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Joute n°45 : Faëries
Joute 45 Texte A : Maria Caranar
Le 30/09/2020 par [Anonyme] non favori



Le jour se lève sur le royaume d'Assibini. Le soleil apparaît lentement à l'horizon ; il franchit péniblement les montagnes de l'est, qui sont si hautes ! Les rayons du soleil balaient la campagne, s'arrêtent au bord de la rivière et repartent, dévoilant peu à peu les forêts, les villages et les champs d'Assibini.
Maria est déjà debout depuis longtemps. C'est une jeune fille toujours de bonne humeur, qui habite une des nombreuses petites maisons cachées dans la verdure.
Elle aide sa mère à confectionner des paniers d'osier qu'elles iront vendre au marché à la fin du mois. Les deux femmes sont assises devant la maison, face au soleil, et travaillent en silence.
Soudain, un objet volant apparaît à l'horizon en sifflant. Perdue dans ses pensées, Maria n'y prête pas attention, mais sa mère aperçoit ce point lointain qui s'approche de plus en plus, et pousse un cri.
- Maman ! réagit la jeune fille. Tu m'as fait peur ! Qu'est-ce que tu as ?
- Re … re … regarde ! Là-bas ! répond-elle en montrant l'étrange objet d'un doigt tremblant.
La voix de la pauvre femme s'étrangle de peur. Vivement, Maria détourne la tête vers l'horizon, et ce qu'elle voit la paralyse de surprise. L'objet mystérieux fonce sur elles à toute vitesse !
- Attention ! Ça vient vers nous !
Elle attrape sa mère par la main et la tire en direction du petit bois collé à leur maison. L'objet est tout près. On dirait une grosse boule de vêtements, identique à ceux que Maria et sa mère récupèrent chez les bourgeois du village pour aller les laver à la rivière. Mais ce paquet-là vole dans le ciel à vive allure en sifflant !
Le bruit devient très aigu, très fort, et dans un fracas incroyable la boule de vêtements s'écrase juste à côté de la maison, détruisant un morceau de haie. Maria et sa mère sont pétrifiées. Sous le souffle de l'explosion, les paniers d'osier ont volé dans tous les sens.
Puis le silence se fait. Même les oiseaux se sont tus. Les deux femmes, qui s'étaient jetées à terre, se relèvent prudemment pour aller voir la chose mystérieuse qui a failli détruire leur maison et les tuer en même temps ! Si elles étaient restées à l'intérieur …
Le choc a créé un cratère dans le jardin. Les pauvres salades qui se trouvaient là n'y ont pas résisté ! Mais pour l'heure ce n'est pas ce qui préoccupe Maria. Elle s'approche lentement, inquiète de ce qu'elle va trouver. Sa mère est prudemment restée en arrière.
- Fais attention mon enfant ! dit-elle d'une voix faible.
Mais Maria veut en avoir le cœur net. Elle s'approche encore et là, dans le cratère, elle voit … une femme.
Une femme très abîmée, mais vivante, le visage bleui par le choc, des écorchures aux mains et aux genoux, évanouie. Ce que Maria voyait de loin, c'étaient ses vêtements roses et bleus. Elle peine à réaliser ce qui vient de se passer. Une femme, au petit matin, qui volait dans le ciel, s'est écrasée à deux pas de sa maison en faisant un énorme trou dans le sol. Maria en reste sans voix.
Sa mère s'est approchée, surprise du silence de sa fille, et pousse un cri de surprise en découvrant la femme rose. Celle-ci ouvre les yeux, et c'est à son tour de crier en apercevant les deux femmes penchées sur elles.
- Oh non !
Elle semble désespérée.
- Qui … qui êtes-vous ? murmure Maria d'une voix tremblante.
La mystérieuse femme se redresse et regarde autour d'elle. Elle semble apeurée. Mais aucune menace n'apparaît, ni dans le ciel, ni par la forêt. La femme se détend.
- Je m'appelle Morine, commence-t-elle d'une voix faible, et j'appartiens au Cercle des Fées de notre roi Bini.
Maria et sa mère, Lana, l'écoutent avec attention.
- Il y a de cela une semaine, la sœur du roi est venue en visite, reprend Morine.
Maria a entendu parler de cette femme, Olivia, la sœur du roi. Quand elle était jeune, elle est partie très loin, au-delà de l'océan, pour épouser l'empereur d'Irgoz. Ce mariage avait amené la paix entre l'Assibini et l'Irgoz. Depuis, on n'avait plus beaucoup entendu parler d'Olivia. Morine reprend son souffle :
- Auriez-vous … auriez-vous un verre d'eau ?
Et elle s'évanouit.

Après plusieurs heures de sommeil agité, Morine se réveille enfin, sous les yeux des deux femmes qui l'ont veillée avec patience. Aussitôt, Lana lui met sous le nez un potage aux légumes dont elle a le secret.
- Merci, mesdames, souffle la fée. Vous êtes bien bonnes. Ce potage est excellent !
Tout en mangeant, Morine raconte la fin de l'histoire à ses deux sauveuses.
- Je vous disais donc qu'Olivia était en visite au château. Tout de suite, j'ai senti que quelque chose ne tournait pas rond. L'impératrice était suivie par trois femmes étranges, habillées en noir et blanc, qui ne la quittaient pas d'une semelle. Leur chef s'appelait Philom. Elle avait un air très dur, presque menaçant. Je suis allée la voir et je lui ai demandé ce qu'elle faisait là. Elle m'a expliqué qu'elle assurait la protection de l'impératrice, un peu comme le Cercle des Fées protège le roi Bini. Je n'ai rien dit, mais je me suis tout de suite méfiée d'elle, et elle a dû s'en rendre compte. Ce matin, je me suis levée très tôt, comme d'habitude, et je suis allée faire un tour dans les appartements de notre invitée. Elle était là, elle m'attendait avec les deux autres femmes noir et blanc.
Morine doit faire une pause. Sa voix tremble.
- Philom m'a interpellée, elle m'a dit : « Qu'est-ce que vous venez faire ici ? » Elle avait un air tellement agressif et désagréable ! Je lui ai dit qu'elle n'était pas chez elle et que moi, Morine, je pouvais aller où bon me semblait dans le château du roi Bini. Elle a eu un rire méchant et m'a répondu : « Je crois qu'il va y avoir quelques changements par ici ! » Et là, les trois femmes se sont mises autour de moi. J'ai voulu me dégager, mais j'étais paralysée. Alors Philom s'est approchée de moi et elle m'a dit : « Bon voyage ! » Elle m'a envoyé une décharge d'énergie énorme, je suis partie comme un boulet de canon à travers la fenêtre. Vous connaissez la suite. J'ai atterri dans votre jardin.
Lana et Maria ne savent pas quoi dire. Ce que Morine vient de raconter les dépasse. Maria demande :
- Mais, pourquoi ont-elles fait ça ?
- Pourquoi ? Ça me semble évident ! Elles veulent prendre le contrôle du château. Ces femmes … ces femmes sont des sorcières. J'aurais dû m'en rendre compte tout de suite. J'aurais dû …
Complètement bouleversée par ce qu'elle vient de vivre, Morine se lève et annonce :
- Je vous ai assez dérangées comme ça ! Il faut que j'y aille. Le temps presse.
Et avant que Maria réagisse, elle fait un geste en forme de S avec sa main droite. Rien ne se passe. Morine fronce les sourcils, recommence, rien n'y fait, l'air reste muet.
- Sapristi ! C'est plus grave que ce que je pensais. J'ai perdu mes pouvoirs. C'est sûrement à cause du choc. A quelle distance sommes-nous du château ?
- Nous en sommes loin, répond Lana. Au moins deux jours de cheval …
- Deux jours ! C'est beaucoup trop.
- … mais nous n'avons pas de cheval.
- Il faut absolument que je rejoigne le château au plus vite. Conduisez-moi au village le plus proche, je trouverai bien un cheval à acheter.
Maria n'hésite pas longtemps. Elle prend son sac et déclare :
- Je vais vous y mener. Port-Ajon est à deux heures de marche.
- Très bien, allons-y !
Morine et Maria se mettent en route, sous le regard inquiet de Lana. Les deux femmes marchent en silence. Morine rumine de sombres pensées, et Maria n'ose pas engager la conversation. Autour d'elles, les ombres commencent à s'allonger : c'est le retour du soir.
