentiment. Un grondement de pure rage le fit ensuite tressaillir et il craignit un instant de replonger dans les affres de son ancienne faiblesse, lorsqu’il était sous l’emprise de l’insidieuse drogue. Le silence soudain qui succéda à la fureur lui parut plus effrayant encore. Il tenta de se raisonner. Il était roi, plus seulement de nom. Il devait montrer aux autres et surtout à lui-même qu’il était digne de la charge royale. Son oncle avait tiré sur lui mais l’avait raté. Par contre, le fidèle Rhys n’avait pas manqué son coup. Cosme n’avait plus rien à craindre et tout à faire. Dès maintenant, il devait régner !
L’adolescent se leva lentement, sur les genoux d’abord puis rendant leurs regards à Karlan qui était revenu dans la chambre, à Grissam de Fletz et à Quailus de Fortimbree, les impassibles seconds du Compagnon de Sassy, il se mit debout en affichant un air déterminé. Rhys se relevait au même moment. Il haletait et la main avec laquelle il remit en place une mèche sur son front tremblait un peu.
- Sire ? dit-il à mi-voix.
Cosme comprit que c’était à lui d’ordonner. Il en voulut un peu à Rhys de lui forcer ainsi la main mais il savait que ce dernier avait raison de le mettre devant ses responsabilités. Il hocha imperceptiblement la tête et contourna son lit d’un pas dont il fut heureux de constater la fermeté. Toutefois, il déglutit lorsque son regard tomba sur son oncle gisant aux pieds du Compagnon de Sassy. Une tache écarlate s’élargissait rapidement sur le pourpoint vert et bleu de Hodin, autour de deux longues déchirures, à l’abdomen et à la poitrine. Les yeux clos, le Régent cherchait l’air à petits coups douloureux. La lividité de la mort glaçait déjà la peau tendue sur les os de sa face. Au dessus de lui, Rhys semblait éviter de le regarder. Sa main meurtrière, ou vengeresse selon le point de vue, pendait contre sa cuisse. La blancheur des jointures des ses doigts témoignait de la force avec laquelle il serrait le poignard ensanglanté.
Hodin d’Angon ouvrit lentement les yeux. Avait-il entendu son neveu s’approcher de lui ? Il demanda dans un souffle :
- Ganrael ?
- Il ne vous survivra pas. Mes hommes ont reçu l’ordre de l’abattre comme la bête malfaisante qu’il est, répondit froidement Rhys.
Il ne tenait pas à adoucir les derniers moments du Régent. Ce dernier laissa échapper une plainte. Du sang tacha ses lèvres. La mort de son fils et héritier, de celui qui devait remplacer Cosme sur le trône, supplantait sa propre fin. Mais le jeune roi n’éprouva à son égard aucune compassion. La fin tragique de Ganrael, si elle ne compensait pas celle de Certys, en payait le prix. Il se contenta de dire, sachant que son oncle comprendrait :
- Certys !
- Mes deux...
Hodin d’Angon émit soudain un cri puissant où la rage le disputait au désespoir. Sa tête se souleva brusquement puis retomba. Il était mort.
- Qu’a-t-il voulu dire ? murmura Cosme.
- Peu importe, Sire ! s’exclama Rhys de Sassy. Il sera bien temps de s’interroger lorsque vous aurez montré à tous que vous êtes désormais le souverain régnant de la Nextia. Mes hommes auront fait le ménage du palais mais il vous faut sans tarder prendre le contrôle de l’armée.
- Faudra-t-il aller jusqu’à Manx Ubish ? demanda le jeune roi.
Ils avaient déjà eu cette conversation lorsqu’ils avaient préparé le coup d’état, hors de portée des oreilles indiscrètes de Fafeerley. Par la force des choses, Cosme avait rarement mis les pieds hors du palais. L’extérieur l’effrayait un peu... plus qu’un peu, pour être sincère. Mais il s’était affirmé prêt à affronter ses craintes et à rallier la côte sud en compagnie de Certys, en carrosse ou en Ailes, si possible. Certys lui avait promis de l’emporter avec lui dans le ciel. Mais Certys n’était plus là... n’était plus. En fait, Certys Cyril s’était servi de lui pour arriver à ses fins. Son amitié avait-elle été aussi fausse que sa brouille avec Amintas ? Cosme mordilla nerveusement sa lèvre inférieure. Il refusait de croire que le Lusitanien l’avait trompé sur ce point. Et qu’il ait agi au nom d’Amintas ou à celui de Cosme, il avait rendu le trône à son jeune cousin et évité une guerre dont ce dernier non plus ne voulait pas.
- Il le faudra, Sire, mais pas tout de suite. Un messager porteur de vos ordres suffira en attendant pour immobiliser les forces d’invasion.
- Eh bien, allons-y. Le droit et la légitimité me soutiennent, énonça solennellement le roi de seize ans. Je suis enfin réellement majeur, ajouta-t-il en jetant un ultime regard au cadavre dont le sang maculait le tapis qu’avait jadis choisi sa mère pour égayer sa chambre... Sa si douce mère qui, sans doute, avait été une victime de l’ambition de son beau-frère.
Le Régent avait reconnu Cosme majeur le jour de ses quinze ans mais rien n’avait changé pour le garçon. Confiné dans ses appartements par une maladie débilitante dont il ne savait pas encore qu’elle n’avait rien de naturel, il n’avait eu accès à aucun des rouages du gouvernement. Il n’avait alors pas même tenté de protester ou de mendier une bribe du pouvoir qui aurait dû lui revenir selon le droit des dieux et des hommes. Mais grâce à des hommes comme Rhys ou Certys, il régnait désormais.
Le Compagnon de Sassy lui tendit alors une épée dans son fourreau.
- Ceignez-vous de cette arme. Elle appartenait à votre père, notre bien aimé roi Luthien.
Cosme s’en saisit avec émotion et l’attacha autour de sa taille mince. Il dut serrer la ceinture jusqu’au dernier cran et pensa qu’il devait rapidement s’étoffer. Levant les yeux, il sourit à son ami. Il ignorait comment le jeune homme s’était procuré l’épée paternelle mais lui en était grandement reconnaissant. Rhys le précéda dans l’antichambre mais Cosme ne le suivit pas tout de suite. Il se rapprocha de Karlan et lui ordonna :
- Débarrassez-nous de Fafeerley.
Le camérier se mit à glapir :
- Vous m’avez promis la vie sauve, pitié, Sire, pitié !
Cosme le contempla avec un mépris manifeste. Sous le fouet de la panique, le complice du défunt Régent avait souillé le devant de ses chausses.
- Je ne vous ai rien promis, moi.
Puis il tourna les talons et rejoignit Rhys qui l’attendait, un demi-sourire aux lèvres. Approuvait-il ou bien blâmait-il sa décision ? Il sembla au jeune roi lire du respect dans les yeux de son fidèle. Il se sentit plus fort et prêt à assumer ses responsabilités. Il allait avoir besoin de ce courage pour affronter les Grands Vassaux et les guerriers.
Le Compagnon de Sassy ouvrit la porte et jeta un coup d’œil précis dans le corridor. Un grand sourire illumina son visage marqué par la tension. Quatre hommes, des légalistes, débouchaient à cet instant sur le palier de l’escalier d’honneur situé à gauche des appartements royaux. A sa vue, l’un d’eux, le Féal Diesley, un immense guerrier velu anobli par Luthien de Lesstrany peu avant sa fin tragique, s’écria joyeusement :
- Le palais est à nous !
Puis apercevant Cosme derrière son chef, il adopta une attitude et un ton plus solennel :
- Sire !... hem, hem, le palais et la Nextia sont vôtres.
- Mes amis, grâce à vous.
Le jeune Juniper qui n’avait que trois années de plus que son roi posa la main sur le bras de son camarade de combat pour l’empêcher de parler. Il connaissait assurément la loquacité de ce dernier et désirait aller à l’essentiel.
- Sire, le Duc de Chesney n’est pas mort... pas encore. Il vous réclame auprès de lui. Je pense qu’il veut... laver sa conscience.
Dans son empressement, Cosme bouscula presque Rhys.
- Conduisez-moi auprès de lui ! Où est-il ?
- Chez lui... nous l’y avons attendu selon les ordres.

L’appartement de Ganrael était situé un étage plus bas, non loin de celui de son père. Cosme dévala les marches en prenant garde toutefois à ne pas trébucher à cause de l’épée. S’il avait pris des leçons d’escrime avec Certys, il n’avait jamais porté l’épée. Il sauta sur le palier et enfila le corridor sans se soucier de vérifier si ses fidèles le suivaient. Il poussa violemment la porte entrouverte et le bruit sec du battant claquant contre le mur lui rappela l’aboiement du tire-feu que Hodin avait braqué sur lui. Il sursauta puis s’immobilisa pour reprendre son souffle. Son hésitation ne dura pas longtemps. Il pénétra dans l’antichambre tendue de noir brillant ourlé d’or. Dans ce cadre sombre et baroque, le fils de Hodin d’Angon gisait sur le dos, les bras écartés en croix. Ses mains étaient profondément entaillées par les lames qu’il avait tenté d’écarter de lui. Ses vêtements déchirés par les poignards des légalistes étaient littéralement teints d’écarlate. Mais il était toujours conscient et dès qu’il vit son jeune cousin, il chercha à lui parler. Mais il ne réussit qu’à cracher du sang.
Cosme s’agenouilla près de lui. Ganrael parvint à prononcer d’une voix sifflante :
- Mon père ?
- Mort.
Ganrael gémit. Chagrin ou douleur ? Il toussa, la gorge pleine de sang. Cosme, ému malgré lui, lui souleva le buste et le soutint.
- Te voilà roi désormais. Tu as changé, petit garçon, murmura le moribond.
- Ne m’appelle plus ainsi, mon cousin.
- Mon père voulait me faire roi à ta place, ironisa Ganrael mais son rire s’acheva sur une douloureuse quinte de toux. Il reprit laborieusement son souffle puis marmonna, suivant son idée :
- Roi de la Nextia et mon frère, lui, aurait été roi du Lusitan... juste un rêve parti... en fumée. Celle de nos bûchers funéraires.
Cosme fronça les sourcils. Assurément, Ganrael délirait. Il avait perdu tant de sang. Un frère ? Son cousin, tout comme lui, était fils unique. Le mourant toussa encore et cria soudain :
- Certys !
Cosme se raidit. Hodin n’avait-il pas dit que son fils avait donné les mains à la disparition et sans doute aussi à l’interrogatoire et à l’exécution du Lusitanien ? La bile monta jusqu’à sa gorge, brûlante et amère. Il ne ressentait plus aucune compassion envers l’assassin de Certys.
- Qu’as-tu fait ? se courrouça-t-il en le secouant.
La tête de Ganrael roula en arrière. Ce n’était pas ainsi que Cosme obtiendrait des informations. Il cessa de le malmener et glissa son épaule sous le cou de son cousin de façon à ce qu’il respire plus facilement.
- Où est-il ?
Il voulait pouvoir au moins rendre l’hommage du feu à celui qui lui avait permis de gagner son trône. Les mobiles de son sacrifice n’avaient pas besoin de rentrer en compte.
- Tout ce temps, il m’a aveuglé... quelle force morale ! J’ai aimé sa douleur... j’ai bu ses cris sur ses lèvres... avec son sang... puis je l’ai aimé. Parce qu’il était mon frère... Quelle cruelle ironie ! Mon frère ! J’ai toujours désiré avoir un frère... trop tard.
La mort, toute proche, voilait les yeux bleus du fils du Régent. Cosme doutait, au bord de la panique. Ganrael délirait ! De quel frère parlait-il ? Certys ? C’était impensable... et pourtant... Cosme comprit enfin ce qu’avait sous-entendu son oncle à propos du sang corrompu par les émotions. « Tant de courage pour maudire les siens. »... Hodin d’Angon était le vrai père de Certys Cyril. Cela expliquait l’accueil chaleureux qu’il avait réservé au transfuge lusitanien. Mais depuis quand ce dernier connaissait-il le lien étroit qui l’unissait au Régent nextian ? Quand avait-il dû choisir entre l’amitié et la fidélité au sang ? Ces questions ne recevraient sans doute jamais de réponses.
L’agonisant inspira aussi profondément qu’il le put. Son regard écarquillé accroché à celui de Cosme, il rassembla ses dernières forces pour révéler :
- Mon père... notre père... voulait nous faire rois tous deux. Certys a refusé... à cause d’Amintas. J’aurais voulu être aimé ainsi. Certys... il n’est pas... j’espère... il n’est pas mort. Il y a une ferme abandonnée à trois lanis vers le sud... sur la route de Manx Ubish... un chemin à droite... après un grand chêne... je voulais aller le sortir de là, le soigner. Tu vois bien, petit garçon, je ne pourrai pas... fais-le pour moi.
Ganrael cria à nouveau. La souffrance devait être insupportable. Et les regrets aussi. Des larmes roulèrent sur ses joues. Il parvint encore à dire dans un souffle exténué :
- Dis-lui que je regrette tellement... mon frère !
Le fils du Régent vomit un flot de sang et s’affaissa dans les bras de son cousin au bord des larmes. Celui-ci ne savait s’il avait envie de pleurer sur le mort ou sur Certys dont il ne pouvait qu’espérer qu’il vivait encore.
- Je le lui dirai, promit-il d’une voix étranglée.
Il leva la tête. Rhys se tenait debout non loin de lui, abasourdi par la révélation.
- Vous avez tout entendu, Compagnon de Sassy.
- Oui, Sire.
- Qui des deux a dit la vérité ? Hodin ou Ganrael ? Je préfère croire mon cousin.
- Donnez-moi l’ordre, Sire !
- Courez-y, Rhys, sauvez-le !
Rhys tourna les talons pour obéir à son roi. Ce dernier le rappela :
- Quant au reste de la confession de Ganrael, oubliez-le. Ceci est aussi un ordre.






Aelghir
18/04/2007 23:03
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

Haerliis est un personnage que je viens de créer, il faudra que je rajoute quelques lignes sur lui dans des chapitres précédents pour qu’il n’arrive pas dans celui-ci comme un cheveu (blanc) sur la soupe.)


Les Ailes du traître chapitre 17

Rhys avait dévalé la moitié de l’escalier lorsqu’il trancha entre l’amitié et le devoir. La première devait céder le pas au second. Quelles que soient les circonstances. Il était le bras droit du jeune roi. Cosme de Lesstrany avait encore besoin de lui à son côté car tout allait se jouer dans les heures à venir. Le Compagnon brûlait d’enfourcher son cheval et de suivre à bride abattue la direction indiquée par le mourant. Ganrael d’Angon n’avait pas menti, de cela il était certain. Mais Certys avait-il survécu aux supplices que le fils du Régent avait avoué lui avoir infligés ? Certes, le favori du roi du Lusitan les avait tous manipulés, pourtant Rhys ne lui en gardait pas rancune. Enfin, un peu quand même. Il n’est jamais agréable d’admettre avoir fait preuve d’aveuglement sinon de naïveté ... mais sous la torture, Certys n’avait rien révélé du complot des légalistes. Bien sûr, le coup d’état était son ultime atout pour faire pièce à l’invasion, toutefois cela n’ôtait rien à son admirable détermination.
Rhys s’immobilisa brusquement si brusquement qu’il manqua rater une marche. Il s’appuya d’une main au mur peint à fresque pour ne pas choir et jura entre ses dents. Ce n’était pas tant sa maladresse qui le mettait quelque peu hors de lui que la pensée qui venait de lui traverser l’esprit. Devait-il mettre aussi en doute l’amitié de Certys ? Celui-ci avait-il feint de l’estimer pour mieux tisser sa toile ? Ou bien, malgré la fausseté de son personnage, éprouvait-il un réel attachement ? Lui-même n’avait pas cessé d’aimer Certys. Il avait juste ressenti de la déception.
Cependant, la loyauté du Nextian allait avant tout à Cosme, son souverain. Il entendit presque le Duc de Fershield le lui assurer.
« Aie confiance en Cosme comme il a confiance en toi. Tu lui dois tout, il est ton roi. Tu dois tout risquer pour lui quitte à tout perdre. » lui avait-il dit juste avant la fausse dispute dans la taverne. Il arborait à cet instant un étrange sourire. Son ami en comprenait désormais la signification. Le Lusitanien pensait sans doute à lui-même lorsqu’il avait édicté sa recommandation. Lusitanien ! Tout en faisant demi-tour, Rhys secoua la tête. Certys n’était pas lusitanien, ni même sang-mêlé. C’était un Nextian... le fils de Hodin d’Angon et de Guenièvre de Québra... Comment cela se faisait-il ? Une sombre histoire sans doute. Peu importait, Ganrael l’avait affirmé avant de mourir en implorant le pardon de son frère. Etrange Ganrael !
Le Compagnon de Sassy remonta les marches aussi vite qu’il les avait descendues. Un groupe nombreux attendait dans le corridor. Quailus de Fortimbree et Grissam de Fletz narraient à mi-voix la fin du Régent. Leurs quatre camarades de combat les écoutaient avec une attention passionnée. Le retour de leur chef leur fit écarquiller les yeux. Y avait-il un problème ? Rhys s’arrêta à peine pour dire :
- Quailus, Grissam, allez à l’écurie vous faire seller des chevaux. Les plus rapides. Je vous y rejoints sous peu. Quant aux autres, demeurez-là.
Puis il passa dans l’antichambre sans attendre de réponse, sûr que ses ordres seraient exécutés sans faute. Cosme releva la tête à l’entrée intempestive de son fidèle. Il était toujours agenouillé et tenait son cousin serré contre lui. Des larmes sillonnaient ses joues. Coulaient-elles pour Ganrael ou pour Certys ?
- Pourquoi êtes-vous encore là, Sassy ? s’irrita-t-il.
- Sire ! Je ne peux vous laisser maintenant, comprenez-le ! Vous devez prendre les rênes en main, répliqua Rhys, un peu essoufflé. Il faut vous imposer sans retard aux Grands Vassaux.
- Mais Certys ?
- Fortimbree et Fletz vont partir sur l’heure. Ils ont toute ma confiance. Ma place est auprès de vous, Sire.
Cosme soupira.
- Vous avez raison, admit-il.
Il reposa doucement le buste de Ganrael sur le sol et se releva. Le sang de son cousin poissait son habit vert et jaune et ses mains qu’il contempla en pinçant les lèvres.
- Sinon son sacrifice pourrait n’avoir servi à rien, murmura-t-il comme pour se convaincre lui-même.
Fixant soudain un regard intense sur Rhys, il décida :
- Allons-y, mon ami. Commençons donc par en mettre plein la vue à ces Grands Vassaux qui m’ont toujours considéré comme quantité négligeable et pire encore, comme un mort en sursis.

