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Joute n°44
Joute 44 Texte C : Paris, Terre des Brumes
Le 29/04/2020 par Aekar non favori

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Chapitre 1


Il arpentait les couloirs et dardait dans chaque pièce des coups d’oeil inquisiteur. Il n’avait que faire des bois poussiéreux, des pages abandonnées, des poupées et autres petites breloques. Mais les lits, tables, tabourets, et même armoires ; il déplaçait tout et ne laissait pas grand chose au hasard. De menus objets traînaient par terre. Mais les murs, eux, étaient gris et nus. Chaque pièce était silencieuse, aussi muette et aussi froidement tranquille qu’une ancienne tombe.

Peut-être, d’ailleurs, que c’en était une.


Les portraits par contre. Son regard ne pouvait s’empêcher de revenir à eux.


Chacun était posé en vrac et face au sol ; rien n’avait changé. En homme plutôt avisé, il les laissait là. Sa seule marque d’attention fut toujours de les contourner, bien largement, en évitant à tout prix de les déplacer. Il fallait laisser tout ce beau monde endormi.


L’Art était mortel, c’était déjà une chose grave. Mais les Regards ? oh, là était chose bien pire !


Il se souvenait encore. Quand il y avait d’autres personnes. On racontait que pire et plus puissant encore qu’un Regard, cela existait bel et bien. Que régnaient en maîtres "les Murmures". Mais on disait aussi que même eux étaient dépassés par les Chants. Les Chants étaient les princes terrifiants et suprêmes de ce monde blafard. Il tremblait encore à l’idée d’en entendre un. Parfois, il préférait ne même plus écouter. Ne plus entendre. Il avait considéré régler la chose définitivement. Mais ne plus entendre... non. C'était sans doute aussi risqué que ne plus voir.


La conclusion finale était qu’il ne pouvait rien faire contre les bruits mortels. Fin du sujet pour lui. Mais les portraits, par contre, ça oui ! il pouvait les gérer.


Reprenant ses esprits il revint doucement à sa chambre. Son petit tour était terminé. Tout était normal.

S’asseyant en poussant un long soupir, il se mit à réfléchir un moment. Puis se ressaisit aussitôt. Ah, les fenêtres ! Il était temps d’en faire le tour. Animé de nouveau d’un pas vif, il refit la maison dans tous les sens. Les barreaux étaient en place et les panneaux de bois aussi. Rien n'avait bougé malgré les vents puissants de tantôt. Mais c’est en surveillant par un trou la brume au dehors... qu’il s’arrêta un moment.

Il crut bien avoir aperçu quelque chose. Qu’était-ce ? La lumière d’une lanterne ? alors quoi, c’était une patrouille ? des royalistes, des impérialistes ? il en traînait encore par ici, après tout ce temps ? les pestes !


Sursautant, il se précipita. Les livres s’empilèrent dans le creux de son bras, puis les encriers, puis les plumes. Il buta dans un coin - et jura aussitôt - mais il continua sans s’arrêter. Ouvrant un panneau caché dans sa chambre, il y empila le tout.


Quand on frappa à la porte il pesta et sursauta vivement. Ce n’est qu’après avoir refermé la cachette et vérifié qu’aucun jeu ne laissait penser à quelque chose qu’il se précipita de nouveau, mais cette fois pour ouvrir. Dans son agacement, il eut un juron pour chaque marche de son escalier.

Ce fut néanmoins en affichant un visage serein et aussi calme que possible qu’il leur ouvrit.


« Oui, Messeigneurs, comment… »


Il s’arrêta en pleine phrase ; non, ce n’était pas un officier de patrouille devant lui. Mais bien une femme. Et qui plus est, un bébé avec elle.

La créature adulte portait des habits de pauvrette et paraissait réellement au supplice. L’enfant, il ne le regarda même pas.

Tirant une courte révérence, l’inconnue s'exprima aussitôt d’une voix plaintive.