- Qu'il est loin, ce village ! se plaint la fée, de très mauvaise humeur.
C'est alors qu'une espèce de chanson se fait entendre, sur le chemin, derrière un virage.
« Comme si j' pouvais acheter,
Avec mes trois deniers,
Toutes les poules du village,
Et rev'nir à la nage … »
Cette chanson, et cette voix qui la chante, sont très familières à Maria.
« Comme si j'pouvais partir,
Et puis aussi rev'nir,
Avec mes jolis pieds,
Et aussi mon beau nez … »
Un paysan apparaît dans le virage. Il mène un vieux cheval par la bride ; sur le cheval des paniers sont posés, des paniers en osier pleins de tissus, de gâteaux, des petits couteaux ronds, un marteau, des assiettes … On dirait un vendeur ambulant.
« Et les gars du village,
Qui sont pas toujours sages, … »
- Papa ? s'exclame Maria.
- Maria ? Ben, qu'est-ce que tu fais là, ma petite ?
Il lâche son cheval et court dans les bras de sa fille.
- Ça alors ! Maria ! T'es venue accueillir ton vieux père ?
Il lui claque deux bises sur chaque joue. Maria est un peu gênée, elle se retourne vers Morine qui a les yeux grands ouverts.
- Oh, euh, Morine, je vous présente mon père, Bénirophon …
- Mais tout le monde m'appelle Béni !
- Voilà … Tout le monde l'appelle Béni. Il était parti en tournée pour vendre ses légumes et participer aux travaux des routes. Mais je croyais que tu ne serais pas de retour avant une semaine ?!
- Oh, je comprends ta question, ma petite. Mais dès le premier jour, j'ai vendu tout ce que j'avais. Ah ça oui, on les aime, nos légumes ! Et les travaux des routes ne commencent que dans deux jours. Pour moi ça voulait dire rester deux jours à rien faire en attendant, et j'aime pas ça. Alors je me suis dit : « Béni, t'as qu'à faire tes courses et revenir à la maison. Tu reviendras au chantier une autre fois. » Alors je suis allé faire mes courses, regarde le beau gâteau que j'ai ramené ! Et me voilà, c'est pas plus bête que ça !
Bénirophon affiche un large sourire. Morine est étonnée. Son allure n'est pas du tout la même que celle de sa femme et de sa fille, qui se sont montrées bien plus réservées.
- Je suis ravie de vous rencontrer, Monsieur … Béni. Votre femme et votre fille viennent de me rendre un grand service.
Et comme son père la regarde avec étonnement, Maria lui raconte toute l'histoire. Béni réagit immédiatement :
- Ah, c'est donc ça ? Eh bien, ça, ce n'est pas comme ça que ça doit se passer, et ça ne se passera pas comme ça ! Non mais ça !
- Est-ce que … est-ce que tu pourrais nous accompagner à Port-Ajon ? demande Maria.
- Ah pour ça c'est sûr ! s'exclame le brave homme. Je vais vous amener voir un ami à moi ; il vend des chevaux. C'est Bourfo qu'il s'appelle, Bourfo le roi des chevaux. Il a intérêt à vous vendre un bon cheval. Allez, en route, on n'est plus très loin.
Le ciel est devenu bleu marine lorsqu'ils arrivent au village. Celui-ci est déjà très silencieux, car comme le dit Béni : « Port-Ajon, c'est un village, mais pas un gros ! Le soir il s'endort tôt. » Il amène les deux femmes à côté de la place du marché, devant une grande maison de bois qui sent fort l'écurie.
- C'est là … Mais … Mais je pense qu'on devrait pas vous laisser comme ça. On devrait aller avec vous ! Au château !
- Je suis d'accord avec mon père, renchérit Maria. Même si vous avez un cheval, vous n'avez plus de pouvoirs, que ferez-vous seule ? Et puis connaissez-vous la route vers le château ? Nous devrions rester avec vous.
Morine garde un air fermé. Maria rajoute :
- Excusez-moi de le dire, mais vous pourriez acheter deux autres chevaux ?!
- Euh oui, ma bonne vieille Boula est bonne pour porter des paniers, mais elle ne pourra pas suivre de bons chevaux, note Béni en flattant l'encolure de son vieux cheval.
Morine les regarde : Maria, la jeune fille qui n'a pas dû souvent dépasser les limites de Port-Ajon, et Bénirophon, son père, un homme encore vigoureux, certes, mais très éloigné de l'idée que l'on se fait d'un guerrier. Cependant, ils ont un air volontaire, et ils n'ont pas peur. Leur aide est modeste, mais ils la lui ont offerte.
- Bon, je vous remercie. C'est d'accord, c'est très généreux à vous.
Elle rajoute en s'efforçant de sourire :
- On ne sera pas de trop pour s'opposer à la force maléfique de ces sorcières.
Quelques minutes plus tard, les trois aventuriers montent chacun un cheval. Merci Bourfo ! a claqué Béni. Il lui a confié sa jument et ses paniers.
Béni, Morine et Maria chevauchent en silence. Béni, sous un air insouciant, n'est pas trop rassuré d'emmener sa fille au-devant du danger. Morine passe et repasse dans sa tête les derniers événements. Elle aimerait tellement que son cheval aille plus vite ! Quant à Maria, elle a si peu l'habitude de monter à cheval qu'elle est concentrée sur sa route, craignant à tout moment de se faire déséquilibrer par sa monture.
Bientôt, il faut s'arrêter, car voyager de nuit serait dangereux. Béni repère un petit coin tranquille derrière un rocher. Pas le temps de faire un feu, les voyageurs mangent un peu de pain, un peu de fromage et ils s'installent pour la nuit. « Quelle journée ! » pense Maria. Et elle sombre dans un profond sommeil.
Le matin vient vite, trop vite au goût de Béni qui serait bien resté se reposer davantage ! Mais Morine a bondi de sa couverture dès le premier rayon de soleil : « Allons, allons ! Dépêchons-nous ! Il nous reste beaucoup de route ! » Béni obéit de mauvaise grâce. Il n'est pas facile de se faire rabrouer par une inconnue !
Les voyageurs détachent leurs chevaux et reprennent la route. Ils arrivent bientôt dans une forêt claire. Maria admire les jolies fougères, cela la distrait de ses pensées sombres.
- Silence !
Béni a fait stopper son cheval et, d'un geste de la main, il interdit aux deux femmes d'avancer. Il chuchote :
- Il y a quelqu'un plus loin … Ne bougez pas, je vais voir.
Morine écarquille des yeux dans la pâleur de l'aube, cherchant à apercevoir quelque chose à travers les arbres. Il n'y a rien. Béni est descendu de cheval, et il s'avance prudemment en se cachant d'arbre en arbre. Il revient bientôt :
- Il y a un homme plus loin, à deux cents pas. Il a installé un camp mais il semble dormir. Sur son cheval il y a tout un matériel de guerre : deux épées, un bou...
Il s'interrompt, car un couteau apparaît devant lui. Tenant l'arme, un homme, grand, souriant, le regard aigu :
- Eh bien ! Voilà de la visite ! Ce n'est pas très beau de m'espionner !
Béni tressaille de surprise :
- Mais comment avez-vous donc fait ? Vous étiez en train de dormir il y a …
L'homme se met à rire. Le rire franc de celui qui ne craint rien. Maria est paralysée.
Mais Morine ne se laisse pas impressionner.
- Rangez votre couteau, Monsieur. Vous n'en ferez rien. A qui avons-nous l'honneur de parler ?
L'homme s'arrête de rire, reste à les regarder un court instant, et comprend que ces trois-là ne sont pas une menace. Il range son couteau, s'incline devant Morine et déclare :
- Alcobus, chevalier de Polacourt, serviteur du roi. Et vous-même, madame ?
- Morine de Bini, cousine du roi, membre du Cercle des Fées. Ces gens sont avec moi.
Alcobus recule d'un pas sous l'effet de la surprise et s'exclame :
- Dame Morine ! Je crains que vous ne soyez en mauvaise posture !

Morine a un petit sourire triste.
- Oui, c'est sans doute vrai, mais je le savais déjà.