Une fois reçus les ordres et les indications du Compagnon de Sassy, Quailus de Fortimbree et Grissam de Fletz bondirent sur leurs montures. C’étaient deux braves guerriers qui avaient hérité de leurs pères un cœur loyal. L’ambition du Régent et le mépris dans lequel celui-ci tenait l’héritier du trône les hérissaient. Il leur avait suffi de rencontrer un homme qui les guiderait sur le chemin du devoir et leur donnerait l’impulsion nécessaire. D’eux-mêmes, ils n’eussent peut-être pas songé à une rébellion ouverte. Un chef s’était présenté, ils l’avaient estimé et suivi.
Sans se poser plus de questions, ils partirent accomplir la mission que ce dernier venait de leur confier.
Rhys les regarda s’éloigner dans un fracas de sabots sur les dalles auxquelles les fers arrachaient des étincelles puis il se tourna vers Cosme.
- Ne voulez-vous pas vous changer d’abord ?
Une trace sanglante balafrait la joue gauche du garçon. Il avait essuyé ses larmes sans se soucier de ses mains couvertes du sang de Ganrael. Il secoua brièvement la tête.
- Non ! J’assume la mort de mon oncle et de mon cousin. C’est par ma volonté qu’ils ont péri. Je veux que mes Vassaux en soient bien conscients.

Les Grands Vassaux présents au palais ce jour-là – Sur l’ordre du défunt Régent, certains avaient déjà quitté Kurvval pour encadrer les troupes d’invasion stationnées sur la côte sud – attendaient dans la salle du trône le bon vouloir de leur souverain. L’endroit de la confrontation n’avait pas été choisi par hasard. Cosme voulait que sa première prestation en tant que roi régnant se fasse dans le lieu même où se dressait le symbole de la royauté. Les légalistes qui en surveillaient l’entrée le saluèrent avec respect lorsqu’il se présenta devant les battants de bois sombre en compagnie du Compagnon de Sassy. Ce dernier s’enquit :
- Tout est calme ?
- Ils savent d’Angon mort. Ils doivent surtout s’interroger sur le sort qui va leur être réservé, lui répondit avec un sourire entendu le plus âgé des deux guerriers.
- Eh bien, ouvrez à sa Majesté !
Les deux hommes s’empressèrent et les deux panneaux massifs s’écartèrent en grinçant un peu pour laisser entrer Cosme de Lesstrany. Le jeune roi avança de cinq pas puis s’immobilisa. Rhys fit de même, tout en demeurant légèrement en retrait. Il ne voulait pas donner l’impression qu’il influait sur les décisions royales. Toutefois, il pouvait distinguer le profil déterminé de son jeune souverain. L’œil étincelant, la bouche sévère, celui-ci parcourait du regard la vingtaine de seigneurs rassemblés là sous la garde de quelques-uns des leurs gagnés à sa cause. Ils s’étaient rassemblés par petits groupes, debout sous les hautes fenêtres d’où tombaient des rais de lumière qui éclairaient leurs habits en désordre et pour certains tachés de sang. Ils ne s’étaient pas rendus sans lutter. Peut-être quelques cadavres gisaient-ils dans un corridor ou un escalier. Cela ferait quelques domaines libres à attribuer en récompense aux bons et loyaux serviteurs. Rhys examina à son tour les visages renfrognés de ses pairs. Les barbes conquérantes des plus vieux tenaient pour l’heure plus du poil de vieux chien que de la toison d’un ours. Leurs yeux écarquillés par la stupeur plus que par la crainte fixaient le garçon de seize qui avait su affirmer par la force qu’il était leur roi. Les plus jeunes, ceux qui ne portaient pas encore la barbe, dissimulaient mal leur fascination. Leurs regards s’arrachaient difficilement du sang qui maculait les vêtements royaux. Le compagnon de Sassy comprit à les voir qu’ils ne seraient pas difficiles à gagner. Pour l’instant... Peut-être réagiraient-ils autrement lorsqu’ils sauraient que Cosme allait résilier l’ordre d’attaquer le Lusitan. Mais ils seraient liés par le serment que le jeune roi allait d’abord exiger d’eux.
Cosme rompit son immobilité pour se diriger vers le trône d’un pas ferme mais non conquérant. Car il ne l’avait pas conquis : il n’avait fait que reprendre ce qui lui revenait de droit. Ce fut avec la même assurance qu’il y prit place. Hodin d’Angon n’avait jamais poussé l’arrogance jusqu’à s’y asseoir. Le siège royal était resté vacant depuis la mort de Luthien de Lesstrany. Son fils, enfin, l’occupait. Rhys, qui l’avait escorté et s’était, tout naturellement, placé à sa droite, le vit frôler du bout des doigts les lions des neiges sculptés sur les accoudoirs. Un discret soupir échappa au jeune roi.
- Messires, débuta-t-il soudain d’une voix calme et froide qui pourtant en fit sursauter quelques-uns après le silence pesant qui avait suivi son entrée. Je suis ici pour faire ma paix avec vous dans le seul intérêt de la Nextia. J’aurais pu tout aussi bien demander à mes hommes de vous passer tous au fil de l’épée.
Rhys apprécia la dignité avec laquelle Cosme avait prononcé le mot « hommes ». Il en avait fait un titre honorable qui distinguait ceux qui s’étaient rangés à son côté alors qu’il était faible. Le sourire fier qui passa sur les lèvres de ces derniers avant qu’ils ne se recomposent une mine farouche démontra que le jeune roi avait fait mouche. Après un bref silence destiné manifestement à laisser les prisonniers méditer sur leur sort encore incertain, Cosme reprit :
- Mais vous êtes vous, les Grands Vassaux, la colonne vertébrale de mon royaume. Et je ne veux pas affaiblir celui-ci.
- N’est-ce pas ce que vous venez de faire en ordonnant l’assassinat de votre oncle ?
Rhys posa ostensiblement la main sur la garde de son épée et dévisagea d’un air dur celui qui avait eu l’audace d’interpeller le souverain. Le Duc de Haerliis pointait vers Cosme sa barbe blanchie sous le harnois. La colère rougissait ses petits yeux semblables à ceux d’un ours. Et son âge lui conférait une autorité et une liberté de parole auxquelles il se raccrochait. Son orgueil et peut-être son attachement au Régent l’encourageaient à repousser la main tendue du jeune roi. Proche du grand-père de Cosme, le roi Rhamson, celui-ci l’avait choisi pour mentor de son plus jeune fils, Hodin. Le maître et l’élève étaient restés amis lorsque ce dernier avait quitté l’adolescence pour l’âge adulte. Et Haerliis avait accompagné son filleul d’armes en tant que chef de camp et conseiller lorsque Luthien avait confié à son frère cadet l’extermination des tribus rebelles du nord. A la mort de Luthien, le Duc de Haerliis avait bien évidemment fait partie de l’entourage proche du Régent. Savait-il que ce dernier empoisonnait lentement son neveu pour le remplacer par son propre fils ? Rhys en doutait. S’il n’aimait pas l’homme, cassant et imbu de son sang d’ancienne origine, il l’estimait trop droit pour avoir cautionné cette ignominie. Mais cette qualité ne le sauverait pas s’il s’obstinait à demander des comptes à son véritable souverain.
Cosme enserrait avec force les accoudoirs de son trône comme s’il voulait puiser de la force dans les lions aux dents proéminentes. Son regard affronta celui du Duc qui ne baissa pas le sien. Insensiblement, les plus proches voisins de ce dernier s’écartaient de lui. Rhys se retint de sourire. Cette crise était plutôt une bonne chose car elle forçait les autres à choisir leur camp sans tergiverser. Soit ils soutenaient la fidélité obsolète du vieux conseiller, soit ils se rangeaient sous la bannière de Cosme. S’il n’avait tenu qu’à lui, l’arrogant vieillard aurait été exécuté sur le champ. Mais il n’aurait pas été sage de sa part d’interférer. Surtout en cette heure cruciale où Cosme de Lesstrany devait prouver qu’il était digne de régner.
- Duc de Haerliis, je connais votre amitié pour celui dont vous avez été le maître puis le conseiller. Je comprends votre position. Elle vous fait honneur. Mais je crois que vous avez été trompé comme je l’ai moi-même été.
Le vieux guerrier secoua la tête en grommelant.
- Quelles sont ses sottises ? osa-t-il rétorquer.
Rhys émit un grondement courroucé. Le vieillard allait trop loin. Sans doute estimait-il qu’il n’avait plus rien à perdre. De sa main vivement levée, Cosme empêcha son fidèle d’agir à l’encontre du Duc.
- Il est vrai que j’ai été sot et sans volonté... atteint d’une consomption qui me conduisait lentement au tombeau. Regardez-moi, Duc, regardez-moi bien et écoutez-moi. Suis-je toujours cet enfant débile, incapable de prendre la moindre décision, nécessitant une constante tutelle ?
Le Duc fourragea pensivement dans sa barbe neigeuse. Ses joues pâlirent, ce qui fit ressortir les veinules éclatées par la couperose. Il dut convenir :
- Vous n’en donnez pas l’impression... Sire.
Le titre concédé à l’adolescent semblait avoir été arraché à une gorge douloureuse. Mais l’enragement n’avait toujours pas déserté son cœur. Il cracha presque :
- Cela ne vous donnait pas le droit de commettre ce crime... pour ainsi dire un parricide !
Les épaules frêles du jeune roi se raidirent sous son mantelet vert et il déplia et replia plusieurs fois ses doigts pour les détendre. Rhys changea de pied. Il se tenait prêt à bondir. Le vieil ours, bien que désarmé, pouvait tenter de s’en prendre au responsable de la mort de son ancien élève. La réponse de Cosme lui prouva que le garçon ne s’effrayait pas facilement.
- Pour faire bonne mesure, Haerliis, rajoutez un fratricide, pour ainsi dire, à ce brouet que vous avez du mal à digérer. Ganrael a péri lui aussi sous les poignards des légalistes.
- Jusqu’à quelle abjection... glapit le Duc en saisissant à pleine main le devant de son vêtement comme s’il voulait se donner de l’air. Cosme, lassé par l'obstination du vieux conseiller, frappa sur les accoudoirs et l’interrompit sèchement :
- L'abjection ! Comment osez-vous parler de la sorte à votre souverain ? Et puis-je croire que vous ignorez de quel côté se trouvait l’abjection ? Je n’ai décidé la mort du Régent et de son fils que pour éviter la mienne ! Mon cher oncle, ce presque père, me tuait lentement par un insidieux poison dans le but de hisser mon cousin sur le trône... à ma place !
- Divagations !
- Celui qui a été votre élève me faisait administrer une drogue par son complice Fafeerley. Par bonheur, j’ai moi aussi de fidèles amis tel que Rhys de Sassy et...
Le jeune roi prit une profonde respiration et le Compagnon sentit le chagrin que le garçon tentait de juguler.
... Certys de Fershield qui a démasqué le complot et m’a fourni le moyen de combattre les effets pernicieux du poison.
La révélation de la part que l’Avian disparu avait prise dans le coup d’état écarquilla les yeux des Grands Vassaux. Le silence circonspect dans lequel ils suivaient la controverse se délita soudain. Murmures, exclamations et brefs échanges agitèrent les seigneurs nextians sous le regard irrité de leurs gardiens. Un beuglement du vieux conseiller les fit taire avant même que Cosme, exaspéré, n’impose le silence :
- Fershield ! Ce foutu sang-mêlé ! Un sale bâtard qui a mordu la main qui l’a nourri ! Un ingrat et un traître ! Ah ! J’espère qu’il est mort...
Le Duc respirait bruyamment, submergé par la fureur. Celle-ci lui faisait perdre la mesure de toutes choses. Se rendait-il compte qu’il risquait de perdre plus que la liberté à insulter de la sorte le cousin bien-aimé du souverain ? Rhys le considéra avec beaucoup d'agacement et un soupçon de commisération. Il n’ignorait pas que Haerliis n’avait jamais porté Certys Cyril dans son cœur. Il se méfiait de lui et ne le cachait guère... les événements ne lui avaient pas donné tort. Hodin d’Angon n’avait pas écouté la voix de son plus ancien conseiller tout simplement parce que Certys était son fils et qu’il avait bâti de grands projets autour de lui.
Cosme en eut soudain assez et se leva d’un bloc. Il gardait toutefois assez de maîtrise pour ne pas laisser éclater sa propre colère. Ce fut avec une remarquable dignité qu’il rétorqua :
- Les cheveux blancs sont une couronne lorsque la sagesse les pare ! Ce qui n’est pas votre cas, Duc de Haerliis. Je pouvais excuser votre fidélité mais pas votre aveuglement. Vous avez dépassé les bornes et vous pardonner à ce stade serait faire montre de faiblesse.
Il soutint le regard réduit à deux fentes du vieil homme puis soupesa un à un ceux des Grands Vassaux à nouveau silencieux. Plusieurs baissèrent les yeux, d’autres acceptèrent l'épreuve. Rhys voulut voir dans leur attitude une soumission au plus fort sinon à l’autorité légale. Cependant, il savait qu’il ne lui faudrait jamais baisser sa garde. Son rôle auprès de Cosme de Lesstrany serait plus celui d’un protecteur que d’un conseiller. Il laisserait ce soin à d’autres... à Certys pourvu que les dieux lui prêtent vie. Sa pensée dériva vers les deux hommes qu’il avait envoyés à la vieille ferme. Y étaient-ils déjà arrivés ? Trouveraient-ils le jeune homme encore en vie ? Il cessa de se tourmenter avec ces questions qui ne recevraient de réponses que plus tard et reporta son attention sur la scène dramatique où se jouait l’avenir de son jeune souverain tout autant que celui de la Nextia. Cosme ordonna avec un calme qu’il était sans doute loin de ressentir à en juger la pâleur de ses joues imberbes :
- Compagnon de Ghusley, Compagnon de Jaberlai et Féal Diesley, assurez-vous de la personne du Duc de Haerliis. Il est inutile de perdre du temps en un procès qui ne ferait qu’entériner ma décision. Puisque le Duc s’obstine dans sa fidélité envers le défunt Régent, traître à son roi légitime, qu’il aille le rejoindre par le plus court des chemins. Conduisez-le dans la Tour des cachots et exécutez-le.
Cette condamnation sans appel suscita un embryon de révolte parmi les Grands Vassaux, principalement les plus proches par l’âge du malheureux Duc. Cosme de Lesstrany fit taire les murmures en ajoutant :
- Si certains d’entre vous désirent partager son sort, qu’ils se déclarent. Je leur donnerai sans tarder satisfaction.
Spontanément, les marmonnements se turent et l’écart se creusa autour du condamné. Ce dernier s’efforçait de faire bonne figure en remâchant sa rancœur. Les épaules contractées par un ultime sursaut d’orgueil, il refusait d’implorer la grâce du jeune roi. Mais la lividité qui gagnait son visage affaissé semblait présager celle que la mort peindrait bientôt sur sa tête décollée.
Cosme attendit que les trois légalistes aient entraîné le vieux conseiller hors de la salle du trône pour reprendre la parole. Il tourna brièvement la tête sur sa droite pour quêter l’approbation du Compagnon de Sassy. S’il n’en laissait rien paraître, la confrontation l’avait sans nul doute secoué. Il montait sur un trône qui lui revenait de droit mais au prix de plusieurs morts dont quatre qu’il avait lui-même ordonnées. Et il n’avait que seize ans. Nul doute aussi que les nuits prochaines seraient pour lui peuplées de cauchemars. Rhys lui sourit en s’efforçant de lui transmettre son assentiment et son admiration. Apparemment rasséréné, Cosme inspira profondément et se rassit posément. Les coudes sur les bras sculptés du siège royal, les mains croisées sous son menton, il considéra gravement les seigneurs cois. Il leur avait montré que malgré sa jeunesse, il était déterminé et ces hommes rudes, qui pour la plupart entendaient plus la force que la subtilité, s’inclinaient devant sa prise de pouvoir. Mais il allait exiger plus d’eux. Rhys lui avait conseillé de leur faire prêter un serment intransgressible. Un serment terrible par lequel ils s’engageraient au-delà de la mort...
- En tant que votre souverain, je réclame de votre part une entière allégeance au nom de Belhial, le dieu qui relève les corps des guerriers.
Celui qui violait ce serment s’attirait le courroux de la sombre divinité des morts et se voyait interdire l’accession à la noble cohorte des héros défunts. Son essence errait pour l’éternité dans une grisaille infectée par les émanations des cauchemars des vivants. Les seigneurs nextians craignaient peu de choses mais un tel avilissement après leur mort était du nombre.
Les Grands Vassaux s’entreregardèrent jusqu’à ce que l’un d’entre eux, Rehibal de Garlôn, s’avance au bas du trône, se racle la gorge et prononce le jurement terrible en détachant les syllabes :
- Sire, par le nom de Belhial, je vous reconnais comme mon souverain et vous dois obéissance et service. Mon épée est la vôtre. Si je me parjure, que la gloire éternelle des guerriers me soit refusée.
- Duc Rehibal de Garlôn, je reçois votre serment au nom de Belhial, répondit solennellement le jeune roi.
Il sortit lentement son épée de son fourreau et la tendit à Rhys. Le Compagnon s’en saisit avec respect et descendit les quatre marches de l’estrade. Il présenta la lame nue au jeune noble qui la baisa en signe de soumission. Puis ce dernier se releva et s’écarta pour laisser la place au suivant. La prestation de serment se déroula sans incident, au soulagement de Rhys. Il avait hâte qu’elle se termine car, dans la voix de Cosme, il détectait l’épuisement qui gagnait le garçon. Tant d’évènements et tant d’émotions sapaient l’énergie de l’adolescent fragilisé par le poison. Mais il restait encore un point à mettre au clair. Lorsque le dernier seigneur eut prêté serment, Cosme de Lesstrany annonça :
- L’invasion du Lusitan est bien sûr ajournée.
Il était inutile de préciser qu’elle était purement et simplement jetée aux oubliettes. Rhys qui avait suggéré cette demi-vérité intervint alors. Il tenait toujours l’épée royale et cette distinction marquait aux yeux de tous la place qu’il occupait au sein du nouveau pouvoir.
- Duc de Pers, Compagnon de Heldell, vous porterez à Manx-Ubish l’ordre de sa Majesté Cosme de Lesstrany de cesser tout préparatif ayant trait à l’invasion projetée par le défunt Régent. Vous enjoindrez aux différentes unités de regagner leurs casernements dans l’attente de nouvelles instructions.
La déception voila la plupart des regards. L'exaspération n’était pas loin mais elle n’osait pas s’exprimer, si tôt après la brutale condamnation à mort du vieux Duc entêté. Hoar de Loor, un Duc apparenté à la famille royale, hocha la tête en affichant un air plus malheureux que contrarié. Rhys ne put s’empêcher de lui trouver un air comique malgré la gravité du moment. Son ventre proéminent dû à une affection prononcée pour la bière contrastait avec ses épaules étroites et lui conférait une ressemblance frappante avec un flacon d’aquevit. Sa mise où le violet côtoyait le mauve et le jaune n’était pas faite non plus pour susciter la mélancolie. Il se targuait d’être maître des élégances et aurait bien voulu porter le titre de maître à l’épée. Mais son peu d’habileté en la matière le désignait aux plaisanteries sans finesse de ses pairs. Fort d’un lointain cousinage avec le jeune roi, il prit la parole. Sa voix grave et profonde surprenait toujours :
- Sire, tous ces efforts et tous ces enthousiasmes ne peuvent avoir été inutiles. Nos Avians, nos marins et nos soldats vont être extrêmement déçus de ne pouvoir exploiter leurs talents en conquérant en votre nom un royaume si plein de promesses.
Le roi soupira. Son parent, qui arborait depuis peu la barbe, à peine un demi pouce de poils roux soigneusement peignés, l’avait ignoré tant que le Régent vivait. Il ne lui avait jamais rendu visite. Rhys comprenait l’irritation de l’adolescent. Elle ajoutait un poids supplémentaire à sa fatigue... sans compter l’inquiétude qui devait le ronger au sujet de Certys. Il allait intervenir et rembarrer vertement l’importun, tant pis s’il s’agissait d’un Duc, lorsque Cosme brisa l’élan patriotique de ce dernier en quelques mots :
- Nos Avians et nos soldats seraient encore plus déçus de devoir exploiter les mines glaciales du grand nord. Et vous, cher cousin, d’avoir à les surveiller sur place.
- Ah, Sire ! Je... bien évidemment, vous savez ce qui est le mieux, bafouilla le Grand Vassal en opérant une retraite prudente.
Ce qui était évident pour tous, c’était que, nonobstant sa jeunesse, le roi ne s’en laisserait pas compter. Rhys surprit quelques regards glissant sur lui. Les seigneurs présents, hormis les légalistes, se demandaient quel rôle il jouait auprès de Cosme et surtout quelle importance celui-ci allait lui concéder dans son gouvernement. Sans doute, lui attribuait-on plus d’influence qu’il n’en possédait sur les décisions du jeune roi alors qu’il était justement fier de l’attitude autonome de ce dernier. Cosme de Lesstrany savait parfaitement ce qu’il voulait pour son royaume et n’avait pas besoin qu’on lui trace une ligne de conduite. Il se tromperait parfois, bien sûr, mais saurait écouter les conseils et en tirer profit.
Rhys gravit lentement les marches de l’estrade et remit l’épée à son propriétaire. La crispation du visage juvénile et la rougeur des pommettes l'alarmèrent. Il était plus que temps de mettre un terme à l’éprouvante séance.
- Renvoyez-les, Sire, murmura-t-il de façon à n’être vu que par le garçon. Celui-ci acquiesça d’un battement de paupières.
- Mes Grands Vassaux, retirez-vous maintenant. Et gardez à jamais en mémoire le serment que vous venez de prononcer. Messires de Pers et de Heldell, partez sur le champ remplir la mission que je vous ai confiée. Vous ne serez pas seuls sur les routes, une escorte vous accompagnera jusqu’à destination.
« Et vous surveillera » pensa le Compagnon de Sassy avec un rictus dédaigneux. Malgré le faix du terrible jurement, on ne pouvait se hasarder à leur accorder une confiance absolue tant qu’ils n’auraient pas prouvé leur loyauté. Les six hommes choisis par lui avaient pour consigne de sanctionner sans indulgence le moindre faux pas. Un royaume ne se gagnait pas en faisant de la dentelle.
La sortie des seigneurs ou plutôt leur retraite s’effectua à la fois dans le plus total désordre et dans un silence pesant. La prise de pouvoir rondement menée et la sévérité du jeune roi avaient fortement impressionné ces guerriers bourrus. Ils n’étaient pas des pleutres mais la sentence mortelle tombant de la bouche d’un garçon de seize ans, avec une froideur qui faisait courir des frissons dans le dos, semblait avoir étouffé, pour l’instant du moins, toute velléité de résistance.
Rapidement, la salle du trône fut vide hormis deux gardes impassibles de part et d’autre de la porte. Les pas pressés des Grands Vassaux décrurent dans l’escalier.
- J’ai fait ce que je devais.
Rhys se tourna vers l’adolescent royal. Des larmes avivaient le bleu du regard fixé sur la porte grande ouverte. Cosme renifla puis toussa deux fois.
- Oui, Sire, vous avez agi de façon admirable. Vous leur avez montré que vous êtes le contraire d’un faible. Ce qui a été fait devait être fait.
Le garçon refoula un sanglot. La tension se relâchant le laissait démuni.
- Je n’ai pas manié d’arme mais leur sang est sur mes mains.
Rhys secoua énergiquement la tête et s’écria :
- Cessez de vous tourmenter, Sire ! Parmi ces morts, voyez-vous des innocents ? Vous n’avez fait que vous défendre et cela est juste !
Cosme le regarda fixement puis poussa un cri :
- Certys ! Maintenant, vous pouvez y aller, Rhys. Ramenez-le moi vivant !


