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Joute 36 : J'ai vu tant de choses... Joute 36 Texte C : Mémoires océanes
Il était attendu, et cela lui fit plaisir. Dès que la carène racla le sable, il vit se découper sur le ciel la haute et étrange silhouette de Kalevi, penché au-dessus de la frêle embarcation. Il contempla en silence les lignes puissantes et sinueuses de la créature qui se faufilait à ses côtés, son froid visage dont les traits inhumains reflétaient peut-être de la curiosité. Les yeux de cuivre opaque, en tout cas, le détaillaient avec application. Et sa voix grave et profonde s'éleva bientôt sur des intonations surprises : « Que fais-tu, Alenon ? Ne tireras-tu pas ta barque sur la grève ? » Le vieillard sourit doucement, et son visage sculpté par le sel et la mer parut se craqueler. Il tendit sa vieille main vers le Drac, et le Drac la prit entre ses longs doigts pâles aux ongles acérés. « Je suis un peu fatigué, aujourd'hui, mon ami. M'aideras-tu à la traîner ? » La créature l'observa sans un mot. Ce jour-là, il revêtait une de ses longues tuniques d'un rouge profond qui dissimulait ses intrigants tatouages lorsqu'il foulait la terre. Il lâcha sa main et se redressa de toute sa hauteur. « Reste-là. » L'esquif se balança légèrement, soudain allégé du poids de l'être marin. Il n'y eut qu'un doux froissement d'eau, avant qu'Alenon ne se sente entraîné sur les hauteurs de la plage, à l'abri des marées et du sel. Il se redressa avec peine, alors que son étrange compagnon se portait de nouveau à ses côtés. L'aidait à se hisser hors de la barque. Le vieillard soupira tout en faisant quelques pas sur le sable humide. Ses pauvres genoux tremblaient. « Je ne serais pas contre un bon feu... » - La nuit est encore loin. - J'ai froid, pourtant. » Le jour couvert semblait s'obstiner à le priver de la chaleur du soleil. Et les roches bien sèches sur lesquelles il s'installa ne conservait qu'un tiède souvenir de son passage. Kalevi, par chance, se pliait volontiers à ses lubies. Il rassembla pour lui un peu de bois sec mais lui laissa le soin de l'allumer, tandis que lui-même allait se percher sur les rochers, ses longues jambes ramenées contre sa poitrine, ainsi qu'il le faisait souvent en prélude à leurs discussions. Il parlait peu aujourd'hui, et le fixait de ses larges yeux qui faisaient comme deux miroirs de cuivre où le ciel se reflétait. « Eh quoi, fit Alenon tout en étirant ses jambes maigres vers les flammes. Attends-tu déjà une histoire ? » Sa voix lui parut faible, quoique teintée d'amusement. Kalevi esquissa un mouvement de tête, mais à aucun moment ses lèvres élégantes ne dévoilèrent les fines dents aiguisées en un habituel sourire. « Ton voyage a été long, Alenon. Je t'attendais pour la fin de l'été, mais le soleil est déjà oblique. Je t'ai cru perdu dans le Plein. Les terrestres sont maladroits sur les mers. Même toi. » - Es-tu resté ici à m'attendre tout ce temps ? - Non. Peut-être. J'ai voyagé dans les environs. Mais je suis las des humains pour le moment. Leur guerre n'était pas amusante. Ils n'apportent que des troubles sans intérêt et leurs trésors sont grotesques. Tes histoires sont plus divertissantes. - Je suppose que tu as raison... » Enfin, l'hybride sourit, et les flammes dansèrent sur les irisations colorées de ses tatouages faciaux. Alenon lui fit signe d'approcher. « Viens, viens plus près. Tu es loin et ma vue faible, je te vois à peine. » Puis comme la créature se levait. « Ce voyage a été long, Kalevi... car il était le dernier. À présent, je ne quitterai plus cette plage. - Tu vas rester ici ?... Et ton bateau ? » Le regard du vieillard se tourna vers la fragile embarcation, dont l'ombre élancée se détachait sur les nuées blanches. « Qui sait, peut-être un autre... en aura-t-il besoin. Tout ce qui est à l'intérieur, tu peux le prendre si tu le souhaites. Peut-être y trouveras-tu des trésors à ton goût. » Mais Kalevi ne répondit pas, et le fixait désormais avec gravité. Les expressions d'habitude cryptiques de la créature lui paraissaient soudain d'une étonnante clarté, comme celles d'un vieil ami. Il sourit à cette pensée. Et comme l'hybride ne disait toujours rien, il parla. Il lui