Alcobus la prend par la main et s'exclame :
- Saviez-vous que la moitié du royaume est à votre recherche ?
- Quoi ?! Que s'est-il passé ?
- Eh bien, une des Protectrices d'Irgoz a été victime d'une attaque, hier matin, au château.
Morine ne répond pas, mais ses lèvres deviennent blanches de rage.
- On dit … on dit qu'elle a subi une attaque magique très forte et … et comme vous avez disparu … les Enquêteurs Royaux sont à votre recherche.
- Les Protecti … quoi ? intervient Béni, qui n'y comprend rien.
- Les Protectrices d'Irgoz, répond Morine d'une voix glaciale. Ce sont les trois femmes qui accompagnent l'Impératrice Olivia en toutes circonstances. Voilà comment elles se font appeler.
Alcobus reprend la parole. Il semble gêné.
- J'ai déjà rendu service aux Enquêteurs Royaux dans certaines affaires, explique-t-il. Ils m'ont fait appeler et m'ont chargé, moi et d'autres chevaliers, de parcourir le pays à votre recherche.
- Je connais ces Enquêteurs, lâche Morine, dont la rage froide n'a pas baissé. Des incapables, des soldats sans cervelle. Ils tapent d'abord, ils réfléchissent ensuite. Je ne sais pas ce qu'on leur a raconté, mais …
- A vrai dire, Olivia est fâchée, reprend Alcobus. Très fâchée. Elle menace le Roi de revenir avec une armée si nous ne retrouvons pas celle qui a fait ça. C'est-à-dire … vous, ma Dame.
Alcobus dit ces paroles sans élever la voix, mais on sent, dans le ton employé, qu'il est déterminé à accomplir sa mission. Béni s'énerve :
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire-là que quoi ? Vous voulez arrêter Dame Morine ? J'aimerais bien voir ça !?
- Restez en dehors de cela, mon ami, répond le chevalier très calmement. Dame Morine va me suivre en toute liberté pour s'expliquer, et comme très certainement elle est innocente, elle n'aura rien à craindre.
- Je ne vous suivrai pas, jeune homme, répond Morine, tout aussi calmement. Ce n'est pas une des sorcières qui a été attaquée, mais moi. Ce sont elles qui m'ont projetée avec une décharge d'énergie phénoménale. Sans mes pouvoirs magiques, je n'aurais pas survécu. Demandez à cette jeune fille ce qu'elle a vu, elle a assisté à mon atterrissage forcé.
Maria est toute gênée. Elle n'ose pas regarder le chevalier dans les yeux. Son père et la fée ne sont pas impressionnés, mais elle, si. Elle bafouille :
- Eh bien, le fait est que … hier … dans le jardin, … il y a eu une boule … et après dans le trou j'ai vu cette femme, elle était presque morte, et ma mère et moi... nous l'avons soignée … elle m'a raconté l'agression … et elle a perdu ses pouvoirs.
Morine se mord les lèvres lorsque Maria, en toute innocence, vient de révéler sa faiblesse. Alcobus se tourne immédiatement vers elle en plissant des yeux.
- Vous dites … qu'elle a perdu ses pouvoirs ?
Aussitôt il lève son couteau et l'abaisse brusquement sur la fée qui n'a que le temps de lever son bras, pauvre protection contre la lame effilée. Le geste est si vif que Béni et sa fille restent figés de stupeur.
Alcobus arrête son geste à un doigt de Morine. Il a repris son petit sourire dominateur et agaçant.
- Pas de défense magique ? Eh bien, il semble que, sur ce point au moins, vous ayez raison. Et puis, rajoute-t-il en se tournant vers Maria, cette jeune fille semble très honnête. Ce qu'elle dit sonne juste. Je me demande si je ne vais pas vous croire …
Il regarde la jeune paysanne droit dans les yeux. Maria est encore plus gênée et baisse la tête. Alcobus se met à rire :
- Allons, ne faites pas cette tête ! Je ne suis pas si méchant !
Il se tait, tourne la tête vers Morine qui s'est remise de sa surprise et semble réfléchir.
- Cependant, reprend-il, cela n'arrange pas mes affaires. J'ai promis que je vous ramènerais au château. N'est-ce pas là que vous vous rendiez ?
- En effet, sourit Morine, qui s'est un peu détendue. Je crois que le mieux, finalement, serait de vous suivre. Une fois au château, si je m'enfuis, ce ne sera pas de votre faute, n'est-ce pas ?
Alcobus soupire mais ne dit rien. Maria se rend compte qu'il n'est pas tout-à-fait sûr de l'innocence de Morine.
- Je viens avec vous, intervient Maria.
- Moi aussi, rajoute Béni, avec force. Mais … Mais, euh, pourquoi on va avec eux ?
- Dame Morine, veuillez accepter mon aide.
- Jeune fille, vous avez beaucoup fait pour moi. Mais regardez, j'ai trouvé un protecteur. Je ne risque plus rien. Pour l'instant, du moins … Je vous remercie infiniment. Et vous aussi, Monsieur Béni. Je vous charge de raccompagner votre fille chez elle. Je suis certaine que tout va bien se passer.
Maria ne sait pas quoi dire. Tendrement, son père la prend par le bras.
- Très bien. Bon courage, alors. Nous allons rentrer.
- C'est le mieux. Et faites-moi le grand plaisir de garder vos chevaux. Je ne saurai qu'en faire, et ils serviront de modeste remerciement à votre courage et votre générosité.
Puis Morine rejoint Alcobus qui avait déjà commencé à préparer ses affaires, et les deux aventuriers s'enfoncent dans la brume.
Juchée sur son cheval, Morine regarde Maria et son père qui sont remontés sur leurs chevaux, et leur adresse un dernier geste de la main. Une longue chevauchée l'attend. Lorsque le soir arrive, les chevaux sont épuisés, et il faut s'arrêter, à la grande déception de Morine qui aimerait continuer encore.
- Mettons-nous là, derrière cet arbre, ordonne Alcobus.
Il installe son bivouac puis annonce à la fée :
- Je vais chasser un peu. J'aimerais bien manger autre chose ce soir qu'un vieux morceau de fromage.
N'ayant rien à faire, Morine s'assoit sur un rocher plus loin, sur une petite colline, et admire le soleil baissant tout en ruminant ses pensées sombres.
C'est alors qu'elle aperçoit, au loin, une étrange lueur, violette, rose, violette, scintillante, qui semble venir de derrière un bosquet. Elle tressaille et se relève d'un bond. Elle a reconnu la signature magique d'une fée en plein « voyage ». Ce « voyage » qu'elle a tenté d'effectuer sans succès dans la ferme de Maria, ce sort si pratique pour se déplacer instantanément d'un endroit à l'autre. Et si cette lueur, c'était ...
Alcobus revient avec un lapin dans les mains :
- Il n'est pas gros, mais c'est mieux que rien, s'exclame-t-il.
Morine scrute encore le bosquet où elle a aperçu la lueur, mais elle ne voit plus rien. Elle jette un coup d’œil à son compagnon. Tout occupé à préparer le lapin, il ne semble pas lui prêter la moindre attention. D'ailleurs comment pourrait-il penser qu'elle cherche à fuir ? Ils sont loin de tout … Mais il ne sait pas ce qu'elle a vu.
Alors Morine, nonchalamment, s'écarte peu à peu de lui, feignant de s'intéresser aux arbres autour d'elle. Sa décision est prise : elle doit aller voir ce qu'il y a dans ce bosquet, et sa confiance envers Alcobus n'est pas assez forte. Au pire, elle reviendra vers lui en prétextant avoir effectué une simple promenade.
Continuant à s'écarter du bivouac, la fée se force à ne pas se retourner et à ne pas accélérer. Elle croit sentir le regard de son compagnon dans son dos, elle ne doit pas éveiller ses soupçons. Mais sitôt un virage contourné, hors de vue, elle se met à trottiner sur l'espèce de petit sentier et file vers le coin d'où la lueur violette s'est échappée. A peine essoufflée, elle y arrive quelques instants plus tard. Rien. Pas de traces, pas de bruit, à part le frottement flou du vent dans les arbres. Morine scrute les buissons, regarde les arbres, elle commence à croire qu'elle a rêvé. Alors elle s'assoit, attendant quelque chose, espérant elle ne sait quoi. Si elle avait toujours ses pouvoirs, elle sentirait une quelconque présence magique ! Mais elle ne peut plus y compter. Quelque chose semble bouger en direction du bivouac, Morine imagine Alcobus à sa recherche, elle doit rentrer. Elle se relève et se retourne vers le chemin. Une silhouette noire et blanche se dresse face à elle : Morine pousse un cri quand elle reconnaît une des trois sorcières.