Rhys se figea sur le seuil de la pièce délabrée. Grissam qui l’avait accueilli dans la cour de la ferme l’avait prévenu mais malgré tout, la vision des tortures endurées par son ami était insoutenable. Un instant aussi long qu’une éternité, il n’osa faire les quelques pas qui le séparaient de la table grossière sur laquelle gisait Certys, aussi inerte qu’un mort. Grissam lui avait assuré que le supplicié vivait toujours. Mais dans quel état ! Quailus de Fortimbree leva la tête à l’arrivée de son chef et lui adressa un rictus désolé. Le linge qu’il tenait dans sa main droite n’était plus qu’un chiffon rouge. Le regard incrédule de Rhys glissa sur les jambes fracassées de l’Avian, sur son torse lacéré sommairement bandé jusqu’au visage tuméfié, laqué de sang, avec cette atroce blessure qui ouvrait la joue du front au menton. Il fit un seul pas chancelant et son épaule heurta le chambranle vermoulu de la porte. Le masque ensanglanté se tourna lentement vers lui, des yeux délavés par la souffrance croisèrent les siens et les lèvres éclatées par les coups frémirent :
- Ganrael ? articula péniblement le martyr.
- Ganrael est mort, lui apprit Rhys d’une voix étranglée.
Avec sa victime sous les yeux, il se réjouissait âprement que le fils du Régent ait péri. Il regrettait seulement que sa fin n’est pas été plus douloureuse. Le châtiment du monstre ne pourrait que réjouir Certys. Pourtant une larme perla sur les longs cils noirs. Certys pleurait-il vraiment la mort de son bourreau ?
- Rhys ? demanda-t-il dans un souffle exténué.
Le Compagnon comprit que la souffrance et la fièvre affectaient la vision de Certys. Celui-ci ne l’avait reconnu qu’à sa voix. Il s’approcha, et prit délicatement la main droite de son ami entre les siennes. Elle était brûlante. La gauche, quant à elle, était un poing crispé sur une chaîne dont Rhys ne voyait dépasser que quelques maillons d’or.
- Tiens bon, murmura le Compagnon, tiens bon !
La main du supplicié se contracta soudainement. Il inspira précautionneusement pour pouvoir parler :
- Cosme ? Il est roi... désormais ?
- Grâce à toi, mon ami.
- Ainsi... j’ai accompli... malgré tout...
Le jeune homme cria parce que Quailus, qui avait quelques connaissances médicales, nettoyait de son mieux les multiples plaies de ses jambes. La douleur le laissa pantelant et il ferma les yeux. Rhys compléta tout en sachant que ces mots ne signifiaient plus rien, qu’ils n’avaient jamais été en fait qu’un habile mensonge :
- Ta vengeance.
- Il n’y a... jamais eu... de revanche à prendre.
Le favori du roi du Lusitan déplia lentement les doigts de sa main droite. Une médaille reposait sur sa paume. Rhys la reconnut. L’Avian lusitanien la portait sur lui lorsque ses Ailes s’étaient écrasées sur les falaises de Sassy. Il n’eut pas besoin de se pencher pour savoir quel visage y était gravé.
- Je sais pourquoi tu es venu en Nextia, dit-il doucement.
- Ma seule faute...
- Que veux-tu dire ?
Certys eut un vague sourire, plutôt une grimace. Contrition, dépit ou ironie ? Son ami ne parvint pas à le décrypter. Mais il attendit en vain la réponse. Le jeune homme avait à nouveau fermé les yeux. De larges cernes bistre les creusaient mais sa respiration était presque aussi paisible que celle d’un dormeur. Rhys choisit de faire confiance à l’endurance de Certys. Il adressa un regard interrogatif à Quailus qui n’avait cessé d’examiner les blessures de l’Avian. Le Compagnon de Fortimbree avait tenté d’y apporter quelques soins mais c’était comme vider la mer avec une cuillère. Il écarta les bras en réponse à la question muette de son chef. Puis, il lui fit un rapide compte-rendu :
- Le Duc de Cheesney a été d’une rare sauvagerie : il a taillé dans les chairs au couteau, sur le torse, les cuisses, le visage. Il y a à l’épaule une blessure profonde. Mais le pire, ce sont les jambes...
Il désigna un long bâton qui gisait sur le sol de terre battue, non loin de la table de torture.
- Cheesney les lui a brisées avec ça, probablement. On ne peut pas le transporter. Il ne survivrait pas au trajet. Il va falloir le soigner sur place.
Rhys acquiesça en soupirant et tourna les talons. En émergeant dans la cour de la ferme, sous un soleil printanier qui entamait sa course descendante, il inspira machinalement un air dont le parfum lui parut outrancier. Malgré l’abandon manifeste des bâtiments, tout avait une apparence normale qui le choquait. Mais les haies fleuries et les oiseaux s’égosillant dans les arbres ne se souciaient pas de la folie des hommes. Rhys se dirigea à grands pas vers le Compagnon de Fletz. Ce dernier prenait soin de la monture de son chef et ami.
- Retourne à Kurvval, exige de parler au roi en mon nom. Explique-lui la situation de son cousin en termes choisis. Dis-lui qu’il faut dépêcher sur place des médecins et tout ce qu’il faut pour monter une infirmerie de campagne. Le Duc de Fershield ne peut être déplacé. Va, ne tarde pas, chaque instant compte. Prends ton cheval et celui de Quailus, tu pourras en changer en cours de route.
- A tes ordres, chef ! s’exclama Grissam, manifestement ravi d’avoir quelque chose à faire. Il sangla les deux animaux, monta lestement sur le sien, un bai fringant, et partit au galop, suivi du moreau de Fortimbree. Rhys le regarda disparaître au détour du chemin puis ses épaules s’affaissèrent et il fit demi-tour. D’un pas lourd, il pénétra dans la salle au plafond bas. L’odeur de sang et de fièvre le frappa plus que la première fois. Il observa Quailus en train de nettoyer avec précaution le visage de Certys. L’entaille qui défigurait ce dernier était impressionnante et témoignait de la mauvaiseté de son auteur. Juste avant de mourir, Ganrael avait avoué qu’il avait joui de faire souffrir Certys. Pourtant, il avait imploré Cosme de demander en son nom pardon à son frère. Il était vraisemblable que le fils légitime du Régent n’ait appris que trop tard le lien qui l’unissait à sa victime. Et l’esprit de Ganrael était suffisamment tortueux et instable pour qu’il bascule brusquement de la haine à l’amour.
- Quel est ton pronostic, Quailus ?
Sans interrompre ses soins, le jeune Compagnon répondit :
- Bah ! Je ne suis qu’un empirique. Mais les dieux sont quand même un peu avec lui ! Il a perdu relativement peu de sang. A mon avis, il tiendra le coup jusqu’à l’arrivée des spécialistes. Après ce sera leur affaire. Ils ne viendront pas les mains vides ou avec juste une gourde d’eau comme moi.
- Tu as fait ce que tu as pu.
- Je savais Ganrael d’Angon particulièrement tordu, mais à ce point-là ! marmonna le Compagnon de Fortimbree.
Il releva les yeux et s’exclama :
- Pourtant, il a indiqué comment retrouver le Duc ! Il aurait pu se taire et le laisser mourir de ses blessures. Ca cadrerait plus avec le personnage !
Rhys haussa les épaules. Bien sûr, il connaissait la raison de l’étonnant revirement du mourant. Mais c’était là un secret qu’il ne partageait qu’avec le roi... et Certys lui-même.
- Un ultime remord... qui saura ?
- Rhys...
Certys le cherchait du regard. Le Compagnon l’avait cru évanoui mais il n’en était rien. Qu’avait-il pensé en entendant leur conversation ? Rhys s’avança et se pencha au-dessus de lui.
- Je suis là... je reste à ton côté. Tu vas t’en sortir.
- Promets-moi...
- Ce que tu veux.
- Mes jambes... s’ils veulent m’amputer... je préfère mourir !
Rhys se mordilla nerveusement les lèvres. L’amputation ! Il n’y avait pas pensé. Mais les os fracassés, les chairs déchirées pourraient rendre cette atroce opération nécessaire. Il chercha à le rassurer et à se rassurer piètrement :
- Nous n’en sommes pas encore là.
- Jure-moi que tu les en empêcheras !
- Je ne peux pas... ne me demande pas de te laisser mourir. Comment pourrais-je me justifier devant Cosme ?
Certys exhala un cri de rage. Il voulut relever le buste mais sa faiblesse et les mains fermes de Quailus de Fortimbree firent avorter cette pauvre tentative. Alors, il injuria son ami :
- Lâche ! Espèce de salaud ! Jure ! Jure !
Les croûtes de ses lèvres tuméfiées s’étaient craquelées sous le coup de son emportement et des filets de sang coulaient sur son menton. Rhys ne put que céder.
- Je t’en fais le serment... au nom de Belhial.
Cosme avait sommé les Grands Vassaux de jurer par le nom du terrible dieu des morts. Cet effroyable engagement, il ne l’avait pas exigé de ses fidèles. Cela sembla à Rhys d’une ironie cruelle qu’il prête enfin ce serment, non devant Cosme mais devant celui qui pouvait désormais prétendre au trône qu’il avait contribué à assurer à son jeune cousin. Par sa naissance, il détenait un droit supérieur à celui de Cosme. S’il survivait, réclamerait-il un jour ce qu’il pouvait estimer devoir lui revenir ? Car il se savait fils de Hodin d’Angon, sans une seule goutte de sang lusitanien dans les veines... peut-être valait-il mieux, pour le royaume, qu’il meure... Rhys rejeta ces pensées perturbantes et considéra son ami. Les yeux clos, la bouche entrouverte sur un souffle bref, Certys avait fui une trop grande souffrance dans un miséricordieux évanouissement. L’avait-il entendu lui promettre qu’on ne le mutilerait pas ? Ou bien avait-il perdu connaissance avant que Rhys ne s’engage à respecter sa volonté ? Quoiqu’il en soit, le serment avait été prononcé.

