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Joute 32 : Epilogue Joute 32 Texte F : Affrontement
Kiem s’éclipsa sans bruit et retira son uniforme. Vêtu d’une redingote de cuir et armé seulement d’une épée sans fioriture, il pouvait passer pour un simple soldat. Inutile d’alerter les autres généraux, ils préparaient la guerre à leur manière. La Cité était imprenable pour une armée régulière, seule la menace du Léviathan rendait l’invasion rebelle périlleuse.
Il sortit de la tente de commandement. Wuong l’attendait, assise en tailleur. Elle voulut parler mais Kiem l’arrêta d’un geste. Sa tenue, sa démarche disaient assez qu’il partait seul au combat loin de ses troupes et loin d’elle. Pour ne pas montrer son trouble ni laisser sa détermination fléchir, il s’enfonça dans la nuit sans un regard. Tuan se déplaçait à présent, portant la Perle. Ce fou croyait passer inaperçu de tous, il utiliserait probablement les tunnels de la Caverne du Dragon pour se faufiler au cœur de la Cité et déclencher sa magie. Un seul Veilleur pouvait le localiser à présent. Lui seul pouvait l’arrêter. Il dépassa les sentinelles sur le qui-vive. Certaines, particulièrement vigilantes, parvinrent même à le détecter tandis qu’il se mouvait à travers les ombres du crépuscule. En le reconnaissant, elles s’inclinèrent sans bruit. Lorsqu’il parvint dans la Caverne, il sut qu’il n’aurait pas à attendre longtemps son adversaire. Déjà, le jeu des ondes sonores répercutait sur les voûtes millénaires l’écho de pas empressés. Tuan déboucha courant en foulée légère comme s’il s’entraînait. L’espace d’un instant, Kiem le revit comme son ami d’autrefois, jeune, fougueux et plein d’entrain. La lueur surnaturelle de la Caverne le transfigurait, il semblait joyeux. Puis, Tuan le vit et son visage prit une teinte sombre. Invoquant sa magie et le nom du Léviathan, il créa une sombre aura autour de lui. - Tu ne saurais te mesurer à moi, Kiem. En aucune manière. Alors laisse-moi passer. Tuan ajouta de son ton espiègle : - Tu n’auras qu’à dire que tu ne m’as pas vu passer. Kiem ne bougea pas. Son attitude n’était pas menaçante mais son sabre était prêt. - J’ai vaincu Pei, ton maître. Tuan le fixa, interloqué. Il avait dû constater par lui-même la folie de son maître mais croyait pourtant que sa maîtrise de la magie le rendait invincible. - Tu n’as jamais su mentir alors je suppose que je dois te féliciter. Soit tu as enfin réussi à… t’accommoder avec la réalité, soit tu as appris à frapper dans le dos. Pourtant, c’est étrange, je n’ai rien ressenti lors de sa disparition. - Je ne l’ai pas tué, je l’ai vaincu, répondit Kiem, espérant que cela soit vraiment la réalité. Le suicide de Pei était la cause des actes mais non sa faute. - Tu l’aurais vaincu, hum. Inutile de demander comment puisque je vais le découvrir. Tu m’attends pour me contrer car c’est ce que tu as toujours fait. Servir tes maitres comme un chien fidèle, voilà ta vie. Tu crois aider l’Empereur mais regarde-toi, touche ton front, ta marque d’infamie, ta seule récompense pour ta loyauté. Tuan admonesta encore de longues minutes son ancien ami. Aucun d’eux n’était pressé, la bataille ne débuterait qu’aux heures les plus sombres de la nuit. Aussi Tuan, fidèle à lui-même, parlait, tentant d’enrôler Kiem, d’endormir sa vigilance, d’affaiblir sa résolution ou à défaut de comprendre son but. Les belles paroles s’émoussèrent en vain. - L’Empire doit tomber, conclut Tuan. L’Empereur est trop faible pour châtier les mandarins fautifs alors nous devons les vaincre nous-mêmes. - Tu peux poursuivre la rébellion. Je ne l’approuve pas mais je ne m’y oppose pas. Tuan eut un sourire satisfait. - Merci, petit frère. Après la bataille, tu seras un de mes conseillers, je te le garantis. - En revanche, tu dois me remettre la Perle, Tuan. Elle doit retourner à la famille impériale. Tu dois cesser de répandre la magie du Léviathan. Un sourire méprisant vint flotter un instant sur le beau visage de