La femme tend le bras et aussitôt le cri s'éteint dans la poitrine de la fée. Comme au château, Morine se retrouve complètement paralysée.
- Eh bien, qui voilà ? s'exclame la sorcière, goguenarde. La fameuse Morine ! Vraiment, je ne pensais pas qu'il serait aussi facile de piéger un membre aussi redoutable du Cercle des Fées.
Elle se met à rire méchamment.
- Nous avons été très surprises d'apprendre que vous aviez survécu au choc. Vous avez vraiment des capacités remarquables. Pas assez remarquables, malheureusement.
- Mais, pourquoi avez-vous fait ça ? suffoque Morine.
Des larmes de rage et d'impuissance coulent silencieusement sur ses joues.
- Ça, mon amie, je ne vous le dirai pas. Je vous ramène au château. Philom sera contente de vous revoir. Elle se faisait du souci pour v...
Elle s'interrompt brusquement. Une flèche vient de se planter dans le médaillon qui pend fièrement autour de son cou.
- La prochaine sera pour vous, Madame, si vous ne relâchez pas immédiatement cette femme.
C'est Alcobus ! Comme à son habitude, il est sorti de nulle part, l'arc à la main et la voix ferme. Morine ne peut s'empêcher de sourire. Voilà un chevalier digne de confiance !
- Allons, jeune homme, calmez-vous, répond la sorcière d'une voix glaciale. Je suis Sapalom, une des Protectrices d'Irgoz, vous m'avez sûrement vue au château. Je suis venue chercher la traîtresse, tout comme vous il me semble.
- Eh bien, en effet, mais Morine est ma prisonnière, et je ne laisse personne approcher de l'objet de ma mission.
- Fort bien, je ne vous embêterai pas. Tout va bien.
Elle esquisse un sourire conciliant. Le chevalier se relâche une fraction de seconde, ce qui suffit à la sorcière pour étendre la main.
- Tout va bien, répète-t-elle … Mais pas pour vous. Vous êtes bien naïf, chevalier !
Surpris par cette manœuvre fourbe, Alcobus se retrouve à son tour immobilisé. Tenant ses prisonniers par un flux de la main gauche, elle tourne sa main droite en l'air et fait apparaître une porte de lumière dans un arbre. Une porte violette, rose, violette, scintillante.
Un groupe de soldats arrive par cette porte. Morine les reconnaît : ce sont des gardes du château.
- Gardes ! J'ai retrouvé la criminelle. Le chevalier que voici tentait de la protéger. Ramenez-les tous les deux au château et enfermez-les dans une prison bien solide. Ils devront répondre de leur trahison.
- Quoi ? Mais pas du tout, hurle Morine.
Aussitôt, une pression de la main de Sapalom la fait taire. Morine se retrouve comme bâillonnée. A la suite d'Alcobus et des soldats, elle entre dans le portail magique et se retrouve instantanément dans la cour du château. « Au moins, pense-t-elle tristement, je suis arrivée là où je voulais aller ».
Le château est désert, la nuit tombe et seules quelques lumières luttent contre l'obscurité grandissante. Alcobus est séparé de la fée et brutalement jeté dans un cachot, au fond d'un long couloir humide.
- Par la colère des dieux ! s'exclame-t-il en frappant le sol du pied.
Puis il s'assoit et, patiemment, attend qu'on vienne le chercher.
Deux jours passent.

Au matin du troisième jour, alors que le chevalier dort encore, il est réveillé par un bruit de serrure. Il est bien tôt pour recevoir la visite de son gardien ! Alcobus se redresse et se tient prêt à réagir. Une main ouvre la porte, un visage apparaît dans l'ouverture … C'est la jeune Maria ! Et derrière elle, avec un air de conspirateur, Bénirophon, son père !
Maria est toute essoufflée.
- Venez vite, on n'a pas beaucoup de temps, messire !
Alcobus, tout à sa surprise, ne réfléchit pas et obéit d'un bond... qui ne le mène pas loin, car sa jambe droite est retenue par une chaîne et il s'étale de tout son long, peu glorieusement. Maria ouvre de grands yeux, Béni ne peut s'empêcher de s'esclaffer.
- Hélà, tout doux mon ami ! On va vous détacher, d'abord.
Maria cherche dans son trousseau de clefs celle qui ouvrira la chaîne, mais ses mains tremblent et son père s'impatiente. Toujours allongé, sale, mal rasé, le fier chevalier n'en mène pas large.
- Laisse-moi faire, ma petite !
Béni récupère le trousseau, et en un tournemain il libère Alcobus. Celui-ci se relève prestement et chuchote :
- Merci …
Chez un personnage aussi fier, ce simple petit mot prend une force insoupçonnée.
- On va vous faire sortir de là, poursuit Béni sur le même ton.
Mais Alcobus se raidit soudain. Un garde apparaît dans l'ouverture de la porte, et il n'a pas un air commode.
- Qu'est-ce que vous faites ? demande-t-il en chuchotant lui aussi. Les autres ne vont pas tarder !
- On arrive, ne t'inquiète pas, dit Béni sans s'affoler. Alcobus, voici .. mais on fera les présentations plus tard ; allons-y.
Escortés par le garde, les fuyards ressortent du couloir des prisonniers sans hausser le pas. Alcobus comprend que le garde est un allié et qu'il fait semblant de le transférer dans un autre endroit du château.
Sans desserrer les dents, Béni marmonne :
- On va rejoindre nos chevaux sans accélérer, et puis on prendra le large.
La petite bande débouche à l'air libre et se retrouve dans la cour du château. Alcobus, qui n'avait rien vu à son arrivée, se rend compte que les choses ont changé dans ce château qu'il connaît bien. Tous les gardes ont un air fermé, l'ambiance est tendue, peu de conversations, les visages sont graves. Ils arrivent à l'écurie où un autre garde maintient deux chevaux par la bride. Lui aussi a un air de conspirateur. Combien d'alliés ce diable de Bénirophon possède-t-il dans le château ?
Béni s'approche de l'homme et lui donne une tape amicale dans le dos. Celui-ci lui transmet les deux chevaux. Alcobus reconnaît les bêtes que Morine leur a offertes.
- Prenez celui-ci, Messire, dit Béni. Je monterai avec ma fille sur le second, il est plus costaud.
Alcobus a été recouvert d'un capuchon qui lui cache le visage. Il n'est qu'un marchand qui quitte le château en compagnie de ses amis. Bénirophon passe devant les gardes sans éveiller la moindre méfiance : il a l'air habitué des lieux, et pourtant Alcobus ne se rappelle pas l'avoir déjà croisé dans cet endroit, ni ailleurs non plus.
Ils s'apprêtent à quitter la cour, lorsqu'une silhouette noire et blanche sort du donjon. Alcobus la reconnaît tout de suite : c'est Sapalom, la sorcière qui l'a capturé. Il baisse la tête pour qu'elle ne le reconnaisse pas, mais justement ce mouvement inutile attire l'attention de la sorcière.
Elle lance d'une voix forte et sèche, une voix qui ferait peur à n'importe qui, mais qui n'éveille chez le chevalier que l'envie de se battre :
- Hélà, vous, là-bas. Arrêtez-vous !
Des gardes relèvent la tête. Inutile de s'enfuir, ils n'iraient pas loin : Béni et Alcobus font stopper leurs montures. Béni se tourne vers la sorcière :
- Recevez mes hommages, Madame. En quoi puis-je vous être utile ?
Alcobus est stupéfait du ton employé par le paysan. Il n'a pas sa voix habituelle et semble très à l'aise face à une aussi impressionnante personne.
- Qui êtes-vous ? Où allez-vous ?
- Bénirophon Caranar, pour vous servir. Je suis marchand, j'ai tout vendu, et je m'en retourne chez moi avec ma fille et son mari.