Aelghir
24/08/2007 20:03
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !



- Je lui en ai fait le serment.
- Parfois, on doit se parjurer. Et puis moi, je n’étais pas là quand vous lui avez fait cette promesse irréfléchie, je...
- Sire... même si vous devez me jeter au cachot, je tiendrai ma parole. J’ai juré par Belhial.
Cosme se mordit les lèvres et se détourna brusquement. Il avait conscience de s’être conduit comme l’enfant qu’il ne voulait plus être. Il n’avait plus l’excuse de la drogue que son oncle lui avait fait administrer pendant toutes ces années où il avait été une marionnette entre les mains de ce dernier. Bien au contraire, il devait se montrer plus fort que n’importe quel adolescent de son âge. Il lui fallait donner la preuve éclatante qu’il méritait ce trône qui était pourtant le sien par le sang. Le sang... celui des Lesstrany qui coulait dans ses veines, le sang de Luthien, de Rhamson et des rudes ancêtres qui les avaient précédés sur le trône de la Nextia... mais aussi le sang qui avait taché ses mains, celui de Hodin, de Ganrael et de leurs partisans. La mort du vieux Duc de Haerliis n’avait pas suffi à calmer certains esprits échauffés. Fidèles à tous crins du Régent et surtout mis hors d’eux par l’abandon de l’invasion du Lusitan, une poignée d’officiers avait entraîné quelques têtes brûlées dans une rébellion vite étouffée dans le sang. Qu’avaient-ils espéré hormis un baroud d’honneur ? Le Compagnon de Sassy avait mis un terme brutal à ce sursaut d’orgueil, le dernier, espérait Cosme.
Le jeune roi serra les poings et se dirigea vers la fenêtre. La salle de travail qu’il s’était choisi, ne voulant pas de celle où avait officié le Régent, n’avait qu’une ouverture donnant sur la cour mais elle était assez lumineuse. Il appuya son front sur la vitre réchauffée par le soleil et déglutit. Il avait la gorge trop serrée pour parler. Un autre sang avait coulé pour lui, celui de son cousin Certys. Malgré la torture, celui-ci n’avait rien dit au sujet du coup d’état en préparation.
Rhys de Sassy avait juré à Certys qu’il le laisserait mourir ! Il avait osé jurer en utilisant le nom terrible de Belhial ! De quel droit ?
Le Compagnon l’impressionnait. Et il était loin d’être le seul à qui il faisait cet effet. Cosme surprenait de nombreux regards en coin vers le chef des légalistes et y lisait la crainte que suscitait ce dernier. Rhys n’avait jamais caché à qui allait ses sympathies pas plus que ses aversions mais il avait été considéré par tous comme un jeune idéaliste peu dangereux. La prise de pouvoir de Cosme avait changé la perception que beaucoup avaient du Compagnon de Sassy. La froideur et la rigueur avec laquelle il avait géré la rébellion des officiers avait démontré aux Grands Vassaux qu’ils avaient tout intérêt à marcher droit. Les meneurs avaient été pendus sous les yeux des soldats et ceux-ci, consignés dans les casernes sous la surveillance vigilante des légalistes, avaient tout loisir de réfléchir à la meilleure ligne à suivre. Les Avians, du moins ceux qui avaient survécu à la purge visant les séides de Ganrael, n’avaient pas accès à leurs Ailes. Il leur faudrait donner la preuve incontestable de leur loyauté envers le jeune roi avant de pouvoir voler à nouveau. Avec une célérité presque effrayante, Rhys de Sassy avait rétabli l’ordre dans le royaume. Les exécutions et incarcérations qu’il avait ordonnées au nom de Cosme ne paraissaient pas l’avoir affecté.
Mais Certys était son ami. Comment pouvait-il être aussi calme alors que ce dernier était aux portes de la mort ? Cosme évacua difficilement la boule qui endolorissait sa gorge puis reprocha :
- Est-ce parce que mon cousin nous a trompés que vous ne voulez pas qu’il vive ?
Alors même qu’il formulait cette accusation, il avait conscience d’être injuste. C’était pour cela qu’il regardait la cour presque vide, deux étages plus bas et non le Compagnon debout près du bureau de bois clair qui occupait le centre de la pièce.
- Il a servi son roi comme j’ai servi le mien, Sire, répliqua placidement le Compagnon debout près de la porte. Je n’ai aucun grief contre lui. Et je prie sincèrement pour qu’il vive. Seulement, lui, il ne veut pas juste survivre. Et je le comprends.
Le jeune roi évoqua malgré lui l’image d’un Avian privé de ses jambes. Il ouvrit les mains et détendit nerveusement ses doigts, les étirant presque jusqu’à la douleur. La vision était certes disgracieuse mais l’amputation des membres guettés par la gangrène n’empêcherait pas Certys de voler. Cosme joignit ses mains pour couper court au mouvement convulsif de ses doigts. Ce tic récent l'irritait. Il lui faudrait se surveiller, surtout en public. Il se retourna enfin, prêt à affronter le regard sans concession du Compagnon de Sassy... Duc de Sassy très bientôt. Dans quelques heures, Cosme signerait le document qui élevait le domaine de son fidèle au rang de Duché. Rhys l’en avait remercié sans effusion inutile. Ce titre ne l’intéressait véritablement que par la légitimité et l’autorité qu’il lui apporterait dans ses rapports avec les autres Grands Vassaux. Le jeune roi se félicitait d’avoir un tel serviteur.
- Je sais que je me montre plutôt égoïste. Je pense sans doute plus à moi qu’à mon bien-aimé cousin. L’affection qu’il m’a portée au cours de ces derniers mois me l’a rendu indispensable. J’ai besoin de lui. S’il meurt...
Un sanglot sec l’interrompit. Rhys le considéra avec gravité.
- Vous chérirez son souvenir, Sire.
- Oui...
Il n’avait que faire d’un souvenir. Ce qu’il voulait, c’était la présence chaleureuse et la tendresse quasi fraternelle de son cousin. Il avait envisagé, espéré, rêvé tant de possibilités qui s’offriraient à eux, une fois le trône repris à d’Angon et à son fils. La mort étendait son ombre sur Certys mais elle n’était pas inéluctable. La vie avait encore son mot à dire. Rhys se chargea de le ramener à une réalité qui, si elle était moins triste, n’en était pas pour autant réjouissante :
- S’il vit, vous le perdrez aussi. Un autre roi n’a-t-il pas préséance sur ses sentiments ?
Cosme crispa ses doigts puis les raidit nerveusement plusieurs fois d’affilée. Une émotion complexe l’agitait à l’égard du Suprême lusitanien. Il lui devait son trône et plus encore, sa vie, parce qu’Amintas lui avait envoyé son propre favori. Et, bien sûr, il ne manquerait pas de réclamer Certys à son côté maintenant que celui-ci avait accompli sa mission ? Le souverain du Lusitan faisait désormais figure de rival. Cosme se taxa silencieusement de puérilité. Et pour se mortifier, il ordonna à Rhys de Sassy :
- Préparez-moi de quoi écrire. Il me faut rédiger une missive à l’adresse du Suprême de Lusitan pour l’informer de mes intentions et... de l’état de son favori.
De Sassy lui adressa un sourire approbateur. Cosme en éprouva de la fierté. Il venait de faire un pas sur la voie ardue du pouvoir. Il avait tôt admis que ce dernier ne consistait pas à exiger des avantages mais bien plutôt à consentir des sacrifices. Il avait aussi compris que ce serait souvent difficile voire pénible d’y cheminer en faisant abstraction de ses désirs personnels. Il aurait besoin d’un soutien et le chef des légalistes lui apparaissait comme une colonne sur laquelle s’appuyer. Il ne doutait pas de sa fiabilité et de son dévouement. Bien sûr, il aurait aimé étayer son trône encore fragile avec un autre pilier. Certys lui était plus proche par le cœur et par le sang. Mais Certys ne lui appartenait pas. Le jeune roi contint un soupir et s’assit à son bureau tandis que Rhys plaçait devant lui le matériel demandé. Cosme leva devant ses yeux la grande feuille et examina le monogramme tissé dans l’épaisseur du papier chiffon. L’initiale contournée s’entrelaçait à une guirlande complexe. Il eut une brève grimace. Dans les jours suivant sa prise de pouvoir, il avait commandé une série de feuillets au seul papetier de Kurvval. Il ne se voyait pas écrire sur du papier aux initiales de son défunt père et encore moins à celles du Régent exécuté. Mais le résultat ne le satisfaisait pas vraiment. Il lui faudrait trouver quelque chose de plus simple... lorsqu’il en aurait le temps. Pour l’heure, il importait de tenir ferme les mors passés aux Grands Vassaux apparemment matés mais remâchant sans doute leur amertume. Beaucoup s’étaient vus piétinant les Lusitaniens, s’emparant de leurs richesses et lutinant leurs femmes.
- Je devrais leur trouver une occupation.
- Sire ?
Cosme se rendit compte qu’il venait de penser tout haut. Il reposa la feuille et leva les yeux vers Rhys qui se tenait à sa droite.
- Je songeais aux Grands Vassaux. Ils s’étaient préparés pour la guerre.
- Et leur sang barbare doit encore bouillir dans leurs veines, railla le chef des légalistes.
- Pourquoi pas les pirates ? Mon oncle, tout à son projet d’invasion, ne s’en est pas préoccupé. Ils en ont profité.
C’était une piste à creuser et de surcroît, une œuvre de salubrité publique. Elle permettrait aussi de trouver un emploi aux navires armés pour l’invasion et qui se trouvaient immobilisés dans les ports du sud. Un ramassis de renégats de différents royaumes avait de tout temps écumé les mers. Luthien avait mis un frein à leurs coupables activités mais Hodin les avait laissé reprendre du poil de la bête.
- Excellente idée, approuva Rhys. Mais la plupart de nos seigneurs nextians n’ont pas le pied marin. Il nous reste les turbulentes tribus de Grand Nord. De plus, c’est la bonne saison.
Cosme eut une moue dubitative.
- Mais c’est à peine si on en entend parler en ce moment.
Le Compagnon de Sassy émit un bref ricanement.
- Une discrète provocation et je vous fais le serment, Sire, qu’elles se réveilleront afin d’offrir à nos ardents guerriers un terrain de jeu à leur mesure. Je leur garantis une superbe occasion de gagner la gloire ou une place de choix dans la Cohorte des Héros.
Le jeune roi haussa les sourcils sans chercher à masquer un étonnement teinté d’admiration.
- Dire que certains vous tenaient pour un doux rêveur !
- Rêveur certes mais doux ? Si peu, comme ils ont pu en juger par eux-mêmes, rétorqua Rhys avec un sourire en coin. Je voulais donner à croire que je ne présentais guère de danger. C’était le seul moyen pour que mon rêve puisse se réaliser.
Il posa ses mains sur le bureau, se pencha légèrement en avant et en revint à la lettre encore à l’état de projet.
- Qu’allez-vous écrire à votre royal voisin ?
Cosme regarda la feuille vierge. Le doute le saisit soudain.
- Saurai-je m’exprimer comme il le faut ? Je crains qu’Amintas de Lusitan ne me prenne pour un enfant.
- Vous ne l’êtes plus, Sire. Vos Grands Vassaux en sont parfaitement conscients. Soyez vous-même. Ne reniez pas votre jeunesse. Elle vous autorise de grands espoirs.
Cosme hocha la tête. Les paroles de son conseiller le touchaient profondément. Il prit la plume à réservoir, une invention récente, et commença l’importante missive :
« Au Suprême Amintas, souverain régnant du Lusitan, moi, Cosme de Lesstrany, roi de la Nextia, j’adresse mes salutations les plus chaleureuses ainsi que l’expression d’un respect dû à un souverain plus âgé et de plus d’expérience. Apprenez par moi, si vous ne le savez déjà, que mes fidèles m’ont porté sur le trône qui me revient de droit par filiation directe. Le Régent de la Nextia, mon oncle Hodin d’Angon ainsi que son fils Ganrael, Duc de Chesney et certains de leurs partisans ont payé de leur vie leur opposition à l’ordre naturel des choses.
Je suis roi désormais non seulement de nom mais aussi de fait. C’est donc par mon autorité incontestable que je mets un terme aux projets détestables du Régent. Je ne désire que la paix et l’entente entre nos deux royaumes et ose espérer qu’il en est de même pour vous.
Certys Cyril, mon cousin et ami, n’a pas peu contribué à mon élévation. J’ai pour lui beaucoup d’affection et une profonde gratitude. Car sans lui, je serais mort ou en passe de l’être. Mais... »
Le jeune roi interrompit la course de sa plume. Il jeta un regard circonspect aux lignes déjà tracées d’une haute écriture encore un peu enfantine. Le plus dur restait à écrire. Du regard, il chercha le soutien de Rhys. Le Compagnon hocha la tête avec un sourire d’encouragement. Il savait à quel obstacle se heurtait Cosme : comment raconter l’indicible et assumer son propre chagrin. L’adolescent mordilla longuement son pouce. Des bouts de phrases se bousculaient dans son esprit sans qu’il en trouve un seul satisfaisant. Il souffla d’exaspération puis se décida à terminer sa lettre... pas la peine d’en dire trop. Juste l’essentiel et c’était déjà assez difficile.
« ... j’ai la pénible tâche de vous apprendre que le Régent a compris que Certys œuvrait en secret pour me rétablir dans mon droit et empêcher la guerre entre la Nextia et le Lusitan. Il l’a fait enlever et torturer pour que celui-ci révèle nos plans. Certys ne m’a pas trahi. Il est vivant mais grièvement blessé. Nous ne désespérons pas de le sauver. »
Inutile de parler du serment arraché par Certys qui compromettait les chances de survie du supplicié. Amintas, sans doute, ne comprendrait pas que l’on ne passe pas outre. Cosme releva la tête.
- Qui puis-je envoyer en ambassade auprès du roi lusitanien ?
Rhys de Sassy réfléchit un instant puis proposa :
- Sire, que pensez-vous du Féal Diesley ? Son aspect un peu rustre dissimule un esprit vif et une grande facilité de parole. Le Compagnon Piotr Rellys est de noblesse plus ancienne, il lui apportera une sorte de caution. Et vous pouvez confier la partie représentation au Duc Rehibal de Garlôn, qui a été le premier à se rallier à vous. De la sorte, vous l’attacherez plus sincèrement à votre service.
- Bien. Allez les prévenir d’avoir à se préparer à partir au plus tôt. Je les recevrai dans un demi-intervalle de temps pour leur signifier mes dispositions. En attendant, je vais achever cette missive.
- Je les fais venir ici ou dans la salle du trône ?
- Ici. Inutile d’être trop solennel.
Une fois Rhys parti pour relayer ses ordres, le jeune roi revint à son devoir d’écriture.
« Les hommes que j’envoie près de vous ont ma confiance pour renouer entre nous les liens de la paix et de la considération. »
Cosme fronça le nez. Cette formulation n’était-elle pas trop pompeuse ? Puis il secoua la tête. Peu importait le style, l’important était la signification que revêtaient les mots. L’adolescent, bien qu’issu d’un peuple rude et batailleur, n’aimait pas la guerre. S’il fallait la faire, pour se protéger d’un voisin trop gourmand par exemple, il s’y résoudrait. Mais se lancer à l’assaut d’un autre royaume sous prétexte de venger un affront ou de récupérer quelques rochers isolés en pleine mer ne le motivait guère. Non, il ne voulait pas de cette invasion pour laquelle le défunt Régent avait œuvré et il devait en convaincre son homologue.
« Le Duc de Garlôn, le Compagnon Rellys et le Féal Diesley vous confirmeront mes bonnes intentions à votre égard tout comme, par cette lettre, je vous assure de mon sincère désir de conclure avec vous, Suprême Amintas de Lusitan, une entente et une paix durables. Puissiez-vous, dès la réception de cette lettre, m’adresser quelques-uns de vos nobles hommes ! »
N’était-ce pas un peu trop péremptoire ? Il voulait transcrire son espoir de voir rétabli rapidement les relations entre les deux royaumes. Il demanderait au Compagnon de Sassy de relire le texte. Un léger sourire détendit son visage. Repoussant la feuille à demi remplie, il en prit une autre dans le portefeuille en cuir verni et écrivit sans cesser de sourire :
« Par la présente, moi, Cosme de Lesstrany, fils de Luthien, roi de Nextia, je fais mon fidèle serviteur et ami, Rhys, Compagnon de Sassy, Duc et membre à vie de mon Conseil... »
Un instant, il avait pensé lui octroyer le titre de Duc de Chesney et l’apanage afférent mais il s’était dit que ce n’était pas, après tout, une bonne idée. Il n’était pas certain que Rhys aurait apprécié de succéder à Ganrael. Il était préférable d’ériger en Duché la terre de Sassy.
Mais lorsque Cosme reprit la lettre à Amintas, ses traits se crispèrent. La vision de Certys emporté par la gangrène le taraudait à nouveau. En tant que son souverain, il pouvait encore ordonner d’en venir à l’extrémité que son cousin avait rejetée. Le Duc de Fershield était Nextian et par conséquence, il lui devait hommage et obéissance. Mais si Cosme passait outre sa volonté, Certys en viendrait sans nul doute à le haïr. Pourtant il vivrait ! Le jeune roi essaya d’imaginer son bouillant cousin privé de ses jambes, condamné à être transporté dans une chaise à bras et à subir les regards apitoyés. Il n’y parvint pas. Certys se donnerait la mort plutôt que de survivre de la sorte.
Cosme posa sa plume et couvrit son visage de ses mains. Les larmes envahirent ses yeux et coulèrent entre ses doigts. En quelques mois, le fils de Guenièvre de Québra avait pris dans sa vie et dans son cœur une place prépondérante. Il était devenu pour l’adolescent esseulé le frère dont il avait secrètement rêvé... Le fait que Certys soit aussi le fils de Hodin d’Angon n’y changeait rien. Ni que les liens tissés entre eux deux aient servi ses desseins. Cosme ne doutait pas que son cousin éprouvait de l’affection à son égard. Pas aussi profonde sans doute que celle que lui-même lui portait mais réelle.
Une larme s’écrasa sans bruit sur la feuille.