« Oh Sire, excusez notre arrivée ! Sire, nous sommes si désolés d’arriver en pleine nuit. Oh, mais c’est que nous sommes partis il y a six jours de la ville, voyez, et...

- Quoi ? De Paris, dites-vous ? »


La femme s’arrêta puis hocha de la tête. Lentement.


Il était déjà vivement agacé par cette histoire. Mais il fut alors distrait par un son lointain au-dehors, un bruit de mauvaise augure. Il fallait se dépêcher.

Très vite il s’approcha d’elle et tint son visage dans la main, fermement sur les deux joues. Elle essaya de bouger au début, par réflexe sans doute, mais il la maintint.

Comprenant le geste, elle le regarda dans les yeux. L’air farouche partit rapidement pour laisser la place à un peu d’espoir.

Mais toujours cet air suppliant.


« Oh, cachez vos efforts, par Saint-Juste ! Je ne vous vois pas l’oeil décrépi. Pourtant vous dites venir de la cité ?

- Oui, Sire. »

Il haussa un sourcil. La créature devant lui mit un moment à comprendre.

« Oh, mais c’est que, j’ai passé quelques mois à la campagne. C’est que d’après être revenue à la ville que j’en suis repartie. Milord, si...

- Oh ! Je ne suis pas le lord. Seulement son majordome. »


La femme hocha la tête rapidement mais l’information sembla la traverser comme si elle n’avait pas de sens ou d’importance. Quant à lui, il afficha maintenant l’air le plus simple qu’il put concevoir.


« Bien bien. Et donc, vous désirez ?

- Passer la nuit ici, milord. Et si vous... enfin je n’ose... mais si vous aviez de quoi souper... »

Il soupira mais se reprit aussitôt. Sa réaction avait dépassé sa pensée. La femme ne sembla pas réagir.

« - Très bien, très bien... mais ne touchez à rien ! »

Il se recula un peu et la créature entra.

Mais alors il se souvint du mot. Nous. Et surtout... la lanterne !

Il n’eut pas le temps de réagir que deux autres silhouettes s’avançaient déjà.

Brusquement il voulut fermer la porte ; mais la main d’un des intrus bloqua l’espace. L’autre était vraiment beaucoup plus fort. Le majordome renonça aussi rapidement que possible. Il tira la porte vivement pour finalement l’ouvrir en grand. Les gonds se mirent à grincer. Peut-être pas autant que ses dents.

« Oh ! Mes regets, je n’avais pas fait attention ! »

Les individus grommelèrent bruyamment et entrèrent. Deux hommes. Le premier, le plus grand, lui jeta un regard agressif. Et un peu stupide. Le majordome fit un sourire qu'il voulut le moins maladroit possible et leur fit signe de bien vouloir entrer.

Quand il referma la porte, les gonds grincèrent de nouveau. Peut-être pas autant que ses dents.




***

Chapitre 2


L'odeur de la soupe était comme un paradoxe. Apaisant et savoureux, son fumet transportait tant de promesses appartenant au passé. Le majordome avait choisi ses meilleurs champignons de cave, de ces variétés nouvelles ayant connu leur pousse il y a deux mois au moins ; leur saveur était une surprise pour lui aussi.

Il se surprit à imaginer des scènes aussi délicieuses qu'impossibles. Mais ce fut le bruit strident d'un couvert, frappant gauchement une assiette qui le ramena brusquement à la réalité.

Et juste après, les grosses et pauvres voix finirent d'enfoncer le clou.


"On raconte que là-bas, ça traînasse pas. Pile t'arrive, et pile t'es embarqué. Fissa !"

C'était l'homme fort qui parlait. Sa bouche se tordait quand il le faisait. Les sons qui sortaient étaient invariablement semblables à des braillements. Toujours trop bruyants, et toujours trop discordants.

"- C'est l'exode."