La sorcière se tourne vers le chef des gardes qui s'est immédiatement approché, et elle l'interroge du regard. L'homme hoche la tête pour approuver les paroles de Béni.
- C'est exact, madame. Cet homme vient parfois au château nous vendre divers objets. C'est un ancien garde royal, et plusieurs parmi nous l'ont eu comme compagnon.
- Et pourquoi voyagez-vous sur deux chevaux, alors que vous êtes trois ?
- Ah, j'en suis bien désolé, c'est vrai, mais les soldats nous ont acheté notre troisième cheval.
Sapalom ne répond rien. Elle reste regarder fixement les trois voyageurs, comme si elle cherchait à lire dans leurs pensées. Puis elle tourne les talons et poursuit son chemin.
Maria ne peut s'empêcher de pousser un soupir de soulagement lorsqu'ils dépassent le pont-levis. La petite troupe chemine en silence pendant une lieue, et lorsqu'ils sont certains que personne ne les suit, ils accélèrent l'allure. Béni mène son cheval avec agilité, malgré la présence de sa fille à l'arrière de la selle. Maria, dans une position très inconfortable, serre les dents car elle ne veut pas passer pour une petite fille douillette devant le chevalier. Quant à Alcobus, il a hâte de trouver un barbier !
Au bout d'un certain temps, les deux chevaux s'arrêtent près d'une rivière, dans un endroit calme et à l'abri des regards. Alcobus descend de cheval et parle enfin :
- Ah ça ! Si je m'attendais à vous voir ! Comment avez-vous fait pour me retrouver ?
Maria baisse la tête et rougit. Béni reprend sa voix normale, il explique :
- Hé bien, on n'était pas trop tranquilles de vous laisser partir seuls. Maria voulait vous suivre.
- Je voulais suivre Morine, corrige-t-elle.
Alcobus voit la jeune fille rougir et ça le fait sourire. Vraiment, il avait mal jugé ces deux paysans.
- Alors oui, enfin, elle m'a rappelé que je connaissais encore quelques gardes qui ont fait la guerre avec moi, il y a quelque temps maintenant, et que mes vieux copains pourraient être une aide au château. Alors on a suivi vos traces et on est tombés sur votre campement. Le cheval était encore là, mais il n'y avait plus personne. On a pensé que vous vous étiez fait capturer. Ils devaient être balèzes, les gars, d'ailleurs.
- Euh, oui, c'est-à-dire que j'avais la situation en mains mais cette sorcière m'a pris par surprise …
- Alors voilà, hein, c'est ça, quoi. On est arrivés au château, c'est passé sans problème, j'ai retrouvé un ami, c'est lui qui nous a aidés à fuir.
Alcobus n'en revient pas. Sans tenir compte du danger, ils ont foncé pour le libérer. Il n'a plus du tout envie de les prendre de haut.
- Mais … pour Morine ? Vous savez où elle est gardée ?
- Là les gardes ne m'ont rien dit. Elle a été récupérée par les Protectrices d'Irgoz …
- … les sorcières, coupe Maria.
- C'est ça, oui. Et c'est tout. Elle n'a pas dû quitter le château.
- Bon ! Il faut y aller !
- Mais, euh … tout seuls ?
- Mais on n'est pas seuls ! On est trois ! Vous êtes de sacrés compagnons ! Et je parie que vous avez gardé mon cheval à l'écart !
- On ne peut rien vous cacher, Messire. Je l'ai déposé chez un palefrenier du village voisin. C'est un autre ami. Il s'en est occupé comme il faut, j'en suis sûr.
- Alors c'est parfait. Allons récupérer mes affaires, et nous retournons au château ! On va s'occuper de ces sorcières !
Devant ce nouveau danger qui approche, le cœur de Maria se met à battre très fort.
Alcobus, Maria et Bénirophon arrivent en soirée au village où Béni avait laissé le cheval. Pas de mauvaise surprise cette-fois-ci ! Après avoir demandé à sa fille et au chevalier de l'attendre, Béni revient quelques instants plus tard en tenant par la bride le fier destrier. Sans gêne, Alcobus se précipite sur la bête et l'enlace :
- Alors, te revoilà, mon cher vieux compagnon ! J'ai eu peur de ne plus te voir !
Béni fait un clin d'œil à sa fille :
- Il va pas l'embrasser, quand même ?!
Maria lui répond en fronçant les sourcils avec sévérité. Quand elle se retourne vers le chevalier, il a empoigné son épée et se dresse fièrement vers eux :
- Les soldats m'ont laissé tout mon équipement ! Ils vont le regretter !
Et il accompagne ses paroles d'un moulinet du poignet particulièrement impressionnant. Maria sourit : le fier chevalier est de retour !
Quelques instants après, le trio s'installe dans une auberge. Maria, épuisée après une journée aussi éprouvante, s'endort bien vite dans son lit propre, malgré le ronflement de son père dans le lit d'à côté.
Au matin, les trois compagnons se retrouvent autour d'un verre de lait dans la grande salle de l'auberge et Alcobus leur fait part de son plan : ils vont s'infiltrer dans le château en se faisant passer, comme la veille, pour des marchands.
- Il nous suffira de reprendre nos rôles : Béni, vous êtes vous-même, personne ne s'étonnera de vous voir.
- Même deux jours d'affilée ?
- Pas aujourd'hui, Béni. Je vais rassembler quelques hommes que je connais dans des villages. Vous n'êtes pas le seul à avoir des relations (il sourit). Les chevaliers du royaume peuvent bénéficier de tout un réseau d'auxiliaires, hommes de main, serviteurs, anciens soldats, qui ont pour ordre et pour devoir d'assister les Enquêteurs lorsque le besoin s'en fait sentir. Je vais former une petite troupe efficace de cinq ou six hommes. Ils intégreront notre compagnie et entreront au château en ordre dispersé. Eux non plus n'auront pas besoin de jouer la comédie : la plupart se sont reconvertis comme artisans ou commerçants après leurs années de service.
- Et vous ?
- Et bien, si cela ne vous dérange pas, je me ferai encore passer pour l'époux de Maria.
- Ouh là, ça, ça me paraît compliqué.
- Pourquoi ? intervient Maria, émue et inquiète.
- Ouh, bin, ça se voit tout de suite que vous n'êtes pas de la même condition. Hier on a eu de la chance, moi je vous le dis, mais rien qu'à vous voir marcher côte à côte, on sent tout de suite qu'y a quelqu'chose qui va pas.
Maria répond sèchement :
- Alcobus va garder sa barbe sale et on va lui mettre des vêtements de ton ami le palefrenier, avec une capuche il fera un gueux parfait.
- Maria a raison, tranche Alcobus. Je ne suis pas différent de vous. Et Maria ne ferait honte à aucun homme, conclut-il sans regarder la jeune fille.
- Très bien, soupire Bénirophon.
Il finit son verre de lait, se lève et se dirige vers la porte de derrière, qui mène à l'écurie.
- Maria, tu es distraite ? Viens m'aider, on a trois chevaux à seller.
Les trois compagnons se mettent en route. Les trois chevaux traversent la brume du petit matin, en quête d'aventure. Maria fait venir sa monture à hauteur de celle d'Alcobus :
- Vous n'avez pas peur que ces hommes refusent de vous suivre ? Ils savent peut-être ce qui vous est arrivé ...
- Je ne crois pas que mon arrestation a été ébruitée. Visiblement, les sorcières ne se sont pas encore dévoilées, elles agissent dans l'ombre. Non, ces hommes m'obéiront. Et puis, je n'ai pas l'intention de tout leur dire ... Savoir qu'il faut s'introduire au château et poser des questions discrètes leur suff...
Alcobus s'interrompt brusquement alors qu'une vive lumière, rose, jaune, rose, éclate devant eux, quelques pas en avant sur le chemin. Les deux chevaux se cabrent et Maria éprouve quelque peine à calmer le sien. Un rectangle apparaît devant eux et une silhouette noire sort du portail magique. Alcobus a aussitôt empoigné son épée. Il écarte d'un geste le cheval de Maria et fonce vers l'adversaire. Il ne connaît que trop bien les personnes qui émergent de ces portails !