Artémisia passa le doigt sur la trace à peine visible qui semblait sceller la lettre du jeune roi nextian. Celui-ci avait pleuré sur son époux. Ses yeux à elle restaient secs, non pas par dureté de cœur mais à cause de la présence d’Amintas. Elle leva le regard sur ce dernier sans se sentir impressionnée le moins du monde. Le Suprême gardait les mains pressées l’une contre l’autre, peut-être pour les empêcher de trembler. Son visage semblait s’être vidé de son sang. La teinte écarlate des draperies encadrant la fenêtre devant laquelle il se tenait accentuait sa pâleur. Il s’était levé lorsqu’elle était entrée, précédée par un aide de camp compassé. Ce dernier avait salué profondément le souverain, puis la visiteuse avant de quitter à reculons le salon personnel du roi. Artémisia avait préféré ignorer la morgue à peine dissimulée sous le vernis d’un respect formel. Après tout, n’était-elle pas l’épouse d’un traître ? A son tour, elle avait accompli une révérence irréprochable. Amintas, après un signe de tête las, était demeuré debout, autant sans doute par désarroi que par courtoisie. Puis, sans un mot, il lui avait tendu la lettre.
La jeune femme soupira. Devait-elle se réjouir d’apprendre que Certys n’était pas le traître que tous méprisaient ? Et en contrepartie, s’attendre du jour au lendemain à recevoir la nouvelle de sa mort ? Elle n’était pas sûre non plus que les mobiles de Certys lui agréent pleinement. Ce dernier ne lui avait-il pas affirmé qu’il était prêt à donner plus que sa vie pour Amintas ? Ce n’était pas une figure de style : il était allé jusqu’à passer pour un traître aux yeux de tous, même à ceux de son épouse. Avant de lire cette lettre, Artémisia n’aurait pas juré que l'attachement de son époux pour le roi puisse être si extrême. L’intensité de cette passion la dérangeait même si elle savait qu’aucune connotation sexuelle ne l’entachait. Pour tout dire, elle se sentait blessée voire humiliée. Certys s’était toujours montré honnête avec elle mais elle n’avait pu s’empêcher de cultiver l’espoir que l’estime qu’il affirmait lui porter se transforme peu à peu en tendresse sinon en amour. Elle ravala sa déception.
- Monseigneur, je vous remercie de m’avoir permis de lire ce courrier, réussit-elle à dire après avoir dégluti à plusieurs reprises pour ôter le nœud douloureux qui lui enserrait la gorge.
A quoi s’était-elle attendu depuis que la convocation royale lui était parvenue ? Peu après le repas du milieu de la journée, un jeune émissaire rougissant mais distingué lui avait remis un laconique message signé de la main même d’Amintas. Celui-ci n’ignorait donc pas que l’épouse de Certys Cyril se trouvait depuis peu au domicile de sa sœur Jauyanie. Lorsque Tornay, le cousin de Certys, lui avait appris que l’invasion était imminente, elle avait décidé de revenir à Nestoria. Mais elle avait demandé l’hospitalité à sa sœur aînée plutôt que de loger dans le vaste hôtel déserté des Cyril. Elle ne voulait pas se confronter aux fantômes des jours heureux ou qui lui semblaient tels au regard du présent et de l’avenir. L’urgence de l’assignation lui avait à peine laissé le temps de se préparer à paraître en présence de son souverain... mais suffisamment pour se torturer l’esprit au sujet du motif inexprimé. Dans un tourbillon de pensées indisciplinées, elle avait tout envisagé. Sa présence à Nestoria avait-elle été interprétée comme un défi ? Avec la perspective d’une invasion, la voyait-on comme une espionne potentielle ? Liessandra avait-elle réussi à jeter le discrédit sur l’épouse de l’ancien favori ? Certys avait-il été exécuté ou assassiné ? Mais comment aurait-elle pu imaginé que tout, absolument tout, avait germé dans la tête de ce dernier et qu’il avait mené à bien un plan qui combinait sagacité et folie ?
Absolument tout ? Non. Car il n’en sortirait peut-être pas vivant. Artémisia mordilla sa lèvre inférieure avec agacement. Certys avait sans nul doute envisagé la possibilité de périr en mission. C’était un guerrier, un Avian pour qui chaque vol pouvait se conclure par un accident mortel. Il savait fort bien qu’il risquait d’y laisser sa peau ! Et cela ne l’avait pas fait ni douter ni reculer. La jeune femme cessa aussitôt de planter ses dents dans sa lèvre lorsqu’elle se rendit compte que ce n’était pas de l’agacement mais de la colère. Certys n’avait montré aucune considération envers elle. Il l’avait délibérément placée dans une situation presque intenable. Sans doute n’avait-il pas eu une seule pensée pour elle... Artémisia sentit affleurer les larmes et les refoula aussitôt. Son courroux, un peu factice, muselait une émotion plus profonde, la peur de perdre Certys pour toujours.
- Il m’a semblé juste que vous soyez la première informée. Et je voudrais vous demander...
Amintas hésita quelque peu avant de reprendre la parole. Avec embarras, Artémisia nota le manque d’assurance du souverain. La terrible nouvelle l’avait désarmé. Il aurait dû ordonner. Mais voici qu’il suppliait presque la femme qu’il avait donnée comme épouse à Certys... ou bien plutôt, se dit-elle avec amertume, achetée pour son favori. Afin de museler les médisants. Elle jugula sa rancœur. L’ampleur de son ressentiment à l’encontre du Suprême ne laissait pas de l’étonner.
La longue absence de son époux n’avait pas eu l’effet auquel elle aurait pu s’attendre. L’amour s’était doucement enraciné dans son cœur. Pourtant, elle n’avait jamais idéalisé le jeune homme. En réalité, Certys Cyril ne méritait pas qu’elle lui accorde plus qu’une pensée dédaigneuse. Mais, malgré ses défauts et ses excès, elle ne se voyait pas aimer un autre homme que lui.
... chère Artémisia, reprit enfin Amintas, je n’ignore pas que vous avez gardé pour Certys des sentiments qui vous honorent. Malgré le masque de traître dont il s’est couvert pour mener à bien la sauvegarde de la paix, vous ne lui avez pas tourné le dos. Je ne vois guère d’autre personne de bien à dépêcher auprès de lui. Je sais que je requiers beaucoup de vous et que le danger n’est pas exempt de cette mission mais accepteriez-vous d’accompagner mon plénipotentiaire auprès du souverain de la Nextia ?
La jeune femme inspira profondément. Elle avait espéré sans trop y croire qu’il lui fasse cette proposition inhabituelle et même choquante. La place d’une femme n’était pas au sein d’une délégation officielle, du moins aux yeux des hommes qui conservaient jalousement toutes les rênes du pouvoir. Et pour quels buts ? Dominer par la violence et la crainte. Les femmes pouvaient s’avérer tout aussi capables de diriger un domaine, un duché ou un royaume et elles le feraient sans nul doute dans un esprit de douceur et d’équité. Ne l’avait-elle pas démontré en gouvernant sagement l’immense alleu de Lindia ? Surprise par la teneur de ses réflexions, elle pinça les lèvres pour dissimuler son amusement et fixa longuement le roi. Elle différait sa réponse, ne voulant pas lui donner trop de prise sur elle. Pourquoi ne pas lui laisser croire qu’elle lui accordait une faveur alors même qu’elle lui était reconnaissante de lui donner le moyen de rejoindre Certys ? Elle se décida enfin à effacer l’attente inquiète des yeux du roi.
- Sire, je suis votre servante. J’irai auprès de mon époux puisque tel est votre souhait.
Il plaqua un sourire sur son visage défait.
- Vous avez déjà prouvé votre courage lors de l’épreuve où vous a jetée la fausse trahison de Certys. Vous ne faites que confirmer, ma Dame, l’excellente opinion que j’ai toujours eue de vous.
Amintas était sans doute sincère mais la louange appuyée embarrassa Artémisia jusqu’à ce qu’elle se rende compte que ce qui la mettait mal à l’aise, c’était avant tout la souffrance que le roi ne songeait pas à lui cacher. Elle estima qu’il faisait peu de cas de la dignité royale. L’excès de sa douleur laissait entrevoir une faiblesse qui ne convenait pas dans la position qui était la sienne. Par ailleurs, le seul fait qu’il ait donné autant d’importance à un seul être dévoilait une faille dans sa personnalité. Heureusement pour lui, Certys Cyril s’était satisfait de ce qu’il lui accordait et ne s’était pas montré insatiable. Il n’avait jamais cherché à gouverner à travers son royal ami. Artémisia ne doutait pas que celui-ci lui aurait cédé en tout. Pourtant quelque chose ne cadrait pas. La jeune femme demanda, à brûle-pourpoint :
- Sire, saviez-vous quel était le dessein de Certys ?
Il entrevit un reproche dans le ton involontairement sec avec lequel elle avait formulé sa question.
- Le plan était son œuvre, du début jusqu’à la fin. Il m’a quasiment mis devant le fait accompli. J’ai tout d’abord refusé. Il a insisté. Jour après jour. Je ne voulais pas qu’il mette ainsi sa vie en jeu. Je ne voulais pas qu’il s’éloigne de moi. Vous connaissez Certys. Comme il peut être obstiné et persuasif...
Elle se contenta de hocher la tête. Amintas continua sa confession sur le même ton monocorde. Il ne cherchait pas à se justifier. Il reconnaissait plutôt sa culpabilité.
- J’ai fini par céder. Et par regretter à chaque instant de l’avoir fait.
- Pourtant, son plan a réussi.
- Oui. Et il va peut-être en mourir.
Obéissant à une impulsion, Artémisia osa prendre la main droite d’Amintas entre les siennes.
- Vous connaissez Certys, Sire, chuchota-t-elle en reprenant les paroles du monarque. Comme il peut être obstiné... Je suis certaine qu’il vaincra la mort comme il a vaincu Hodin d’Angon.
Il lui adressa un faible sourire reconnaissant et effleura de ses lèvres les mains réconfortantes.
- Certys est le plus chanceux des hommes de vous avoir pour épouse. S’il ne le reconnaît pas lui-même, comptez sur moi pour lui ouvrir les yeux.
Artémisia eut la grâce de rougir sous le compliment. Elle apprécia la charge, peut-être inconsciente mais en tout cas évidente, à l’encontre de la reine. Amintas n’était notoirement pas heureux en ménage. Les exigences et les caprices de Liessandra lui pesaient.
- Sire, quand partira donc la délégation ?
- Le plus tôt possible.
- Je serai prête.

Deux jours plus tard, un carrosse emporta vers le nord Artémisia Cyril et le propre cousin du Suprême. Amintas avait décidé d’envoyer auprès de Cosme de Lesstrany le Duc du Sang Sydartas d’Errist en qui il avait toute confiance. De surcroît, un ambassadeur de si haut rang ne pourrait que flatter le petit roi. Trois seigneurs de moindre importance formaient sa suite protocolaire. Une fois arrivés sur la côte septentrionale, un navire de la flotte royale les prendrait à son bord et effectuerait la traversée du détroit des Orages. Deux Avians avaient décollé l’avant-veille pour informer les Nextians de la venue des plénipotentiaires lusitaniens.
Bien évidemment, les préparatifs du départ n’avaient pu demeurer secrets et, à la cour comme à la ville, on s’était livré au jeu passionnant des rumeurs. L’entrevue accordée par le Suprême à l’épouse du favori déchu avait enflammé les imaginations. Comme cette audience privée suivait de peu l’arrivée de la délégation nextianne, on avait vite fait le rapprochement. Artémisia avait refusé d’en dire plus à sa sœur malgré l’insistance de cette dernière. Elle s’était réfugié derrière le secret d’état et avait rangé quelques affaires dans un grand sac de cuir.
Le même jeune soldat qui lui avait apporté la convocation royale se présenta au petit matin du deuxième jour en compagnie de deux porteurs et d’une chaise à bras. Le trajet jusqu’au palais s’effectua en silence. Elle fut accueillie dans la cour d’honneur par Amintas lui-même et son brillant cousin. Les deux hommes s’inclinèrent courtoisement devant elle, Sydartas d’Errist un peu plus profondément et sous les regards brûlants de curiosité des quelques personnalités réunies là, elle les salua avec grâce. Liessandra n’était pas présente mais Artémisia ne doutait pas qu’elle devait observer la scène de loin et se ronger les sangs quant à sa signification. Juste avant que la jeune femme ne monte dans la voiture aux portières ornées du chiffre royal, aidée par le courtois Duc d’Errist, Amintas de Lusitan lui glissa à l’oreille :
- Assurez Certys de l’intégrité de mon amitié.