raconta son dernier voyage et les gens qu'il y avait croisés sur la terre et dans ses rêves, et les histoires qu'il avait entendues. Il parla longtemps de choses réelles et imaginaires, de mondes lointains et de petits villages enfouis au sud de Faërie, d'êtres mystérieux tapis dans les forêts et de simples humains. Et il lui semblait que le souffle ténu de sa voix représentait l'héritage le plus important qu'il laisserait sur cette grève. Car Kalevi écoutait, et il savait que les mots prononcés ce soir ne disparaîtraient jamais de la mémoire de l'être des mers. Qu'il en serait pour jamais le précieux gardien, le fidèle réceptacle. Et Kalevi, désormais, souriait doucement, les lèvres closes. Son visage reflétait une sérénité qu'Alenon ne lui connaissait pas. La nuit s'écoula, et peut-être un jour encore. Parfois, Alenon dormit. Lorsqu'il ouvrait les yeux, il voyait la créature, l'hybride, son dernier ami, qui revenait vers lui avec des poissons qu'il faisait cuire, et dont il le nourrissait. Puis lorsque le vieillard retrouvait un peu de force, il racontait de nouveau, et Kalevi l'écoutait toujours sans le quitter des yeux, assis à ses côtés. Lorsque le second jour tomba sur l'horizon, et qu'il eut froid dans la lumière orangée, l'être des mers retira sa tunique et l'en recouvrit. Alenon sourit, car les reflets d'or du jour mourant dansaient sur les épaules blafardes, et les étranges tatouages paraissaient s'animer. Les dragons marins aux couleurs vives sinuaient sur le dos puissant, dansaient sur les bras forts jusqu'à la paume des mains. Ils se mêlaient en un ballet mystérieux, et dont seul Alenon avait un jour entendu conter l'origine. Dans un souffle satisfait, le vieillard demanda soudain : « Mon ami, ne crois-tu pas qu'il est temps ? » Et le regard de la créature au sang froid lui parut d'une incomparable douceur : « Lorsque tu le décideras... vieil ami. - Je ne t'ai jamais emmené voyager sur les terres de Faërie. Est-ce que tu ne le regretteras pas ? - Non. Je porte tes souvenirs et j'en suis satisfait. La mer est mon domaine. » Alenon sourit. « Kalevi... » La longue main glaciale enserra la sienne, et la voix lui parut lointaine. « Qu'y-a-t-il, Alenon ? - Emmène-moi sous la mer... » * À gestes lents, du bout des doigts, Kalevi découvrit le visage qu'il n'avait connu qu'à travers la brume de sa vision incomplète. Il caressa les joues ridées et les lèvres apaisées, les cheveux fins et épars comme des fils d'argent, puis le sel lui brûla les yeux. Alors il souleva dans ses bras Alenon et s'enfonça dans les eaux. Dans le Plein, le vieillard lui apparut couronné de l'aura légère de sa chevelure, tranquille, comme endormi dans son étreinte alors qu'il l'entraînait vers les récifs. Ici, les rayons du soleil bas dansaient comme des branches d'or dans le silence des eaux. Ils effleuraient les coraux irisés et les poissons scintillants. Et les trésors oubliés. Kalevi le déposa là, dans cette petite entaille rocheuse qui dominait l'immensité océane, où au fil des décennies il avait entreposé les souvenirs des Hommes. Il le borda d'algues fines et d'une tunique de soie rouge, car la mer essayait de ramener Alenon vers la terre à laquelle il appartenait, et Kalevi ne le voulait pas. Il laissa aussi son sac et son couteau et toutes choses qu'il portait sur lui. Puis lorsqu'il fut certain que le récif protégerait bien son dernier hôte, il s'écarta enfin. Son regard de cuivre s'attarda une dernière fois sur le visage endormi. « Au revoir, ami... ta mémoire est en sécurité. » Mais les derniers mots devinrent une plainte profonde et grave, jetée à travers les mers. Et avec la gracieuse lenteur des puissances océanes, le Drac déploya ses anneaux. Un court instant, la lumière du couchant dansa sur les écailles d'un bleu intense, aux rythmes des calmes ondoiements. Dans les irisations dorées se dessinèrent des symboles reptiliens et des histoires des hommes, des contes perdus et des souvenirs anciens. Puis le soleil parut s'enfoncer sous la mer. Les coraux frémirent, et le calme se fit. En silence, sans un souffle, un grand serpent de mer disparut dans les profondeurs ténébreuses. |
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