Le second homme, plus jeune, était pensif. Son regard brillant était comme mélancolique, et sa voix était plus douce.

La femme le regarda puis se concentra sur son enfant. En petits gestes lents et délicats, elle lui donnait à manger de petits morceaux découpés de painchamp imbibés de cette bonne soupe. Le pain farineux, ombré, en était ainsi plus mou.


"On espère arriver dans deux jours", reprit le jeune homme. "Port-Joyeux est accessible ces jours-ci ?" dit-il en s'adressant au majordome.

- Oh, vous savez, en fin de compte, j'avoue que je l'ignore", il répondit. "Je pense qu'il s'est éloigné d'une semaine depuis le dernier passage de brumes. Mais je ne sors jamais." Le majordome afficha un sourire entendu.

- Je comprends, milord", termina poliment le jeune.

Puis il baissa les yeux.

Toujours aussi pensif, celui-ci. Port-Joyeux était un signe d'espoir pour ces pauvres gens - prendre un navire pour soi-disant s'échapper au loin - mais peut-être que cet homme avait assez de bon sens pour comprendre que ce n'était que la chimère du moment. Sa femme - il avait deviné que c'était là leur relation - se fit par contre plus enhardie sur le moment.


"Mais comment vous faites, alors ? comment vous pouvez vivre ? vous êtes toujours seul ici ? personne ne vient ?

- Oui", répondit simplement le majordome.

Mais cela n'allait pas suffire apparemment. Ils avaient besoin d'une histoire. Alors il se recula dans sa chaise et continua.


"Pour être honnête avec vous", dit-il en se félicitant intérieurement de ce choix d'introduction, "l'histoire du lord et de cette demeure - j'en suis seulement le majordome, souvenez-vous - est bien sombre. Et vous savez bien que c'est trop risqué de discuter de cela". Il lança un regard inquiet à la paysanne.

Son teint blêmit et elle se mit à observer les ombres dans la pièce. Il regarda ensuite le jeune homme, qui baissa la tête, encore une fois.

"- On en a vu d'autres, fit l'homme fort de sa voix de contrebasse mal réglée. Racontez."


Comment avait-il pu oublier ce gaillard ? Le majordome prit un air absolument offusqué et regarda de gauche à droite, arrondissant les yeux.

"- Mais je ne puis ! Vous ne souhaitez quand même pas que cela attire le..."
C'est alors que l'homme fort fit mine de se lever, agacé. Le majordome fit un signe des mains. Le gars se rassit, mais l'atmosphère restait tendue.


"Soit, soit, oublions tout cela", dit le majordome. Ce fut à son tour de baisser le regard. Il continua.


"C'était, je me souviens, au tout début de la Découverte. Seulement... oui, seulement trois semaines plus tard, fit-il en hochant lentement la tête. Plusieurs brumes étaient déjà passées. J'avais une maisonnée à l'extérieur, un peu avant, mais elle était déjà bien loin suite à cela et le Seigneur Tervoyan, le lord de cet endroit, ne voulait déjà plus que je m'en retourne chez moi. Le précédent majordome n'était jamais revenu du marché. L'intendante non plus. Le garde-chien, un homme pourtant fiable, était parti à leur recherche, mais selon les gens venus nous voir, il avait été retrouvé la veille, dévoré par ses propres bêtes."


Le majordome prit un instant pour s'humecter les lèvres avec de l'eau filtrée. Le contact avec le liquide amer et lourd l'aidait à se concentrer. Il leva même une seconde fois son verre, cette fois pour en boire une petite gorgée. Alors que l'eau visqueuse descendait dans sa gorge, il en profitait pour observer.


Son auditoire attendait la suite. Le jeune homme l'écoutait patiemment. La femme s'occupait encore de son enfant, qui avait commencé à pleurer. L'homme fort, lui, avait une réaction hostile, et encore impatiente. Le majordome détourna le regard et soupira.