Aelghir
25/01/2008 13:41
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

Les Ailes du traître 19

Artémisia Cyril s’avança jusqu’au bastingage. Les mains posées sur le cèdre luisant, elle s’abîma dans la contemplation de la côte encore lointaine. Elle en voyait pourtant assez pour se demander où le navire allait bien pouvoir accoster. Des falaises sombres barraient l’horizon à perte de vue.
- Ma Dame, nous aurons heureusement effectué une traversée paisible. Les tempêtes ne sont pas rares en ces lieux.
La jeune femme se retourna à demi et tendit sa main droite à l’homme qui venait de s’adresser à elle avec une distinction innée. Le Duc d’Errist la prit avec délicatesse et y déposa un léger baiser. Elle répondit à sa courtoisie par une gracieuse inclinaison de tête. Au cours de ces quelques jours de voyage, elle avait appris à estimer le cousin d’Amintas. D’une intelligence aiguisée et d’une valeur éprouvée, c’était aussi un homme spirituel et sensible. Aucune de ses paroles, aucun de ses regards ne faisait sentir à Artémisia qu’elle n’avait rien à faire dans la délégation qu’il commandait.
- La saison nous est propice, sans doute, commenta-t-elle dans la même veine.
Leurs conversations auxquelles ne participaient guère les autres membres de l’ambassade s’étaient cantonnées dans une banalité raffinée où ni l’un ni l’autre n’avaient exposé leurs sentiments profonds. Peu de choses avaient été dites à propos de Certys Cyril. Le Duc ne devait pas en savoir plus qu’Artémisia et cette dernière ne souhaitait pas dévoiler la tourmente de ses émotions devant un étranger, aussi aimable soit-il.
- En automne et en hiver, ce détroit est réputé pratiquement infranchissable.
Une silhouette ailée sembla soudain planer au-dessus d’eux. L’Avian Cyril avait franchi le tumultueux passage alors que le vent d’hiver soufflait en rafales. Blessé de surcroît. Brièvement, le visage du Duc s’assombrit. Sans doute avait-il lui aussi pensé au favori d’Amintas. Et à la douleur de son cousin s’il ne lui ramenait pas Certys Cyril vivant.
- Avons-nous encore quelque chance de voir des Orages ?
Pour distraire son attente, la jeune femme était régulièrement montée sur le pont pour tenter d’apercevoir l’un de ces fascinants mammifères marins. En vain, elle avait guetté l’apparition d’une énorme tête serpentine ou d’un large dos scintillant.
- Si près des côtes, je ne le crois pas. Mais vous en aurez peut-être l’occasion lorsque nous retraverserons le détroit. Je vous avoue que moi aussi, j’aimerais bien assister à ce merveilleux spectacle. Dire que les Nordiques les massacrent pour leur graisse !
- On dit que les Orages se raréfient à cause de cette pratique.
- Cela est vrai ! Mais le rétablissement des liens commerciaux pourrait s’avérer favorable à ces superbes animaux. Le Lusitan a des excédents d’huile végétale à écouler, les Nextians n’auront qu’à changer d’habitudes alimentaires ! s’exclama Sydartas en plaisantant à demi.
- Je crains qu’il ne faille pour cela beaucoup de temps et de persuasion.
- Je suis certain que si le Suprême vous nommait ambassadrice, vous y réussiriez admirablement.
Artémisia exprima son étonnement par un léger haussement de sourcil. La prévenance du Duc à son égard lui avait dicté ces propos laudatifs mais il n’en pensait sans doute pas un mot. Un homme pouvait-il réellement envisager qu’une femme occupe un poste de pouvoir ? Le roi ne l’avait envoyée en Nextia que pour qu’elle tienne le rôle de garde-malade auprès de son favori. Certys, lui, avait reconnu à son épouse les qualités nécessaires à l’administration de ses vastes domaines. Mais cela ne l’arrangeait-il pas ? Car il pouvait ainsi partager son temps entre ses deux passions : Amintas et ses Ailes. Dans ses priorités, Lindia et Artémisia venaient bien après l’amitié et l’Anima.
- Je ne sais si je pourrais vivre dans ce royaume où l’hiver règne en maître plus longtemps que l’été, répliqua-t-elle sans se découvrir.

Elle laissa son attention dériver sur les vagues vertes crêtées d’écume que fendait le navire à aubes. Les grandes roues à pales étaient mues par un homme doté d’Anima. Avec une curiosité empreinte d’un certaine malaise, la jeune femme s’était rendue dans le poste de pilotage où officiait le Marinier. Le capitaine de l’Aquilon l’avait saluée avec égards. Il s’était lancé dans des explications qu’elle n’eut pas le cœur de lui dire superflues. La lecture des ouvrages réunis par Certys au sujet de l’Anima lui avait appris le peu que l’on savait sur cette étrange manifestation de l’esprit humain. Les auteurs de ces écrits brodaient à l’envi sur ce pouvoir mystérieux mais ne pouvaient que se livrer à des hypothèses souvent absurdes quant à son origine. Et ils entrevoyaient à peine la complexité de leur fonctionnement. Il était toutefois intéressant de voir à l’œuvre celui qui, par la seule vigueur de sa pensée, mouvait le navire dans un détroit où les vents et les courants contraires rendaient malaisée la navigation à voile.
Le Marinier avait à peine jeté un regard sur la visiteuse et son compagnon, Sydartas d’Errist qui avait proposé avec affabilité d’escorter la jeune femme. L’homme, natif de la province de Lamia à en croire son teint foncé et ses cheveux blond paille, demeurait concentré sur sa tâche. Du large bandeau de cuir qui couvrait son front partaient de nombreux fils métalliques. Ceux-ci traversaient le plancher. Artémisia savait que ces câbles minces et luisants couraient le long du bois des parois et de la coque jusqu’aux axes des deux roues et transmettaient l’impulsion nécessaire au mouvement de celles-ci. Le Marinier en contrôlait la vitesse et la puissance. Il pouvait actionner une roue indépendamment de l’autre. Un capitaine qui disposait d’un bon pilote naviguant affrontait presque sereinement une tempête. Les meilleurs Mariniers recevaient donc des primes substantielles pour les inciter à ne pas embarquer sur un autre navire.
Artémisia n’avait pas prolongé sa visite. Son malaise s’était accru. Elle l’avait bien sûr rapidement identifié. Il procédait de l’Anima elle-même.
Maintenant, le regard perdu au gré de la houle, elle évoquait son époux. L’Anima de Certys l’élevait bien au-dessus des simples humains. Mais elle avait aussi précipité sa chute. Il possédait cette étrange force spirituelle qui avait fait de lui un Avian, un aigle parmi les détenteurs d’Anima. Comment ne pas cultiver alors un sentiment de supériorité et d’invulnérabilité ? Un Marinier, un Charrier devaient avoir à ses yeux à peine plus de valeur qu’un humain ordinaire. Les pensées de la jeune femme prirent un tour inattendu. Etait-ce juste que l’Anima qui permettait à certains hommes de voler ne se manifeste que parmi les familles nobles ? Les Mariniers et les Charriers, eux, apparaissaient parmi les artisans ou les paysans. Se pouvait-il qu’au sein du peuple, certains aient les capacités de piloter des Ailes mais qu’on étouffe cette information ? De fait, Certys n’était qu’à demi issu de la noblesse. Son père était incontestablement un roturier. Et pourquoi cette capacité était-elle déniée aux femmes ? N’en disposaient-elles pas ? A moins qu’elles soient si bien convaincues de ne pas la détenir qu’un blocage les empêchait de l’identifier et de la cultiver... la coutume et la loi attribuaient aux femmes un rôle secondaire et souvent les considéraient comme peu aptes à prendre les décisions les plus importantes. La situation d’Artémisia était exceptionnelle. Elle la devait à l’amitié du Suprême pour Certys Cyril et comprenait mieux désormais pourquoi Amintas avait refusé de confisquer les domaines de son favori.
- Ma Dame, je vous sens troublée. Allez-vous bien ?
Consciente de son impolitesse vis-à-vis du cousin du roi, Artémisia s’excusa :
-Veuillez me pardonner, Monseigneur. Je me remémorais le Marinier qui nous mène à bon port et ma pensée a glissé vers Certys.
- Vous n’avez pas à solliciter quelque pardon que ce soit. Il n’est rien de plus naturel que vous vous souciiez de votre époux, la reprit courtoisement Sydartas.
- La lettre de Cosme de Lesstrany ne cachait pas ses craintes pour la vie de Certys. Je ne peux me prémunir contre l’idée qu’il est peut-être... trop tard.
Elle n’avait pu prononcer le mot fatidique car dit à haute voix, il aurait revêtu un caractère irrémédiable. Sydartas lui prit à nouveau la main.
- Certys Cyril a toujours démontré une volonté hors du commun. Soyez certaine qu’en ce moment même, il lutte vaillamment pour sa vie.
Elle soupira puis lui accorda un sourire forcé. Elle l’espérait de tout son cœur, mais sans savoir pourquoi, elle n’en était pas aussi certaine qu’il l’encourageait à l’être.
- Monseigneur...
Elle hésita et il en profita pour lui glisser :
- Je serais honoré si vous consentiez à m’appeler Sydartas au cours de nos conversations.
- Seulement si vous faites de même, Monseigneur, lui répondit-elle, assurée de n’y voir qu’une manifestation de son estime et non du badinage. Le Duc d’Errist s’était montré d’une correction exemplaire à son égard depuis le début de leur équipée.
- Eh bien, Artémisia, vous vouliez me demander quelque chose.
- Simplement quels sont vos sentiments pour mon époux ?
- Mes sentiments ? répéta le cousin d’Amintas, surpris.
- Votre opinion, si vous préférez, monseigneur... Sydartas, rectifia-t-elle avec un petit sourire d’excuse.
Le Duc s’adossa à la bordée. Sourcils froncés, il réfléchissait aux sens des termes employés par sa compagne de voyage.
- Oh, c’est juste que vous me prenez au dépourvu. Mais après tout... pourquoi ne pas reconnaître que le favori de mon cousin m’a toujours beaucoup agacé. Ce qui ne m’a jamais empêché de l’admirer et de le jalouser, probablement. D’autant plus maintenant. Disons que ça m’arrangeait de le tenir pour traître. Et pas seulement moi. C’est beaucoup plus inconfortable de savoir que nous lui devons la paix avec la Nextia... à lui le demi-sang.
Sydartas d’Errist écarta les mains puis les joignit dans un claquement sec. Son haussement d’épaules semblait railler ses pairs et lui-même, grands seigneurs cuirassés dans leurs certitudes. La révélation du véritable rôle joué par le favori malmenait leurs convictions intimes. Ils s’étaient bruyamment réjouis de sa chute et voilà qu’ils allaient devoir l’accueillir en héros. Le cousin d’Amintas continua avec une sincérité dont Artémisia ne savait si elle était forcée ou naturelle :
- Certys Cyril... Oui, agaçant. Suprêmement agaçant. Son influence... non, son ascendance, le terme est plus juste, sur mon royal cousin m’a toujours prodigieusement énervé. Ce jeune Avian pratiquement inconnu, trop beau, trop doué, trop Nextian, trop roturier, trop exubérant, en un mot exaspérant, débarque avec ses yeux indigo faussement candides et Amintas tombe aussitôt sous le charme. Mon cousin était un solitaire mais je pensais que c’était par goût plutôt que par nécessité. En fait, il attendait la révélation d’une amitié. Elle a été juste un peu trop passionnée pour agréer à son entourage. Ce genre de position suscite l’envie et le dépit. Ah ! Dire qu’on tenait Cyril pour une tête folle, un bel insouciant uniquement occupé de ses plaisirs. Mais en fait un fameux manipulateur et un acteur consommé ! Nous étions tous tellement convaincus qu’il n’était qu’un aventurier. Comme il nous a bernés ! Je me souviens de sa prestation au cours de ce fameux Conseil où il se livra à un caprice qui, du moins l’avons-nous cru alors, dévoilait enfin sa véritable personnalité. J’ai croisé son regard et la fureur contenue qui l’enflammait m’a semblé dénoncer son sang nextian qu’il n’arrivait plus à contrôler. Il reprocha à Amintas de le traiter comme un gamin et il agissait comme tel. Un enfant boudeur à qui on aurait ôter son jouet. Je voyais l’air réjoui affiché par mes pairs. Ils anticipaient la chute du favori. Peut-être certains s’imaginaient-ils prendre sa place auprès du roi. Dès le lendemain, la coterie de la reine a vu ses effectifs augmenter. Il suffisait d’attendre que Cyril commette l’irréparable.
- Au cours du bal des Moissons, Certys parfit la rupture, murmura Artémisia avec un sourire triste.
Elle n’avait pas assisté à la scène mémorable mais sa sœur lui en avait fait un récit circonstancié pour la convaincre de ne plus vivre dans l’attente d’un époux qui ne la méritait guère.
Le Duc hocha la tête.
- Il fallait que le désaccord entre eux devienne irrévocable aux yeux de tous, Lusitaniens comme Nextians. Les paroles forcenées jetées à la face du Suprême devant la cour réunie condamnaient sans absolution leur auteur. Il osait proclamer son sang nextian et sa parenté avec Hodin d’Angon. Quelle arrogance ! Et son chant, par le ciel ! Ce chant ! J’ai rarement entendu quelque chose d’aussi beau et à la fois terrifiant : une alliance envoûtante de cruauté et de sensualité. Il semblait qu’il sombrait dans la folie. En fait, ce que je croyais alors être une déclaration de guerre n’était qu’un cri d’amour déchirant. Certys Cyril avait résolu de passer pour un traître et il en souffrait, parce que cela signifiait quitter Amintas. Et Amintas, je crois, en souffrait tout autant. Mais lui n’avait pas à cacher sa peine.
Artémisia se tourna vers la côte qui se rapprochait peu à peu. Une crique commençait à se dessiner dans la paroi abrupte, découvrant l’entrée d’un port dissimulé aux regards et aux tempêtes. Bientôt, elle serait au chevet de celui pour qui le Duc d’Errist reconnaissait éprouver de l’admiration. Certys fascinait, pouvait-il en être autrement, mais était-il aussi admirable que Sydartas le croyait ? Sans s’adresser vraiment à ce dernier, elle épilogua sur un ton songeur :
- Je crois que le cœur du roi a été plus affligé que celui de son favori. Certys lui a imposé une séparation dont Amintas ne voulait pas. Il savait pourtant combien son ami en souffrirait.
La jeune femme se tut. Mais elle ne cessa pas pour autant de s’interroger sur les mobiles de Certys. Seulement, elle ne désirait pas partager des réflexions troublantes avec le Duc.
Peut-être cela arrangeait-il Certys d’abandonner son roi à une épouse acrimonieuse, se disait-elle. Laissant prouver au temps lequel des deux était indispensable à Amintas. Peut-être aussi Certys s’ennuyait-il ? Pourquoi aurait-il voulu à tout prix une paix dont il n’était pas un si ardent défenseur ? Artémisia aurait parié que le jeune Avian n’aurait pas dédaigné un conflit qui l’aurait porté aux nues. Il aurait été alors bien plus que le favori d’un souverain : un héros, un guerrier bâtisseur de sa propre légende.
La jeune femme retint un soupir. Qui était véritablement Certys ? Le savait-il lui-même ? Elle redressa les épaules. Un léger pincement à la base du cou, entre les omoplates, trahit sa tension. Elle appréhendait les heures à venir. Elle s’excusa :
- Je vois que le port est proche. Je dois descendre à ma cabine préparer mes affaires.
Le Duc proposa de la raccompagner mais elle déclina son invitation. Toutefois, elle ajouta :
- J’ai apprécié notre conversation et votre franchise, Sydartas.