Mais la femme qui se dresse devant lui ne s'écarte pas. Au lieu de ça, sous le regard médusé de Maria, elle tend le bras en direction du chevalier. Celui-ci est immédiatement bloqué comme s'il rentrait dans un mur, et homme et cheval tombent à terre. Alcobus ne se relève pas, sonné. Derrière elle, Maria entend son père hurler :
- Par la force d...
Il s'arrête en un clin d’œil, bloqué par un nouveau geste de la femme. Celle-ci est vêtue d'une tunique non pas noire, mais rose et jaune. Elle a de longs cheveux noirs et son regard est acéré comme celui d'un aigle en chasse. Maria comprend qu'ils sont tous en danger. Béni est paralysé, Alcobus à terre, elle est la seule face à la magicienne. Le regard de Maria se fait dur ; elle ne va pas se laisser faire comme ça ! La peur, la colère et l'envie de vivre se mélangent en elle. Elle ne réfléchit plus, il n'y a plus rien dans sa tête que la volonté de se battre.
D'instinct, elle lève la main et sent des picotements au bout de ses doigts. Ça ne la dérange pas : comme si c'était normal ! Une lueur rose et bleue apparaît dans le creux de sa main, grossit jusqu'à former un gant de lumière. Face à elle, la femme mystérieuse écarquille les yeux de surprise. Maria relâche son énergie et lance une boule de lumière sur la magicienne, qui s'écroule. Comme dans un rêve, Maria voit Béni retrouver ses mouvements et Alcobus se redresser avec peine. Elle est épuisée, comme si elle avait couru sur la pente d'une colline.
La femme aussi s'est relevée. Il n'y a plus d'agressivité dans ses gestes. A droite de son visage, ses cheveux ont légèrement roussi. Face aux deux hommes qui sont prêts à lui chercher querelle, elle a un geste d'apaisement :
- Tout va bien ! Je ne suis pas votre ennemie.
Et pour appuyer ses dires, elle incline la tête avec calme. Alcobus intervient :
- Je reconnais son habit maintenant. C'est une fée. Une fée du Cercle des Fées du roi Bini.
- En effet. Excusez-moi de m'être mise en travers de votre route aussi brusquement. Je comprends que vous ayez été surpris. Je m'appelle Orlina Calfar et je suis à la recherche des Enquêteurs Royaux.
- Je suis Alcobus de Polacourt, serviteur du roi. Comment m'avez-vous retrouvé ?
- Cela fait partie de mes pouvoirs, répond-elle avant de se tourner vers Maria. Mais avant de reprendre notre route, j'aimerais que vous m'expliquiez qui vous êtes et comment vous avez fait pour déployer une attaque magique de niveau deux.

Maria descend de cheval comme dans un rêve. Elle n'a pas encore retrouvé ses esprits. Ses oreilles bourdonnent, ses genoux tremblent.
- Hé bien, je … bredouille-t-elle. Elle s'accroche à la bride de son cheval pour ne pas chanceler.
Orlina voit l'embarras dans les yeux de la jeune fille.
- Vous devez comprendre que personne, à moins d'être fée ou sorcière, ne peut déclencher de tels sortilèges...
- Mais je ne suis pas une fée ! se récrie Maria. Je viens de la campagne, je cultive des légumes avec mes parents …
Orlina ne répond pas. Elle sait que ce n'est pas possible. Béni, à côté, regarde ses pieds. Alcobus s'approche :
- Vous devriez vous asseoir, Maria. Vous semblez très faible … (il se reprend) … très éprouvée. Je suis sûr qu'un peu d'eau vous ferait le plus grand bien.
Le chevalier va chercher sa gourde et la tend à Maria. Celle-ci boit une gorgée et referme la gourde : elle va mieux, et ses idées se sont éclaircies. Elle s'adresse à Orlina :
- Ecoutez, je ne suis ni fée ni sorcière. Mon père, ici présent, pourra vous le confirmer. Il y a certainement déjà eu des cas où …
Béni a relevé la tête et il se racle la gorge. Il interrompt sa fille :
- Ma petite Maria … Ma petite Maria, il faut que je te dise, c'est bête, c'est bête.
Il cherche ses mots ; ce qu'il va dire lui coûte beaucoup.
- Ecoute, quand j'étais jeune, j'ai rencontré une jeune fille merveilleuse. Elle s'appelait Lana. C'est ta mère. On devait se marier, mais la guerre est arrivée. La guerre contre le comte Madenn. Alors je suis parti. Un jour, avec mes compagnons, on est rentrés dans un village qui était complètement détruit par le feu. C'étaient des ruines noires. Et au milieu, allongée par terre, il y avait une femme. Elle avait des vêtements très colorés ; sur le moment ça ne m'a pas paru bizarre, mais maintenant je comprends.
Maria écoute son père avec beaucoup d'attention.
- Elle était mourante. Avec mes compagnons, on a essayé de la sauver, mais il était trop tard. Elle tenait un bébé dans ses bras. Le bébé aussi était mal en point, il avait dû tomber par terre, mais lui, on a pu le sauver. Avant de mourir, la femme m'a confié le bébé, à moi, un jeune soldat. J'ai rien dit, je lui ai fermé les yeux et on est rentrés. J'avais le bébé dans les bras ; c'était une petite fille. J'ai pas voulu donner cette petite fille, à personne. J'ai retrouvé Lana, on s'est mariés, on a gardé le bébé.
Maria ne dit rien.
- Voilà, je … je suis pas vraiment ton père, mais ... mais j'avais presque fini par oublier cette histoire … tu ressembles tellement à Lana ! T'es notre petite fille …
- Ça ne change rien, papa. Rien du tout.
Maria serre son père dans ses bras ; il a du mal à garder les yeux secs. Curieusement, Maria n'est pas triste de cette nouvelle. Ce qu'elle vient de faire à Orlina lui a fait très peur : à présent elle comprend ce qu'il s'est passé et, au fond d'elle, elle se sent heureuse de ce nouveau pouvoir.
Fille de Béni ou pas, fée ou pas, elle reste elle-même, elle reste Maria, la jeune fille qui la veille encore s'angoissait de ses faiblesses, et qui à présent se découvre un talent insoupçonnable. Le père et la fille se séparent.
- Mais, ce que je ne comprends pas, interroge Maria, c'est pourquoi je n'avais pas développé mes pouvoirs, jusqu'à présent ?
- C'est une chose normale, répond Orlina. Aviez-vous déjà essayé ? Sans doute pas. Et même une fée a besoin d'apprendre. Moi-même, je suis allée à la Tour des Fées, dans le château du roi, quand j'ai eu six ans. Dans votre cas, ce sont vos émotions et votre instinct de survie qui ont déclenché ces pouvoirs.
Alcobus et Béni sont allés récupérer les chevaux qui s'étaient écartés. Le chevalier de Polacourt revient vers Orlina :
- Nous vous suivons, madame. Il n'y a pas de temps à perdre.
- Vous avez raison. La situation est difficile, même si j'ai la chance à présent de pouvoir compter sur une deuxième fée.
- Une deuxième ? Les autres fées ne sont pas avec vous ?
- Hélas, non. Après la disparition de Morine, les Protectrices ont accusé toutes les fées de comploter contre le roi. Il s'est fait abuser, il a cru en leurs mensonges ; il a fait enfermer tout le Cercle des fées, en attendant un procès. Je suis la seule à avoir eu le temps de m'échapper.
- Mais, les fées ? intervient Béni. Elles n'ont pas pu se défendre ? C'est quand même pas les trois sorcières qui les ont toutes capturées ?
- Non, bien sûr. Mais une fée a besoin de ses mains pour prononcer un sort. Si vous lui liez les mains, elle devient une femme normale. C'est ce qu'il s'est passé : le roi nous a convoquées, et il a ordonné aux gardes de nous attacher. Mes camarades n'ont pas réagi : comment auraient-elles pu penser que le roi Bini leur voudrait du mal ? Quand elles ont compris, il était trop tard.
- Et vous ? Vous avez réussi à vous s'enfuir, pourtant …
- J'ai eu de la chance, les soldats qui devaient s'occuper de moi n'étaient pas très dégourdis, j'ai pu m'enfuir par un portail lumineux.
La fée dessine à nouveau un portail en l'air et les trois compagnons, tenant chacun leur cheval, puis Orlina, qui ferme la marche, s'engouffrent dans le rectangle jaune et rose.