Il leva alors sa serviette et fit mine de s'étouffer et de tousser. En reposant le tissu blanc sur ses genoux et s'excusant, il mit de côté un couteau. Pour le cas où.


"J'étais donc bel et bien le dernier, reprit-il. Le dernier des serviteurs, s'entend. Le lord me nomma nouveau majordome. Il m'interdit de sortir. A demeure il restait bien lui-même ainsi que sa soeur aînée, Dame Estelaime, déjà fort en âge. Oh, et la petite Lisamène, bien sûr. Elle avait quatre ans."

Il laissa la nouvelle impacter l'auditoire un instant.

"Bien malheureusement, c'est moi qui ai ouvert quand la patrouille est passée. C'est donc moi, finalement, qui les ai laissé entrer."

Le majordome fit une pause.

"Voilà, vous devinez le reste. Vous savez tout maintenant."

Alors le majordome se tut.


Le reste du repas se déroula plus calmement. Ils discutèrent encore de Port-Joyeux et de destinations d'espoir, ajoutant toute une collection de petites histoires sans fondement.


Leur hôte ne voulut pas les décevoir ; il leur confirma que c'était sans doute la meilleure des options.


"On raconte que loin du Continent, tout redevient normal !", lança-t-il même à un moment.

"Et puis, si on attend, qui sait ce qui se produira ?" dit-il une autre fois.

"Combien de brumes encore passeront, chacune nous isolant et nous couvrant d'horreurs nouvelles ? je suis trop vieux et attaché ici pour partir, pour ma part. Mais vous avez raison de quitter cet endroit. Surtout pour votre enfant, avait-il ajouté, il a besoin d'autres horizons que ceux-là." Il lança un regard entendu à la femme, qui acquiesça vivement et ajouta son accord. Elle parla ensuite de manière encore plus enthousiaste. Elle se passionnait pour ce projet. Il devina qu'elle en était à l'origine.


A un moment, le cas des villes, puis de Paris fut abordé. On en savait aujourd'hui que peu de choses. L'endroit était dangereux, les morts étaient partout, et les rues menaient toutes à des endroits terrifiants. Parfois on était quelque part, et on finissait soudain ailleurs selon ses invités. Parfois même hors de la ville, avait ajouté le jeune.


Les cités avaient des tas de créatures bizarres et de dangers plus mortels. Mais le pire, on racontait, étaient les Bibliothèques.

Les invités racontaient avec inquiétude que des Instruits y avaient survécu. Qu'ils y lisaient à voix haute et pratiquaient ouvertement de l'Art. On disait même qu'ils régnaient en maître sur toute la cité. Bien évidemment, personne n'enseignerait plus jamais la lecture. C'était bien trop dangereux.

Le majordome approuva très vivement ; il se félicitait d'ailleurs d'être d'assez basse extraction et de n'avoir reçu que très peu d'instruction. Il disait qu'il s'occupait surtout des haies et des jardins avant la Découverte. Il ne pouvait plus s'occuper des espaces verts mais l'entretien des caves lui suffisait. Ni livre ni peinture, certainement pas pour lui !


Plus tard, ils abordèrent de nouveau le sujet des Sangs Bleus ; le majordome parla d'une voix triste, affectée. Ils conclurent que tous avaient disparu maintenant dans le pays, récupérés sans doute par les patrouilles pour l'usage occulte et noir des dirigeants.


Le dernier sujet mentionna le cas de l'Empire et des autres nations. Les deux hommes énonçaient des guerres lointaines et des victoires, et de nouvelles conquêtes. On faisait grande nouvelle de l'exploration de nouvelles contrées même à l'intérieur des terres. Mais il fallait être soldat pour participer aux campagnes, et c'était une voie sans retour. Ils avaient fui la conscription. D'ailleurs, ils ne savaient même pas qui était Empereur en ce moment. Et son ennemi juré, le Roi ? on n'en entendait plus parler. Son cas devait être réglé.