Artémisia remonta sur le pont après que le navire ait accosté. Une cape bleue jetée sur les épaules, elle se dirigea vers la passerelle que l’on venait juste de déployer. Un marin la suivait, porteur de ses bagages. Elle n’avait emporté que deux grands sacs de cuir. Elle se rendait en Nextia pour veiller sur un blessé, non pour représenter le Lusitan. Le Duc d’Errist, avec son élégance coutumière à laquelle il n’avait pas renoncé pendant le voyage, y suffirait. Sydartas se tenait près de la passerelle. Elle le rejoignit et suivit son regard. Sur le quai, un homme descendait d’une voiture tirée par quatre grands chevaux noirs. Grand, les épaules larges, il avait l’allure décidée d’un guerrier. Une foule bruyante s’était assemblée sur le débarcadère pour assister à l’arrivée d’un navire lusitanien, évènement qui symbolisait aux yeux des badauds l'éloignement de la guerre. Elle s’ouvrit comme une eau brune devant l’étrave d’un bateau pour livrer passage au passager du riche véhicule. D’où elle se trouvait, Artémisia ne pouvait voir l’expression des visages mais l’attitude des corps sous les tuniques et les gilets aux teintes sombres trahissait la crainte et la révérence. Ce personnage était à l’évidence quelqu’un d’importance. Les quatre hommes qui composaient son escorte jetaient tout autour d’eux des regards féroces. Parvenu à une vingtaine de pas du bateau à aubes qui se balançait doucement contre la jetée, il s’immobilisa et s’inclina devant la jeune femme avec une grâce inattendue. Puis il salua le représentant du roi lusitanien de façon plus militaire. Il leur fit ensuite l’honneur de monter à bord du vaisseau. C’était un homme jeune, de belle prestance. Une courte barbe blonde ne parvenait pas à le vieillir. Un air avenant éclairait son regard clair mais on le sentait prompt à froncer les sourcils et à lancer des ordres impérieux.
- Soyez les bienvenus sur le sol de la Nextia. Son Altesse Cosme de Lesstrany m’a dépêché auprès de vous afin d’être assuré que bon accueil vous soit fait. Je suis le Duc Rhys de Sassy, Premier Conseiller de Son Altesse.
S’étant ainsi présenté, il s’inclina une seconde fois devant Artémisia et baisa courtoisement la main qu’elle lui offrait.
« Ainsi, voici celui que la prise de pouvoir du jeune roi a poussé sur le devant de la scène politique. » se dit-elle. Durant les deux jours qui avaient suivi l’arrivée des émissaires nextians et précédé le départ de la délégation lusitanienne, les rumeurs étaient allées bon train à Nestoria. Le nom de Rhys de Sassy avait été souvent cité comme celui qui avait mené le coup d’état et tué le régent de ses propres mains. On le disait aussi ami avec le renégat Cyril.
- Votre souverain nous honore grandement en déléguant son Premier Conseiller pour nous accueillir, répliqua avec affabilité le Lusitanien avant de se présenter à son tour :
- Sydartas d’Errist, Duc de Sang. Et Ma Dame Artémisia, épouse du Compagnon Certys Cyril.
- Vous voulez parler, je pense, du Duc de Fershield... Apprenez, Ma Dame, que mon excellent ami Certys est enfin considéré hors de danger par les médecins. Il est très affaibli par la lutte que son organisme a menée contre l’infection mais celle-ci est vaincue. Votre époux, Ma Dame, est d’un naturel...
- Obstiné ! continua-t-elle avec un sourire qui reflétait son soulagement.
Rhys de Sassy hocha gravement la tête.
- Si entêté que nous avons plusieurs fois craint de le perdre... mais nous parlerons de cela dans mon carrosse. Un pont de bateau n’est pas un lieu propice à la conversation.
Il présenta son bras à Artémisia pour l’aider à s’engager sur la passerelle et lui glissa :
- Ma Dame, votre radieuse présence ne pourra que hâter sa guérison.
« J’espère aussi qu’il ne me tiendra pas rigueur d’être venue à son chevet. Sans doute pas si je lui dis que j’ai agi sur ordre d’Amintas », pensa-t-elle avec une certaine amertume. Elle accepta l’aide du galant Nextian. Tous trois descendirent du navire qui les attendrait à quai, le temps nécessaire aux négociations et à la convalescence du blessé. Il n’était pas envisageable, du point de vue d’Amintas, que le vaisseau rentre en Lusitan sans Certys à son bord. Le reste de la délégation lusitanienne suivit, avec les bagages portés par des marins.
Les badauds se regroupèrent à nouveau sur leur passage, commentant à mi-voix l’arrivée des Lusitaniens. Artémisia attirait plus que sa part de regards curieux et admiratifs. Les femmes s’intéressaient particulièrement aux habits de l’étrangère. Elle avait revêtu une robe de voyage, plus confortable qu’élégante mais la coupe nette et les couleurs assorties, ivoire sur vert, ressortaient sur les nippes uniformes des habitants du port. Un peu gênée de se trouver au centre de l’attention, Artémisia distribua quelques sourires autour d’elle, résolue de ne pas passer pour hautaine. Elle fut récompensée par le baiser que lui envoya une fillette aux grands yeux émerveillés, réfugiée dans les jupons de sa mère.
Elle prit place dans le carrosse noir sur les portes duquel étaient peintes de fraîches armoiries : deux épées entrecroisées surmontées d’un oiseau marin aux ailes éployées. Le titre de Duc du Premier Conseiller était récent. Sydartas d’Errist s’assit face à elle et Sassy les rejoignit après avoir veillé à ce que les autres Lusitaniens trouvent place dans trois véhicules qui attendaient dans une rue adjacente. Dès qu’il se fut installé à côté du Duc, il donna le signal du départ. Les passagers s’entreregardèrent, un peu embarrassés. Le bruit des roues cerclées de fer sur les pavés rugueux du débarcadère empêchait toute conversation. Le carrosse remonta la rue principale, empierrée de galets sonores, puis se fraya un chemin entre les cahutes de pêcheurs et de maraîchers, construites sans plan préconçu aux abords de la petite cité portuaire. Artémisia jetait de rapides coups d’œil entre les rideaux à demi tirés pour se prémunir contre la poussière du chemin. Des enfants demi nus jouaient au bord de la route. Sur la passage de la riche voiture, ils interrompaient leurs jeux pour la regarder passer, bouche bée dans leurs faces crasseuses et chiffonnées. La pauvreté était la même partout.
Bientôt les voyageurs quittèrent les lieux habités pour entamer la montée jusqu’au plateau surplombant le détroit. Le pas puissant des grands chevaux noirs foulaient avec régularité le large chemin damé qui gravissait le flanc de la falaise, parmi les touffes gris vert d’une herbe rude. Artémisia reporta son attention sur les deux autres occupants du carrosse et plus particulièrement sur Rhys de Sassy. Ne lui avait-il pas promis des éclaircissements à propos de Certys ? Car elle ne savait au sujet de celui-ci rien de plus que ce qu’en avait écrit Cosme de Lesstrany à son homologue lusitanien. Conscient de son attente, le jeune Nextian hocha la tête puis se frotta la nuque comme s’il hésitait à commencer. Ce qui paraissait être le cas. Une légère moue dubitative trahissait son embarras. Sans doute se demandait-il comment il allait pouvoir parler des récents évènements sans heurter la sensibilité de sa passagère.
- Soyez franc, monseigneur, je suis prête à vous entendre. Il vaut mieux pour moi tout savoir dès maintenant que de le découvrir sans y avoir été préparée, lui assura-t-elle.
Il lui adressa un sourire reconnaissant.
- Alors... vous savez que Certys œuvrait en secret pour empêcher la guerre entre la Nextia et le Lusitan. C’est dans ce but qu’il nous a aidés à rétablir Cosme dans son autorité.
- Nous savons aussi que Hodin d’Angon l’a fait tourmenter pour qu’il révèle vos plans, ajouta Sydartas d’Errist.
- En fait, c’est Ganrael, le fils du régent, qui a enlevé et torturé Certys de sa propre initiative. Et Certys n’a rien dit à propos du coup d’état. Il a juste reconnu qu’il servait toujours votre Suprême mais il s’est tu à notre sujet pour nous laisser le temps d’agir.
Artémisia soupira. Elle attendit d’être sûre de la fermeté de sa voix pour questionner le Premier Conseiller :
- J’imagine que les tourments infligés par son bourreau, son propre cousin, sont dignes de la cruauté qu’on prêtait à ce dernier. Ne me cachez rien. Je dois savoir ce qu’a subi mon époux et dans quel état je vais le trouver.
Le Duc toussa puis se racla la gorge. Artémisia comprit son émotion lorsqu’il lui révéla :
- C’est moi qui suis entré le premier dans la ferme abandonnée où Ganrael séquestrait Certys. Une bête sauvage n’aurait pas fait pire. Ma Dame...
- Continuez, je vous en prie, l’engagea-t-elle, un peu agacée par ses atermoiements.
La tenait-il pour une oie blanche incapable de réfréner ses émotions ? Un frisson d’appréhension lui parcourut pourtant l’échine. Il n’était jamais plaisant d’entendre détailler les souffrances d’un autre être humain, d’autant plus lorsqu’il était question d’une personne aimée.
- Ganrael l’a violemment frappé au visage. Il lui a tailladé au poignard le torse et les cuisses. Et le visage. Puis il lui a brisé les jambes avec un manche de bois.
- Oh !
Ce fut là toute sa réaction. Mais ses mains sur lesquelles elle fixa ses yeux embués, tremblaient. Elle entrelaça ses doigts avec force. Ils étaient glacés.
- Voilà qui est d’une sauvagerie inimaginable ! Toute cette barbarie ! s’exclama Sydartas, profondément choqué.
- Ganrael était fou. Un esprit déréglé ! Ah ! Cosme aurait voulu qu’il mette plus longtemps à mourir pour prix des souffrances de Certys. Je regrette moi aussi que quelques coups de poignards seulement aient suffi à abattre ce chien enragé.
Le Duc de Sassy se rendait-il compte qu’il apportait de l’eau au moulin du Lusitanien ? Sans doute pas. La description qu’il avait réduite au strict nécessaire des tourments subis par celui dont il se disait l’ami l’avait visiblement bouleversé. Artémisia sépara ses mains et les plaqua sur ses genoux. Un cahot la fit chanceler mais elle se redressa comme si de rien n’était, fixant dans les yeux le Nextian qui lui faisait face.
- Vous avez évoqué plus tôt une infection qui a manqué lui coûter la vie. Combien de temps mon époux est-il demeuré sans soin ?
Elle s’était exprimée avec une certaine sècheresse de ton. Peu importait que le Duc nextian y décèle une accusation. C’était toutefois plus de la colère que du ressentiment. Et la peur que suscitait la vision dont elle ne pouvait se départir : le beau visage qui l’avait séduite au premier regard, défiguré par la fureur d’un Barbare nordique, le corps superbe qui avait aimé le sien, brisé par la férocité commune aux hommes. Pourquoi fallait-il que le sort de l’humanité soit confié à la partie de celle-ci qui considérait que virilité rimait avec brutalité et que le courage consistait seulement à s’affronter les armes à la main ?
Rhys de Sassy pinça brièvement les lèvres mais ne releva pas la charge. Bien au contraire, Artémisia pensa déchiffrer une lueur admirative dans son regard qu’il ne déroba pas.
- Je me suis rendu sur place dès que Ganrael nous a révélé où il détenait Certys. J’ai aussitôt pris les mesures nécessaires pour soigner ses blessures. Mais... Certys m’a fait promettre d’empêcher les médecins de l’amputer s’ils jugeaient cela nécessaire à sa survie. Ma Dame, il me l’a fait jurer par le dieu des morts !
La véhémence avec laquelle il se justifiait fit comprendre à la jeune femme combien il avait souffert de devoir tenir sa promesse. Elle l’engagea à continuer avec un geste de la main assorti d’un léger sourire d’excuse. Certys était plus qu’entêté et elle pouvait presque l’entendre exiger de son ami l’inaliénable serment.
- J’ai bataillé ferme contre les médecins à son chevet. C’est tout juste s’ils ne m’écrasaient pas de leur mépris. Mais ils ont combattu l’infection et réussi à sauver ses jambes. Et sa vie.
- Ma reconnaissance leur est acquise. Tout comme je vous ai gratitude d’avoir fait ce qu’il fallait pour mon époux.
Certys Cyril n’aurait pas supporté de vivre le reste de son existence en infirme. Avec lucidité, Artémisia se dit qu’elle aurait préféré qu’il soit mort plutôt que réduit à dépendre de la sollicitude des autres, à commencer par elle. Non qu’elle n’aurait pas mis tout son cœur à s’occuper de lui mais elle était sûre qu’il n’aurait pas accepté de n’être plus qu’un invalide. De là à glisser dans la folie ou à se donner la mort, il n’y avait qu’un souffle.
- J’aurais agi de même, reconnut-elle dans un murmure.
Rhys de Sassy lui retourna son sourire.
- Je puis m’exprimer au nom de mon cousin Amintas pour vous signifier sa propre reconnaissance, intervint Sydartas d’Errist, fidèle à son rôle d’émissaire du Suprême du Lusitan.
Le silence s’installa, laissant chacun plongé dans ses réflexions. Le bruit lancinant des roues sur le gravier de la route en corniche fournissait un fond sonore propice à l’introspection. Quelques chants d’oiseaux vite enfuis rayaient à peine son uniformité. Enfin, le carrosse quitta le bord de la falaise pour s’enfoncer dans les terres. Les trois voitures sans armoiries qui transportaient le reste de la délégation le suivaient à quelque distance et entre les deux, trottaient une dizaine de cavaliers en armes. Au profit d’un virage, Artémisia qui jetait un regard à peine intéressé sur le paysage monotone, identifia en tête de ces derniers les quatre gardes du corps du Premier Conseiller. Les routes étaient-elles peu sûres ou ces guerriers à cheval constituaient-ils seulement l’indispensable escorte d’un haut personnage nextian ?
- Où se trouve le... Duc de Fershield ? demanda Sydartas alors qu’ils atteignaient la lisière d’une forêt de pins et que le véhicule s’engageait sous le couvert des arbres au haut toupet vert sombre.
Artémisia dévisagea discrètement leur interlocuteur. Rhys de Sassy s’était rasséréné. C’était un homme solide, non dépourvu de cœur mais certainement impitoyable lorsque les circonstances l’exigeaient de lui. Il avait fait couler beaucoup de sang au service de son roi. Sans lui, Cosme n’aurait pu revendiquer son trône et serait peut-être mort en cet instant. Sans Certys aussi.
- Dans une ferme au sud de Kurvval. A l’endroit même où l’a conduit Ganrael pour... l’interroger. Ses blessures le rendaient intransportable. J’ai fait aménager l’endroit du mieux possible. Mais maintenant qu’il est tiré d’affaire, nous allons le ramener au palais... là où je vous mène. Mon souverain vous attend avec une impatience bien compréhensible. Après cette entrevue, je vous emmènerai, Ma Dame, et vous-même Monseigneur, si vous le souhaitez, auprès de Certys.
Artémisia convint que sa propre impatience devait céder le pas devant celle du jeune roi. Certys était désormais hors de danger. Le revoir pouvait attendre quelques intervalles de temps au regard des années de séparation écoulées.
- Je pense que Ma Dame la Duchesse de Fershield, rétorqua Sydartas avec un sourire amusé, se passera de ma présence lors de ses retrouvailles avec son époux. Il sera toujours temps pour moi de le visiter lorsqu’il sera de retour au palais.
Artémisia le remercia d’une inclination de tête puis questionna le Nextian sur un aspect qu’elle jugeait contradictoire dans le récit de ce dernier :
- Eclairez-moi, Monseigneur : puisque le fils du régent haïssait mon époux au point de le torturer atrocement, comment se fait-il qu’il vous ait révélé l’endroit où il l’avait emprisonné ?
- Oh ? Voyez-vous, Ganrael était quelqu’un de profondément instable. A-t-il à l’ultime moment éprouvé du remord ? Ou bien croyait-il Certys mort et se réjouissait-il d’infliger à Cosme la terrible vision du corps martyrisé de son cousin... leur cousin à tous deux ? Nous ne connaîtrons jamais ses véritables motivations.
Son explication se tenait. Pourtant la jeune femme sentit qu’il lui cachait quelque chose. Elle n’insista pas mais garda à l’esprit qu’elle ne pouvait lui accorder sa totale confiance. Beaucoup de secrets lui resteraient voilés, elle s’en doutait et d’ailleurs comment pourrait-il en être autrement ? Elle était Lusitanienne et de surcroît, femme, c’est-à-dire, aux yeux des hommes, superficielle et bavarde. Certys lui-même ne lui révèlerait pas grand-chose de ce qui l’avait presque mené à la mort. Elle tourna la tête vers la portière et esquissa un sourire ironique. L’homme qui s’était le plus dévoilé à elle, se confiant à sa discrétion, était Amintas, son souverain. Elle en éprouva à son égard une inattendue tendresse.
La forêt semblait ne jamais avoir de fin. Peuplée de pins au long tronc noir et nu sommé d’une houppe de longues aiguilles sombres, et de quelques feuillus de petite taille, elle n’offrait qu’un intérêt limité au regard du voyageur obligé de la traverser pour gagner la plaine et les collines d’aspect plus riant qui précédaient la capitale.