Maria ressent une vive lumière, aveuglante, puis elle fait encore un pas, et la voici déjà hors du portail, dans la cour d'une ferme où une dizaine d'hommes et quelques femmes attendent en silence.
- Chers amis, ma recherche a porté ses fruits ; voici notre nouvelle alliée. Maria … Maria …
- … Caranar. Je m'appelle Maria Caranar, fille de Lana et Bénirophon.
Orlina sourit, Maria rougit.
- Maria est une fée, explique Orlina. Elle nous sera d'un précieux secours pour délivrer les fées du royaume.
Alcobus et Béni rejoignent le groupe des hommes. Orlina prend Maria par la main :
- Venez, ma chère, je vais vous montrer la petite chambre où vous logerez dans les jours à venir.
- Mais, que vais-je faire ?
- Pour l'instant, la priorité sera de vous apprendre à révéler vos pouvoirs de fée. Mais nous manquons de temps. Il va falloir être efficace. Je vous apprendrai les sorts les plus utiles pour la situation présente. Bien ! Voici votre chambre. Je vous laisse vous installer, nous commençons l'instruction cet après-midi.
Les membres du groupe finissent la matinée à préparer des armes, des provisions, à soigner des chevaux. Lorsque midi arrive, tout le monde se regroupe pour manger. Orlina, en bout de table, se lève et annonce le programme de la troupe :
- Mes amis, avec l'arrivée de nos trois nouveaux renforts, nous sommes presque prêts à passer à l'action. Il nous manque cependant deux choses : la première, c'est qu'il me faut quelques jours d'entraînement pour notre nouvelle recrue, Maria, qui vient tout juste de découvrir qu'elle était une fée. La deuxième chose, c'est une mission d'espionnage au château pour en savoir plus sur ce qu'il s'y passe, et aussi découvrir où Morine et les autres fées ont été enfermées. Béni et Alcobus sont volontaires pour retourner au château et récolter ces informations précieuses.
Maria tourne la tête vers son père et Alcobus qui ne se quittent plus. Elle chuchote :
- Je ne savais pas que …
- Ecoute, ma petite Maria, il n'y a rien à craindre pour l'instant, répond Béni. Nous serons prudents et attentifs. Nous reviendrons vite.
Maria se dit qu'elle doit avoir un visage inquiet, car le chevalier Alcobus lui sourit pour la rassurer. Le repas fini, Orlina trace un portail dans l'air et les deux aventuriers quittent la troupe.
- N'oubliez pas, leur lance Orlina, je reviens vous chercher dans deux jours !
Puis la fée se tourne vers Maria et lui dit :
- A présent, mademoiselle la fée, nous avons du travail.
Pendant les deux journées suivantes, Orlina tente d'apprendre à sa nouvelle alliée les rudiments du métier de fée. Le premier jour, Maria tente à nouveau d'envoyer une boule de lumière. C'est un sort vital en cas d'attaque, et la jeune fille a la joie de se rendre compte qu'elle s'en tire plutôt bien : placée à cinq mètres d'un arbre mort, elle arrive à l'enflammer. Le lendemain, Maria tente de créer un portail magique. C'est plus dur, elle n'y arrive pas tout de suite et cela l'agace : elle sait que le temps est compté et elle voudrait tout réussir du premier coup. Mais Orlina est patiente et sans relâche la conseille sur ses gestes et sa façon de se concentrer. Au bout d'une matinée épuisante, Maria trace son premier portail en l'air, ce qui la réjouit fort.
Après le repas, les deux femmes se remettent au travail. Orlina tente d'apprendre à Maria comment changer un humain en animal : « Très pratique pour transformer un adversaire en souris ou pour permettre à un ami de s'envoler aussi haut qu'un aigle. Il faut lever les deux bras en l'air, soupirer, se concentrer au maximum et lancer deux courants d'air avec les mains en direction de la personne choisie. Ce sort est très risqué car il n'est pas très rapide, et en combat l'adversaire peut avoir le temps de répliquer. » Maria s'essaie sur un courageux auxiliaire qui avait déjà servi pour les expériences magiques, mais rien ne vient, elle est trop fatiguée par ses efforts matinaux et doit renoncer.
- Cela n'est rien, la console Orlina. Vous avez déjà la boule de lumière et le portail. Demain nous travaillerons sur les sorts de soin, qui sont plus faciles, et je partirai chercher votre père et votre … ami.
Le lendemain, Maria reprend espoir en réussissant assez facilement les sorts de soin.
- Vous devez comprendre, lui explique Orlina, que toute l'énergie qui soignera quelqu'un vient de vous-même. Autrement dit, soigner les autres vous fatiguera beaucoup, et vous ne pouvez pas vous soigner vous-même.
Le repas avalé, Maria part se reposer. Alcobus et Béni vont bientôt rentrer, la bataille finale approche, elle a besoin d'être en forme. En début d'après-midi, Orlina la prévient :
- Je vais chercher les hommes. Attendez-moi quelque temps, ils ne seront peut-être pas encore arrivés au point de rendez-vous.
Puis Orlina ouvre un portail magique et s'en va. Maria l'attend un peu, et comme elle se rend compte que ses amis ne reviendront pas tout de suite, pour calmer son inquiétude, elle répète quelques sorts dans un coin de la ferme.
Tout fonctionne bien. Alors elle tente à nouveau le sort de métamorphose, dans le vide, simplement pour répéter la technique. Elle est tellement concentrée qu'elle ne remarque pas qu'un portail s'est ouvert devant elle. Elle lève les deux bras en l'air, quelqu'un sort du portail, elle souffle, Alcobus est face à elle, et elle lance deux courants d'air en sa direction. Un cri la sort de sa concentration, et elle voit une poule qui lui file entre les jambes. Béni et Orlina sortent eux aussi du portail. En un instant, la fée comprend ce qui s'est passé et qui est cette « poule ». Elle lève les deux bras, souffle, envoie deux courants d'air vers la bestiole qui volette, et Alcobus réapparaît, l'air ahuri. Béni éclate de rire :
- Alcobus ! Alcobus est une poule !
- Quoi ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
Avec un sourire au bord des lèvres, Orlina explique au chevalier la mésaventure dont il vient d'être victime. Puis elle se tourne vers Maria, vaguement courroucée :
- Faites attention, quand même. La personne transformée devient vraiment un animal.
Béni se baisse et ramasse quelque chose par terre :
- Ah, je crois qu'Alcobus nous a fait à manger.
Mais déjà Orlina appelle les autres membres du groupe.
- Approchez ! Les espions sont de retour. Il faut agir.
Toute la troupe s'est rassemblée face à Béni et Alcobus. Béni prend la parole :
- Nous avons appris que l'Impératrice Olivia n'a rien à voir dans ce complot. J'ai pu l'approcher en personne, elle est contrainte par les sorcières, tout comme le roi.
- Philom est le chef des sorcières, elle ne quitte pas le roi d'une semelle, complète Alcobus. À mon avis, lorsqu'il a compris que le danger ne venait pas des fées, il s'est retrouvé sous leur menace.
- Mais qu'allons-nous faire ? intervient Maria.
- Nous allons leur tendre un piège sans plus tarder, répond doucement Orlina. Et ce piège, le voici …

Le soleil se lève à peine sur le château royal d'Assibini, et des gardes viennent chercher Morine qui croupit dans sa prison depuis deux semaines. Ils la traînent sans ménagement jusqu'à la chambre de Philom.
- Chère Morine !
La fée voudrait la mordre.
- Figurez-vous que votre bonne amie Orlina s'est présentée à nous ce matin. Il semblerait qu'elle veuille me voir ! s'exclame la sorcière. Je veux que vous voyiez ça ! Faites entrer Orlina !
Orlina rentre et attaque sans préambule :
- Je suis venue vous proposer un marché.
- Je doute que vous soyez en position de proposer quoi que ce soit, mademoiselle la fée.
- Pas de menaces, s'il vous plaît. Je n'ai pas perdu mes pouvoirs, moi, et les deux hommes qui m'accompagnent n'ont aucune envie de tuer vos gardes.
Morine sourit intérieurement en reconnaissant Alcobus et Béni. En revanche, elle est surprise de voir Maria, qui se tient modestement en retrait avec une autre femme.