Le dîner se terminait enfin. Les invités allaient dormir dans le grand salon - le majordome avait bien insisté sur les mille tourments des propriétaires des chambres, tout le monde convenait donc que c'était préférable d'éviter les grands lits. Puis ils se remettraient en route.


Une petite mention des patrouilles fréquentes finit de les convaincre de repartir au plus tôt.


Tout était en ordre et le majordome fit mine de se lever pour prendre les couverts. La visite allait peut-être s'achever sous de bons auspices, et il se dit que ce n'était pas si terrible.


Il ne réalisa pas tout de suite qu'il n'était pas le premier à s'être mis debout.


L'homme fort s'était levé très vite et le jeune homme aussi. Un regard entre eux, puis ils se jetèrent sur lui.


Il leva son couteau mais le geste était trop lent. Il fut désarmé aussitôt et pris par les deux autres.


Son dernier acte fut de lire le visage de la femme Elle le regardait calmement, avec un sourire léger, l'esprit comme à la fête. Seul son regard était terne.


Alors qu'on le frappait.


***


Chapitre 3


Il ouvrit les yeux mais cela ne servit à rien. Pour commencer, cela lui était douloureux. Mais surtout, il se trouvait dans l'obscurité. Il devina rapidement à l'odeur humide et fraîche qu'il était actuellement dans sa propre cave.


Ses mains étaient attachées. Ses pieds aussi, apparemment. Il sentait un tissu sur son visage. Un bandeau. Apparemment il n'était pas bâillonné, car à quoi bon. Le choix qui se présentait à lui était donc de se déplacer comme un ver de terre dans le noir, ou simplement rester là et réfléchir.


Pour le moment, il opta pour la seconde option. Il avait des choses à ressasser.


"... après être revenue à la ville que j’en suis repartie."

Comme il avait été facilement abusé avec ce charabia. Il la pensait un peu idiote mais elle cachait bien son jeu. Ils venaient bien de la ville. Sans doute y avaient-ils vécu tout le temps auparavant.


On disait que ça se voyait dans le regard ; que leur oeil devait être livide. On lui avait même raconté, par le passé, que c'étaient les gens des villes qui devenaient ensuite les choses qu'on appelait les Blêmes.


Bah, foutaises que tout cela !


Il n'avait absolument aucune idée de ce qui était réellement arrivé aux grandes villes pendant la Découverte. S'il se souvenait bien des choses, il y eut d'abord une révélation majeure dans l'une des Grandes Sciences. Laquelle des sept Grandes Sciences, il l'ignorait. C'était bien la décennie des plus grandes inventions. Les nouvelles s'enchaînaient sans cesse. Il avait entretenu beaucoup de passion, lui aussi, ces années-là. Il aimait y repenser, maintenant qu'il était dans le noir et affalé comme un sac vulgaire, une simple masse de chair répandue sur le sol le plus sale de sa maison.


C'est peut-être comme cela qu'il finira. Mais il n'avait pas commencé ainsi ! Ses souvenirs étaient remplis de ses heures de gloire. Il avait lu tant de livres sur les sciences de la gravité, du temps et des mécaniques cosmiques. Il avait rencontré certains de ces inventeurs de génie. Si les Instruits devenaient fous mais qu'ils avaient aujourd'hui du pouvoir, et si les Artistes étaient à craindre, alors on ne pouvait imaginer la grandeur réelle des Inventeurs. Enfin, pour ceux qui n'étaient pas déjà détruits par leur Art.


Lui avait eu de la chance : au moment où les brumes envahirent le monde il se trouvait bien à l'abri pour sa part, bien au chaud dans sa demeure. Bien loin des villes et de tous les regroupements. Pour tout le bien que ça lui fasse désormais, bien sûr ; mais au moins il avait évité le sort réservé aux cités et à tous ceux qui y vivaient.