Tuan. - C’est bien de toi, cela. Il faudrait faire la guerre, sans faire couler de sang ? Tu ignores tout du Léviathan ! - Au contraire, Tuan. Je l’ai rencontré. Par le Dragon, je sais qui il est, qui il était. - Il veut la Perle, sa Perle. Je la lui donnerai, ce n’est que justice. Kiem n’eut pas besoin de forcer sa voix pour la charger d’incrédulité et de reproche. - Tu possèdes la Perle depuis si longtemps et tu ne l’as toujours pas examiné ? Tuan dégaina son sabre. - Tu en sais beaucoup, petit frère. Beaucoup trop pour que je t’épargne mais pas assez pour me vaincre. J’ai examiné la Perle et j’y ai trouvé le pouvoir. - C’est l’âme du Dragon, sa dernière parcelle, rétorqua Kiem. Cet objet est plus qu’un artefact de pouvoir. Le donner au Léviathan livrerait le monde à son appétit. - Tu mens ! Ce n’est qu’une excuse de plus pour abandonner la lutte. Plus un bruit ne résonna dans la caverne. Les ombres s’épaissirent autour de Tuan, le nimbant d’un halo de noirceur. Elles attendaient de prendre forme, avides de s’incarner, avides de dévorer son opposant. Kiem était désespéré. Il pensait combattre un homme qui comme Pei avait choisi l’ombre plutôt que la Lumière. Cela lui aurait facilité la tâche. S’il ne pouvait le convaincre de renoncer au pouvoir du Léviathan, il devrait le couper de la magie. Mais au risque de déchirer son âme. - Même si tu disais vrai, à quoi reconnait-on une essence de Dragon ?, demanda Tuan, ironique. Pour sauver l’Empire et conserver une chance à Tuan, Kiem s’efforça au calme. L’image des dernières minutes de Pei revenaient dans sa mémoire. Il ne voulait pas revivre cela. - Le Léviathan fournit une magie chaotique, le Dragon rétablit l’ordre. Il est très simple de vérifier que tes pouvoirs magiques ne sont pas augmentés par la Perle, c’est tout le contraire. Le Léviathan se rue vers toi quand tu l’appelles avec la Perle au creux de ta main. Tu ne l’entends pas qui te crie de la lâcher, qui t’ordonner de la détruire ? C’est une voix stridente, n’est-ce pas ? Puissante mais chargée de tonalités démentes t’enjoignant de lui remettre la Perle. Tuan raffermit sa prise sur la Perle. Le doute se lisait sur son visage mais une fois de trop, il ne prit pas au sérieux les explications trop tragiques de Kiem. - Le Léviathan est fou, tout le monde sait cela. Cela ne transforme pas un bout de pierre en âme sacrée, répondit Tuan. - S’il s’agissait d’un simple bout de pierre, la Perle ne pourrait pas m’aider à couper ton lien avec le Léviathan. Tuan se raidit et lança aussitôt ses ombres à l’assaut. Kiem n’eut alors plus le choix et, serein, fit son œuvre. Les ombres ne parvinrent pas jusqu’à lui, elles se dissipèrent, comme privées de force dès qu’elles s’éloignaient de Tuan. Ce dernier luttait, tentant de contraindre l’obscurité environnante à se former pour lui. Kiem restait immobile mais ses traits étaient tendus. Trancher le lien qui retenait Tuan au Léviathan s’avérait beaucoup plus compliqué qu’avec Pei. Pei était fou et son esprit déjà à demi-vaincu. En réalité, il n’avait peut-être fait que le pousser vers l’abîme. Tuan luttait et son esprit même imprégné du Léviathan restait fort. La luminosité de la Caverne reflétait l’affrontement silencieux, le ballet d’ombre qui accompagnait les efforts de Kiem et Tuan. Plusieurs minutes s’écoulèrent et peu à peu, les ombres s’étiolaient et le lien s’effaçait. La présence du Léviathan se faisait plus ténue mais Kiem s’affaiblissait et lorsque le lien s’estompa enfin, Kiem s’effondra à genoux. Tuan, la rage au cœur, dégaina sa lame. Dans la lueur renouvelée des roches, elle jeta un éclat étincelant. - Au sabre, je suis toujours le meilleur. Tu me paieras cela de ta vie. Avec un sourire las, Kiem répondit que c’était une issue probable. Il se releva péniblement, dégaina à son tour et se mit en garde. Ce ne fut pas un très beau combat. Kiem avait toujours été moins doué à l’escrime et couper le lien du Léviathan l’avait exténué. En furie, Tuan pressait