- Très bien, que voulez-vous ?
- Je souhaite parler au roi. En public.
- Voyez-vous ça ! Et pourquoi donc ?
- Puisque apparemment il vous fait confiance, je souhaite défendre ma cause devant lui et devant la cour. Je n'ai rien à me reprocher, et les autres fées non plus. Je ne souhaite pas me cacher et je n'ai pas les moyens ni l'envie de lancer le royaume dans une guerre civile qui ferait plus de mal que de bien à ce pays et à son roi.
- Quelle sagesse ! Quelle grandeur d'âme ! ricane la sorcière. Mais pourquoi accepterais-je, alors qu'il me suffit de vous capturer ?
- Vous prenez un risque important. S'il faut se battre, mes hommes et moi nous vous tuerons la première. En revanche, si je ne parviens pas à convaincre le roi, j'accepterai de me constituer prisonnière.
- Orlina ! crie Morine. Ne fais pas ça ! Elle …
Mais un geste de Philom lui ferme la bouche.
- Allons, allons, ça me convient. Allez chercher le roi, appelez toute la cour, et faites venir tout ce monde dans la grande salle d'audience. J'ai hâte d'entendre l'exposé d'Orlina.

Quelques minutes plus tard, une vaste assemblée d'une centaine de personnes s'est réunie autour du roi et de sa sœur, l'impératrice Olivia, assis sur un trône, le visage pâle et le regard vide. Les trois sorcières les entourent : Philom, Sapalom, et celle que Maria n'a jamais vue, Shom. Orlina, encadrée par Béni et Alcobus, entame sa plaidoirie.
- Sire, je reviens vers vous les mains ouvertes et le cœur serré, pour vous dire combien je suis triste de ce malheur qui accable le royaume. Vous êtes un homme bon, je le sais depuis toujours, et je veux croire que vous serez sensible à ce que je veux vous dire.
- Il n'y a rien à écouter, ânonne le roi d'une voix faible. Les fées cherchaient à me renverser. Je veux bien croire que vous, Orlina, n'y êtes pour rien, mais …
- Orlina a trempé dans le complot dès le début, rugit Philom. Gardes ! Désarmez ces hommes !
Shom et Sapalom se joignent à elle pour bloquer Béni et Alcobus qui n'ont pas eu le temps de sortir leurs armes. Hésitants, les gardes s'approchent des deux hommes et les désarment d'un air désolé.
- Et maintenant, Orlina, vous allez vous rendre. Vous ne ferez pas le poids, seule.
- Traîtresse ! Vous m'aviez promis de me laisser parler !
- Eh bien, vous avez parlé, n'est-ce pas ? Pas très longtemps, certes, mais le roi vous a répondu, il me semble.
- Ne lui faites pas de mal, ose le roi.
- Ne vous inquiétez pas, Sire. Orlina est raisonnable, et elle m'a donné sa parole de fée qu'elle ne tenterait rien.
Mais comme pour la faire mentir, Orlina lève la main et fait apparaître un gant de lumière, qu'elle lance de toute force sur Philom. La sorcière évite le coup de peu et sans réfléchir riposte. Mais Orlina disparaît, réapparaît plus loin, lance une boule de feu qui atteint Sapalom. Celle-ci lâche son étreinte sur Alcobus qui dégaine son épée et hurle :
- Gardes ! Le roi est sous le contrôle de ces femmes. Pour le roi Bini, sortez votre arme et arrêtez-les ! Pour le roi !
Et il accompagne ces mots de grands moulinets en direction de Sapalom qui ne peut le reprendre en main. Dans la salle, tous les alliés d'Alcobus sortent leur épée, les chevaliers, les auxiliaires, qui s'étaient tous mêlés à la foule, et ils crient tous :
- Pour le roi ! Pour le roi !
Les gardes, trois fois plus nombreux, marquent un temps d'arrêt et attendent un ordre de leur chef.
- Arrêtez ces hommes, intervient-il d'une voix forte. Ce sont des traîtres !
- Non ! crie le roi.
Mais il est trop tard. Pendant ce temps, Philom a maîtrisé Orlina. Elle la bloque d'une main et de l'autre referme la bouche du roi.
- Arrêtez ces hommes immédiatement ou je fais usage de magie contre tous ceux qui oseront me résister !
Devant la force de cette menace, même Béni et ses alliés s'arrêtent. Mais Béni, toujours bloqué par Shom, se met à trembler. D'un claquement de doigts, il devient un ours énorme qui se libère sans mal de l'emprise de la sorcière et fonce vers elle en rugissant. Morte de peur, Shom se met à hurler. Béni redevient lui-même, récupère son arme et la pointe en direction de la sorcière.
- Comment as-tu pu, comment as-tu pu … suffoque Philom face au sourire d'Orlina.
Elle est foudroyée par un jet de lumière qui vient de la salle. Maria s'avance, tremblante. Philom s'est écroulée, assommée par la violence du rayon lumineux. Shom ne bouge plus.
- Attention ! hurle Alcobus.
Il se jette sur Maria au moment où un autre rayon lumineux allait atteindre la jeune fille, et prend le coup à sa place. Il est lourdement blessé au dos et s'écroule à son tour. Tous les regards se tournent vers la troisième sorcière, Sapalom, qui a tenté cette ultime riposte. Elle lève à nouveau les mains, prête à faire du dégât, mais Béni, sans réfléchir, se jette sur elle et la fait tomber. Une courte lutte s'engage et le brave homme se relève en faisant un V avec ses doigts.
- C'est bon, celle-là elle a pris un bon coup sur sa petite tête !
Le roi a retrouvé sa vigueur.
- Gardes, attachez les mains des trois sorcières. Elles me contrôlaient et me menaçaient depuis le début. Ne les laissez pas se ressaisir.
Les gardes obéissent aussitôt. Pendant ce temps, Maria s'est précipitée sur Alcobus qui râle à terre. Il est durement atteint.
- Oh non, ce n'est pas possible !
Aussitôt, elle tente un sort de soin, celui qu'elle vient juste d'apprendre, comme les deux autres qu'elle a utilisés quelques secondes auparavant. Mais elle s'écroule à son tour, épuisée. Alcobus râle encore, mais sa blessure au dos s'est en partie résorbée. Morine intervient :
- Béni, emmenez les gardes pour qu'ils aillent délivrer les autres fées. Beaucoup de personnes ont besoin d'être soignées, ici.
Béni revient quelques minutes après avec les fées toutes surprises du spectacle qu'elles découvrent dans la salle d'audience. Elles poussent des exclamations de joie et de surprise en découvrant leurs amies, libres. Morine leur explique brièvement ce qu'il vient de se passer et aussitôt les fées passent dans la salle pour venir soigner tous ceux qui en ont besoin.
En quelques minutes, tout le monde est rétabli, les sorcières aussi.
- Mmpf, moi, je les aurais bien laissées dans cet état-là, ronchonne Béni.
- Papa ! proteste Maria.
La jeune fille se tourne vers Morine et Orlina.
- Si vous voulez bien de moi, je serai contente d'intégrer votre Cercle des fées, dit-elle.
- Mais cela va sans dire ! s'exclame Morine.
- Cependant, je souhaite retourner chez mes parents quelque temps. J'ai besoin de revoir ma mère et de me reposer de toute cette histoire.
- Bien entendu, répond Orlina. Prenez votre temps, nous vous attendrons. Je vais vous faire un portail.
- Ah non, merci, assez de magie pour l'instant. Je préfère rentrer calmement avec mon père, savourer un peu la route.
- C'est entendu. Je vais vous faire préparer des chevaux.
C'est au tour d'Alcobus de s'avancer vers Maria.
- Je, … je voulais vous remercier pour tout ce que vous avez fait. J'espère que j'aurai le plaisir de vous revoir bientôt …
- Mais bien sûr qu'on se reverra, s'exclame Béni en donnant une grande tape dans le dos du chevalier. On est copains maintenant, toi et moi, pas vrai ? Et Maria aussi bien sûr, n'est-ce pas ma petite ?
- Oui, nous nous reverrons bientôt, messire.
Elle sort alors de la salle avec son père sous le regard bienveillant du chevalier, du roi, des fées qui savent ce que le courage d'une jeune fille et de son père ont fait pour le royaume.

FIN