Il y avait bien les brumes, là-bas, ça oui. Mais elles y étaient différentes. Elles avaient des couleurs. Elles avaient du bruit. Ses seules certitudes s'arrêtaient là. Après avoir vu cela, après avoir entendu cela, il avait pris les jambes à son cou et n'avait jamais souhaité aller plus loin. Il y avait des frémissements dans l'air, autour de cette brume, et même quelque chose de malsain qui l'avait fait fuir.


Ses invités avaient sans doute bien plus à lui raconter. Mais apparemment, l'heure des civilités était révolue.


Il s'humecta les lèvres et sentit le goût de sang séché. Ils n'avaient pas relâché leurs efforts.


"Bien, réfléchissons encore", se dit-il. Il était dans sa propre cave. Il en était certain. Les autres avaient sans doute eu ce réflexe banal. "Mettons-le sous terre", ont-ils dû conclure. Ils ont cherché l'endroit le plus noir et avec une seule sortie, et se sont sans doute dit "qu'il restera tranquille". D'ailleurs, la porte était sans doute condamnée.


Mais ils reviendront.


C'est dans la cave qu'il avait toutes ses provisions. Ils finiront par le réaliser. Impossible qu'ils se refusent un petit ravitaillement. Possible aussi qu'ils décident de s'installer ici, finalement, et qu'ils mettent de côté le projet de Port-Joyeux. Et après tout, que pouvait-il croire de toutes les sornettes échangées au dîner ? mais voilà qui les ramenait encore une fois à la cave pour mettre la main sur quelques vivres, tôt ou tard, de toute façon.


Il soupira. Sa position était inconfortable, son corps douloureux, ses attaches serrées, inconvenantes. Et il était las. Ce n'est pas qu'il trouvait sa vie répétitive ou vide, mais c'est surtout qu'elle pouvait continuer ou s'interrompre sans que cela l'affecte, finalement. Il hésita un moment à se laisser mourir comme ça. Il finit d'ailleurs par y réfléchir avec un esprit logique, comme à son habitude.


Pour commencer, cela risquait d'être long et peu agréable. Mourir de soif ? La salle était humide et son filtre à eau était ici également. Il pouvait presque visualiser dans son esprit les flaques stagnantes et les bouteilles voisines. Mourir de faim ? Non. Ce n'est pas comme cela que ça se passera. Les autres reviendraient certainement s'amuser avec lui. Ce serait long, pénible, peut-être sans fin. Et surtout il n'avait aucune envie de leur donner le moindre petit plaisir supplémentaire.


Cette dernière pensée le motiva.


Il tâtonna, les mains liées dans le dos, pour trouver le mur, s'adosser et reprendre son souffle. Il se rappela où étaient ses étagères et ses bocaux. Il longea les murs et rampa à moitié. Des minutes de tâtonnements plus tard et quelques secousses, puis il finit par en faire tomber quelques uns. Aucun ne se brisa, mais il eut plus de chance avec des bouteilles. Les bris de verre furent facile à utiliser et il eut bientôt les mains libres.


Le bandeau retiré il finit par repérer l'éclat blafard de ses pousses de champignons. Ses yeux s'habituaient à l'obscurité. Maintenant, le problème, c'est qu'il ne savait pas vraiment quoi faire d'autre.


Il entreprit de se préparer une arme improvisée. Il savait qu'il n'avait pas la carrure ou la vitesse nécessaire, et une arme ne servirait pas à grand chose, mais il ne voyait pas quoi faire d'autre.


En cherchant de quoi se fabriquer une poignée, il buta sur l'un des nombreux coffres usés qui lui servaient de rangements. Il soupira, s'assit dessus et changea de stratégie.


D'abord il lui fallait se fabriquer une lumière. Cette étape ne serait pas trop compliquée.