le Veilleur d’estocades. Il était plus fort et plus aguerri et Kiem reculait sous les coups, récoltant au passage de nombreuses estafilades aux bras. Ses mouvements ralentirent et après une feinte de corps, il ne parvint pas à parer une attaque sur son flanc droit. Son sang jaillit. Rouge, clair, sinistre. Kiem s’effondra, lâcha son sabre qui retentit comme un gong sur le roc de la caverne. Tout à sa fureur, Tuan ne prit même pas conscience que son adversaire était mortellement blessé. Il s’acharna et poursuivit ses attaques, jusqu’à ce que Kiem s’effondre, pour toujours. Alors seulement, il se rendit compte que la voix puissante qui l’accompagnait depuis Majiin s’était éteinte et Tuan fut abasourdi par le silence que cela provoqua en lui. Alors seulement, il se rendit compte que son ami était mort, massacré par sa main. Alors seulement, il se rendit compte qu’une part de lui était restée auprès du Léviathan. La part qui peut s’émouvoir et pleurer. Hong et Tang trouvèrent les deux combattants gisant dans une mare de sang. Kiem était livide, figé dans un masque horrible. Tuan était prostré sur le sol en proie au délire et secoué de tremblements nerveux. Ils relevèrent leur maitre et s’enfuirent avec lui. Les deux frères n’échangèrent pas un mot, ils avaient noté l’absence d’aura sombre autour de Tuan. L’absence d’ombre. Hong portait Tuan sur son dos tandis que Tang ouvrait la marche, un flambeau à la main. Ils remontèrent piteusement vers la surface. La bataille était déjà perdue avant d’être livrée. Sans la magie du Léviathan, les troupes impériales prendraient inexorablement le dessus sur les paysans et ouvriers que Tuan avait enrôlé. Seulement comment se résoudre à abandonner la lutte ? Comment expliquer aux troupes conquérantes, galvanisées par la proximité de la Cité, par l’audace de leur chef que l’assaut était voué à l’échec ? Impossible pour Hong et Tang de s’y résoudre, devancés par leur légende des frères noirs. Impossible pour Tuan même de s’y résigner. Ils allèrent à la mort, tous en hurlant leur haine de l’Empire et de ses mandarins honnis. Les lanciers impériaux les attendaient et se groupèrent en nasse mortelle. Chaque soldat impérial portait une cuirasse en métal, une lance à hampe rigide et trois javelots à tête de fer. Sur leurs fronts étaient ceints le diadème de leur maison mère. Chacun d’eux avait erré des semaines durant dans les forêts de l’Empire au gré des embuscades, guettant un ennemi qui se dérobait sans cesse. Alors comme une nuée, ils s’amoncelèrent et déversèrent sur les rangs de l’armée rebelle leurs milliers de javelots. Tuan se remettait à peine de son engourdissement. Le choc provoqué par la perte de son pouvoir et par la mort sauvage de Kiem s’estompait à peine qu’il était plongé dans la bataille qu’il avait tant désiré. Incapable de prendre la moindre décision, il tira seulement son arme, hébété et brandit le poing. Cela suffit pourtant, dans la fièvre du combat naissant, à galvaniser ses troupes. Hong sonna la charge et lança les troupes à l’assaut du premier muret intérieur. Par trois fois, l’élan de la charge fut brisé et repartit, droit dans le mur des lances ennemies. Tuan le vit tomber, empalé par tout un peloton. Il ne pouvait rien faire pour son fidèle lieutenant. La magie de Tuan s’était évaporée. Son espoir également car les mandarins l’avaient trahi. Tuan reconnaissait les diadèmes au front des lanciers, il avait côtoyé ses couleurs, ses maisons, ses maîtres. La rébellion avait vécu sous leurs ombres protectrices et à présent les mandarins Ming, Han et Rohn le combattaient. Tout était perdu : sa magie, son âme et l’honneur de l’Empire mais il pouvait encore tomber dignement. Tuan se surpassa dans l’art du sabre ce jour-là. Dansant avec les lances, il fauchait les rangs des soldats et regroupait ses combattants autour de lui. Noyau isolé, au cœur d’une lutte inégale et sans merci. De simples paysans ne pouvaient rivaliser avec la fine fleur des troupes