Aelghir
08/03/2008 22:43
Chevalier un jour, Chevalier toujours ! Montjoie Saint Denis et Tutti Quanti !

Chapitre 20


Cosme se leva à l’entrée des Lusitaniens. Aurait-il quitté son trône et descendu les quelques marches de l’estrade si le Duc d’Errist, le propre cousin du Suprême, n’avait été accompagné de l’épouse de Certys ? Sans doute pas. L’homme faisait partie de ceux qui s’étaient réjouis de la chute du favori de leur souverain. Peut-être même déplorait-il en secret que Certys soit toujours en vie. Aux yeux de l’adolescent, l’ambassadeur d’Amintas ne méritait pas tant d’égards que cela. Mais la politique devait l’emporter sur les émotions. Le jeune roi se sermonna in petto et après avoir accueilli la jeune femme d’un grand sourire et d’un courtois baisemain, il tendit la main droite au Duc lusitanien.
- Soyez les bienvenus à Kurvval, Excellence et vous, ma Dame la Duchesse.
Par ce titre, il la faisait quelque peu nextiane. Elle était l’épouse du Duc de Fershield, aux yeux de tous cousin du souverain de la Nextia et bien plus secrètement, fils de Hodin d’Angon, sans une seule goutte de sang lusitanien dans les veines. Pouvait-il espérer qu’un accueil chaleureux convainque le couple de demeurer en Nextia ?
- Croyez, Votre Altesse, à la joie que mon souverain éprouve à renouer des liens amicaux entre nos deux nations. C’est avec sincérité que je viens en son nom rétablir de saines et constructives relations, celles qui avaient cours du temps de votre père.
Cosme ne doutait pas de la sincérité proclamée par le plénipotentiaire lusitanien. Celui-ci comme ses pairs n’appréciaient que peu la guerre et ses corollaires : invasion, pillages et domination brutale. Ils avaient tremblé dans leurs vêtements de soie tout le temps qu’avaient duré les préparatifs bellicistes du régent de la Nextia. L’adolescent imaginait sans mal l’énorme soupir que les nobles lusitaniens avaient poussé à l’unisson lorsqu’ils avaient appris la fin tragique de ce dernier. Ils ne devaient leurs fonctions qu’à de lointains ancêtres belliqueux et savaient n’avoir guère de chance face aux armées venues du Nord. Pour autant, il ne les méprisait pas de préférer l’oisiveté de la paix à la fureur de la guerre. Lui-même avait fait ce qu’il fallait pour la préserver.
- Mon père tenait à ce que le Lusitan et la Nextia soient aussi proches que des cousins, répondit-il après avoir accepté d’un hochement de tête l’introduction de l’ambassadeur. Aussi veux-je pour symbole l’affection qui m’unit à mon cousin Certys de Fershield qui est des deux sangs.
Pieux mensonge ! Mais le jeune roi était certain que Certys ne voudrait jamais que soit dévoilé de qui il était le fils.
Cosme n’avait pu encore s’entretenir avec son cousin, celui-ci n’étant sorti du coma que pour plonger dans un profond sommeil. Les médecins qui, sur ordre royal, se tenaient continuellement à son chevet lui administraient des drogues narcotiques légères. Ainsi évitait-on que les tourments de son esprit ne viennent entraver sa guérison. Il aurait assez des mois voire des années à venir pour se torturer au sujet de ce que d’Angon lui avait révélé.
- Sire, puis-je vous demander comment se porte mon époux ?
- C’est pour l’heure notre première préoccupation, à vous comme à moi, répondit-il avec gravité. Certys est maintenant hors de danger, comme vous l’a certainement appris Rhys de Sassy. Sa convalescence sera longue et pénible mais votre présence ne pourra être que bénéfique.
Un juvénile sourire détendit son fin visage. La jeune femme qui ne semblait pas du tout intimidée de se retrouver en présence d’un souverain, sous les regards curieux des seigneurs rassemblés autour d’eux, était absolument charmante. Blonde, d’une délicatesse trompeuse, elle le fixait de ses grands yeux clairs et francs. Elle ne cherchait absolument pas à l’éblouir mais y parvenait parfaitement. Cosme se demanda si Certys méritait une épouse aussi aimante et dévouée. Pour lui, elle avait parcouru un long trajet et traversé un détroit réputé dangereux. Elle n’avait pas hésité à se retrouver en pays étranger, peut-être hostile. Combien elle devait l’aimer !
Cosme laissa s’effacer son sourire. Certys, dès son arrivée en Nextia, s’était affiché avec une Louve et en avait même fait sa maîtresse officielle. N’était-il pas allé jusqu’à la présenter à Hodin d’Angon qui avait trouvé la chose plaisante ! Comment avait-il pu se conduire de si légère façon ? Ce n’était pas seulement pour accréditer son personnage de demi-sang renégat. Certes, il devait montrer qu’il ne regrettait rien en Lusitan, pas même une épouse que lui avait imposée son ancien ami mais il avait pris assurément beaucoup de plaisir à jouer cette partie de son rôle. Cosme n’avait jamais croisé cette Fallianha lorsqu’elle venait au palais. Fort heureusement, Certys ne l’avait jamais amené dans le jardin d’hiver ou dans les appartements de son jeune cousin, ménageant la sensibilité de ce dernier. Mais il n’avait rien fait pour ménager celle de son adorable épouse ! Etait-elle au courant de sa conduite ? Sans doute pas. Cosme comprit soudain la raison de l’absence de Rhys à la réception officielle de l’ambassade lusitanienne. Le Duc de Sassy s’était rendu à la ferme où était soigné Certys pour en faire partir Fallianha. L’ancienne Louve s’était précipitée au chevet de son amant dès qu’elle avait su ce qui lui était arrivé. Etait-ce une manifestation d’amour ou la crainte en le perdant de perdre tout ce qu’il lui avait apporté ? Cosme n’avait que peu apprécié sa présence là-bas mais Rhys avait souligné le zèle de la jeune femme qui ne rechignait pas aux tâches les plus ingrates. Il avait fait ressortir que la douceur d’une main féminine ne pourrait que hâter la guérison de son cousin. Cosme avait cédé devant cet argument persuasif mais le regrettait maintenant. Il ne voulait surtout pas que les deux femmes se retrouvent face à face. La tendresse et l’admiration spontanées qu’il éprouvait pour la jeune Lusitanienne le poussaient à la protéger de la déception et du chagrin.
Le jeune roi remarqua l’étonnement discret d’Artémisia devant l’assombrissement soudain de son humeur. Il mit son air attristé sur le compte d’un avenir incertain :
- Je souhaite autant que vous que Certys guérisse vite mais je ne peux m’empêcher de penser qu’une fois rétabli, il quittera la Nextia. Vous savez, je lui dois beaucoup et surtout, j’ai pour lui une grande affection. Il s’est montré plein d’attention pour le garçon esseulé que j’étais. Je veux croire que cette attitude ne lui était pas dictée seulement par sa mission.
Artémisia écarquilla légèrement ses yeux lumineux.
- Sire ! Quoi que l’on puisse dire de Certys, il est entier dans ses sentiments. Il n’a pas simulé son amitié pour vous.
« En êtes-vous si certaine, belle Artémisia ? J’aimerais tant vous croire. Et je voudrais tant que Certys ne rejoigne pas son cher Amintas. » se dit l’adolescent royal tout en remerciant la jeune femme d’un signe de tête.
- Dès que possible, ma Dame, mon Premier Conseiller, le Duc de Sassy vous conduira lui-même auprès de votre époux. Il est en train de prendre les dispositions nécessaires.
Comme de renvoyer chez elle, l’ancienne Louve. Sans doute, Rhys n’avait-il pas la partie facile. La maîtresse nextiane allait-elle céder sans combattre la place à l’épouse lusitanienne ?
- Je vous en remercie vivement, sire.
- Désirez-vous accompagner la Duchesse de Fershield, mon seigneur ? demanda ensuite Cosme au Duc lusitanien.
Celui-ci qui avait suivi l’échange d’un air détaché, acquiesça.
- Mon roi m’a chargé de deux missions : m’assurer de l’état de son favori et assurer une bonne entente entre nos deux nations. Autant avoir l’esprit tranquille au sujet du premier avant d’amorcer la seconde qui va sans doute requérir de longues et fructueuses discussions.
- Le Suprême du Lusitan a, de toute évidence, bien choisi son représentant. Je réitére mes paroles de bienvenue et les étends à tous les membres de la délégation lusitanienne.
A cet instant, le jeune roi jeta un regard aux seigneurs de moindre importance qui composaient la suite de l’ambassadeur. Il fut frappé par le contraste qu’offraient ces derniers avec les rudes Nextians qui s’étaient massés dans la salle du trône pour assister, avec des sentiments divers, à la réception de la délégation venue du sud.
Minces et glabres, avec le teint clair et l’élégance un peu molle de ceux qui préfèrent la société policée de leurs semblables aux activités requérant une grande dépense d’énergie, ils ne donnaient pas l’impression de ressentir de la gêne à être dévisagés sans concession par les seigneurs nordiques. Il n’était pas interdit de penser que la traversée du détroit et le trajet sans répit jusqu’à Kurvval expliquaient la nuance un peu grise de leurs faces et les cernes sous leurs yeux. Mais la fatigue ne les empêchait pas d’apparaître à leur avantage dans leurs vêtures colorées. Cosme hasarda une comparaison qui manqua le faire sourire : des perroquets se pavanant parmi des corbeaux et des hiboux. Du même regard, il parcourut les rangs de ses nobles... ceux qui l’avaient soutenu dès le début et ceux qui s’étaient ralliés après coup. Les autres, ceux qui s’étaient obstinés et avaient refusé sa main tendue, étaient morts sous l’épée des premiers. Pour autant, les ralliés n’étaient pas des pleutres. Ils avaient été mis devant un choix éminemment simple : servir ou périr. Les yeux de certains s’étaient dessillés et ils avaient reconnu Cosme comme étant leur légitime souverain. D’autres étaient des opportunistes qui avaient vite compris que le fils du roi était loin d’être un enfant sans force ni détermination. Mais la férocité nordique qu’ils avaient tous héritée de leurs ancêtres bien plus volontiers pillards qu’éleveurs ou paysans leur taillait des traits rudes et marqués par la vie au grand air. Cosme ne devait pas tenir la partie pour définitivement gagnée.
- Nos entrevues seront fertiles et nous y mettrons le soin que nécessite l’entente entre nos deux grands royaumes. Dès demain, la salle de mon Conseil vous sera ouverte, mon seigneur, ainsi qu’à ceux que vous jugerez bon de vous accompagner. Je mènerai moi-même une bonne part des négociations. Il est temps que je fasse mon métier de roi, dit-il avec le sérieux requis.
Puis il annonça :
- Mon majordome va vous conduire à vos appartements. Vous serez logés bien entendu dans le palais. Les membres de la délégation seront pour leur part accueillis dans les demeures de seigneurs de ma cour. N’ayez aucune inquiétude à ce sujet, tout est prévu. Et dès que le Duc de Sassy sera de retour, je vous ferai prévenir. Un carrosse sera à votre disposition, ainsi qu’une escorte pour que vous puissiez vous rendre aussitôt auprès de Certys.
Le jeune roi reçut les remerciements fleuris du plénipotentiaire lusitanien en dissimulant un léger agacement. Une fois, ses hôtes partis, il congédia l’assistance et quitta rapidement la salle du trône. Sa contrariété venait du fait qu’il aurait voulu courir lui aussi au chevet de son cousin. Mais il devait se montrer plus attaché à la dignité de sa fonction que soumis à ses émotions. Il devait donner une image de lui qui ne correspondait pas forcément à la réalité mais avant tout aux attentes de ses sujets, particulièrement de ces rudes seigneurs qui gardaient sur lui un regard ombrageux. Cosme avait démontré son courage et sa fermeté au cours de sa prise de pouvoir, il avait fait comprendre à tous qu’il n’était la marionnette de personne, ni du régent, ni des légalistes, à commencer par de Sassy. Il devait aussi leur prouver que ce n’était pas un feu de paille mais une ardeur constante qui brûlait dans son cœur de roi. C’est ainsi qu’il devait combattre le besoin qu’il avait de la présence valorisante de son cousin, de l’affection réelle que celui-ci lui portait et qui l’avait poussé à se rebeller contre les odieux projets de son oncle. Sa dépendance envers Certys l’infantilisait. Il n’irait pas rendre visite à ce dernier dans la ferme transformée en infirmerie de campagne. Il attendrait pour le voir que le fils secret de Hodin d’Angon soit revenu au palais. Il était le roi même si, en son cœur, la solitude se faisait parfois trop pesante.
Suivi par deux gardes que Rhys avais commis à sa protection, Cosme gagna ses appartements. Il referma la porte derrière lui après avoir répondu par un vague grognement au salut déférent des soldats. Le Premier Conseiller estimait que tout danger n’était pas passé et que quelque récalcitrant pouvait vouloir attenter à la vie du jeune roi. Sur ses consignes, des factionnaires veillaient devant la porte de ce dernier mais aussi dans les corridors et sous ses fenêtres.
Cosme regarda machinalement l’endroit où son oncle avait trouvé la mort. Aucune trace de sa fin violente ne subsistait sur le parquet ciré, mais l’image du cadavre ensanglanté mettrait infiniment plus de temps à s’effacer de l’esprit du garçon. La violence avec laquelle Rhys de Sassy avait poignardé le régent failli, le plaisir que lui-même avait ressenti à voir mourir le serpent, la férocité avec laquelle il avait ordonné l’exécution du camérier Fafeerley le mettait quelque peu mal à l’aise vis-à-vis de lui-même et de l’exigeant métier de roi qu’il commençait à peine d’exercer. Il ne regrettait pas la mort de ces deux personnages, pas plus que celle du Duc de Haerliis et des autres comparses de Hodin d’Angon. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il aurait pu sauver Ganrael, ne serait-ce que parce que son extravagant cousin avait aimé Certys durant les quelques heures précédant sa mort brutale. Mourant, il lui avait fait cet aveu et Cosme n’avait aucune raison de douter de sa sincérité. Ne lui avait-il pas révélé l’endroit où était détenu le faux transfuge lusitanien alors que rien, fondamentalement, ne l’y obligeait. Le jeune roi transmettrait à Certys les profonds regrets de son frère agonisant.
L’adolescent s’assit sur le lit. Son regard se perdit à travers la fenêtre, par-delà les toits et les tours. Mais il ne voyait rien, il regardait au fond de lui-même. Il ne savait plus vraiment qui était Certys. Duc de Fershield ou Compagnon Cyril ? Pourquoi pas l’un et l’autre. Mais ce n’était pas possible, ni même envisageable. Certys n’était pas sang-mêlé mais il n’accepterait certainement jamais de dévoiler qui était son véritable père. La révélation de sa filiation avait dû ouvrir en lui une blessure qui tarderait à guérir. Il avait subi l’opprobre et la torture par amitié pour Amintas. Rien que pour cela, il demeurerait Lusitanien. Si ce n’était de sang, ce serait de cœur. Mais pour Cosme, le dilemme était différent. Il ressentait l’envie de déclarer à la face du monde et surtout à celle du roi lusitanien que son favori était pleinement nextian, qu’il était le fils de Hodin d’Angon et non celui de Thuald Cyril. Les Lusitaniens n’accepteraient pas qu’un Nextian soit le favori de leur souverain, Amintas se verrait empêché d’accueillir le jeune Avian comme un héros. Certys resterait à Kurvval... et en tiendrait à jamais rigueur à Cosme.
Le jeune roi se frotta nerveusement les joues. Son cousin souffrirait si son secret était révélé au grand jour. Mais d’autres inquiétudes persuadaient aussi Cosme de se taire. Certys mis devant le fait accompli pouvait décider qu’il avait autant de droits que lui au trône nextian. Des zones d’ombre subsistaient en lui. Cosme connaissait-il vraiment celui qui avait admirablement joué le personnage du transfuge et avait trompé le régent lui-même ? Certys l’avait assuré de son affection tout en ourdissant ses desseins. Bien sûr, il lui avait sauvé la vie, mais cela n’entrait-il pas dans les plans qu’il avait mis au point avec son roi et ami ? C’était pour Amintas qu’il avait tout sacrifié son vrai père, son frère et presque perdu la vie. Pas pour lui, pas pour la paix, pour Amintas. Si on lui enlevait sa raison de vivre, jusqu’où était-il prêt à aller ? Certys était dangereux.
Cosme se détesta de penser ainsi. Mais il devait être lucide pour son propre bien et celui de son royaume.


Aller en haut de page