On trouvait de très nombreuses, et surtout de très curieuses variétés de champignons depuis la Découverte. Certains servaient de nourriture ; il en possédait beaucoup. D'autres servaient de poison virulent ; de ceux-là, il n'en avait aucun ici. Il les considérait bien trop risqués pour en infester sa cave. Et c'était bien dommage aujourd'hui. Et d'autres champignons encore servaient d'épices piquantes et de compléments. Ou même à rien du tout. Parmi ceux-là, l'un était fluorescent. Il le plaça au fond d'un tesson de bouteille, et cela fit l'affaire.


Alors qu'il fouillait ses coffres et ses étagères pour finir une poignée, il découvrit d'autres de ses trésors oubliés. Il les arrangea, et hésita. Un nouveau choix se présentait à lui. Un choix dangereux.


D'un côté, il y avait de vieux livres. Et lui savait les lire. Il était un Instruit.


Et de l'autre, il y avait pire encore. La lumière blafarde ne pouvait cacher des plaques de bois dans l'un des coffres. Les plaques étaient recouvertes de toiles peintes. Parfois des paysages. Et ces toiles... certaines seraient des paysages.


Et d'autres... d'autres seraient, inévitablement, des portraits.




***

Chapitre 4


Dans la brume il y avait parfois d'autres choses que de petits bruits suspects. On disait, bien sûr qu'il y avait la mort. Ainsi, apparemment, que bien des choses ; mais rien ne pouvait y être découvert qui soit concevable pour le regard commun.


Et les fous ? Eux avaient regardé, eux avaient vu des choses. Mais rien ne pouvait être cru de ce qu'ils racontaient non plus.


Pourtant, les fous racontaient encore.


Parfois ils parlaient juste de la brume. Certains allaient, d'autres venaient. La brume éloignait les villes. Mais pouvait aussi amener ailleurs ! Ou dans d'autres temps, selon eux.


Un jour l'un d'entre eux discuta d'une maison.

La maison était vide de tout habitant. Enfin, de tout habitant vivant.

On disait que les cadavres, parfois, ne périssaient pas. Les bactéries, les charognards, les maladies elles-mêmes, tout avait perdu ses repères. Est-ce que c'était récent ? ou est-ce que ce moment était resté figé à travers temps ? Impossible à savoir.


Mais ce fou reparlait souvent de cette maison. Quand il faisait son récit, ce qu'il aimait détailler en premier, c'étaient les Égorgés. Parfois il disait qu'ils s'étaient tués eux-mêmes. D'autres fois, qu'un autre leur avait fait ça. Pour lui c'était pourtant la même chose.


Le discours des fous avait de nombreux sens. Pourtant, pas un ne semblait raisonnable.


Mais il y avait un sujet sur lequel le fou raffolait particulièrement de s'attarder, et c'était l'étage inférieur. Des paroles entendues d'en-dessous. Depuis la cave ! La cave, oh ça oui, il savourait le fait de la décrire et de se la mémorer.


Si vous lui en laissiez le temps, le fou vous décrivait chaque pas sur les marches branlantes ; le fou maintenait son auditoire en attente, se délectant de son souvenir macabre. Toujours la voix, toujours les murmures, et toujours l'horreur de cette maison vide. Et les marches, une à une. Mais quel mystère, quelle puissance exacte pouvait se cacher en-dessous ? Et surtout, qui parlait ?


Non, il n'y avait personne de vivant ! Le fou pouvait vous le crier.


Mais un corps, oh ça oui. Il y avait bien un corps. Un corps figé. Lui ne parlait pas, voyons ! Il était mort ! Le fou s'exclama de nouveau : les cadavres ne parlent pas !

Ce mort-là ne parlait pas. Mais l'autre mort ? oui.


Car il y en avait deux. L'un était le corps. Etalé au milieu de livres et de morceaux de bois. Son visage était terrifié.


Il faisait face à un second visage.


Car dans sa main, ce qu'il tenait, c'était bien un portrait.


Le sien.