impériales. Les plus désespérés, les pauvres hères qui avaient tout quitté étaient les plus farouches. Ils se dressèrent une dernière fois le fléau à la main, bouillant d’emporter un guerrier auprès du Dragon. Tuan fut fier de ses combattants. A la mode des barbares Tameiv, aucun ne recula. Pas un ne cria grâce, pas un ne rompit même lorsqu’il devint évident que le combat était perdu, même lorsqu’on offrit le pardon impérial. Comme Tuan, ils moururent au pied de la Cité, sans même regretter de l’avoir atteinte. Le lendemain, la cité impériale bouillonnait d’activité quand Ming sortit de ses appartements. Il n’adressa qu’un coup d’œil distrait aux serviteurs, juste pour s’assurer que les derniers vestiges de la bataille étaient camouflés. L’avance au cœur de la Cité des troupes rebelles était son idée. Pour rendre plus crédible, la menace que constituait Tuan, il aurait fallu qu’il parvienne au moins jusqu’au premier muret. Ming escomptait que Tuan balaye les premières troupes envoyées à l’aide de ses sortilèges. L’absence de magie l’étonnait. Ming avait revêtu sa robe de cérémonie en brocart vert. La Lumière du Ciel l’avait convoqué et il remonta l’allée à pas mesurés. Ne pas donner le moindre signe d’impatience ou de nervosité, songea-t-il. Il marcha sur une immense tenture, recouvrant l’allée autrefois fleurie. Probablement qu’en ce lieu, trop de sang avait coulé et incrusté la pierre. Il faudrait la patine du temps pour réparer tout à fait les dégâts. Peu importait, du temps, ils en avaient à présent. Il franchit sans encombre le cercle des gardes impériaux sur le qui-vive, encore armés pour la guerre. Leurs yeux cernés et leurs traits fatigués n’échappèrent pas à l’œil vigilant du mandarin. Ils n’avaient pas rejoint leur lit depuis la bataille et personne ne les avait relevés. Avec un peu de chance, la garde impériale considérait peut-être cette escarmouche comme une vraie bataille. Ming ne patienta qu’une seule fois, arrivé dans l’antichambre même de l’Empereur. Cette faveur insigne indiquait à elle seule son triomphe. Le chambellan prit même la peine d’échanger quelques amabilités avec lui avant de le laisser patienter. Quand il entra dans la chambre, la Lumière du Ciel se reposait, allongé sur un baldaquin. A ses pieds des missives décachetées gisaient éparses. Deux courtisanes massaient les pieds de leur souverain et jetèrent un bref regard au mandarin. Ming ne s’abaissa pas à leur prêter attention mais était parfaitement conscient de leur rôle de protectrices. Wuong aurait pu le tuer, ces deux frêles jeunes filles ne le rateraient probablement pas s’il menaçait la Lumière. - Les nouvelles affluent de tout l’Empire, mon bon Ming. La magie semble avoir disparue et les rebelles partout sont écrasés. L’Empereur marqua un temps, plongé dans ses réflexions. - Les Nagas se retirent également de nos rivages. Surprenant, n’est-ce pas ? A quarante printemps, la Lumière du Ciel en paraissait soixante. Vieilli par les soucis de sa charge ou par l’excès de libations, ses cheveux blancs et ses traits ridés le faisaient ressembler prématurément à son oncle. - Je présume que les Nagas continuent d’obéir à leur logique serpentine. L’Empire est fort, ils rampent devant lui. - Intéressante métaphore. L’Empire a vacillé pourtant. La flamme impériale aurait même pu être soufflée sans de courageuses interventions. - Votre majesté est trop bonne, fit Ming en s’inclinant légèrement. Le pari était risqué mais Ming savait qu’il n’avait pas le choix. Il fallait être compté parmi les vainqueurs tout de suite ou il ne parviendrait pas à évincer ses rivaux. Sans parler d’effacer les traces de son complot. - J’ai vu vos bannières flotter, Ming. Au moment crucial, vous étiez là. Continuez de surveiller les Nagas, ils risquent de frapper lorsque nous serons les plus faibles, selon leur logique serpentine. Mais je peux vous assurer que l’Ordre des Veilleurs sera rebâti. |
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